Le chant subtil, proposé en petits tableaux par Muriel Augry-Merlino, trouve dans les gravures de Moulay Youssef Elkahfaï sa réplique la plus adéquate. Qu’il s’agisse des transparences de la nature ou des vibrations secrètes de l’âme, ces surgissements sont captés avec art par cet artiste, génial graveur.

Si elle se donne comme ambition de sauvegarder la parole, la poétesse s’y prend de façon si douce et assumée que l’on oublie l’ascèse qui en est le prix consenti ! Il y a une audace tue dans cette poésie ; une retenue à dire. Les silences valent autant que les mots. Et cette pugnacité sereine m’agrée et m’enchante !

La capacité de Muriel Augry-Merlino à se retirer de son texte n’a d’égale que sa conscience aiguë du monde. Cette aptitude à convertir le chaos en ordre est sa marque de fabrique et elle excelle à rendre compte du surgissement des sensations et de leur évanescence. Dans le spectacle des choses de la vie il y a comme le reflet, tantôt évident, tantôt brouillé, de la présence de soi – à soi.

Cette présence est souvent ténue et décline les états d’âme d’une personne étonnée du monde ; surprise et enchantée d’y demeurer entre permanence et finitude. Il y a beaucoup de retenue digne dans ces écrits concis et efficaces.

Cette économie des moyens, pourtant maitrisée, peut tromper. L’artiste s’y plie et nous propose une œuvre au dénuement déconcertant. Doit-on oublier qu’il s’agit de murmures ? Par leur audace familière et leur beauté, ces gravures sont une attestation de ce qui, éphémère, fuit et nous contraint à l’étonnement.

De prime abord, on dirait des voies différentes empruntées par les deux créateurs. Et, pourtant, le fil ténu de la vie, paradoxale dans sa marche silencieuse, est maintenu en cordon ombilical entre ce qui advient et ce qui est voué à périr ; entre le temps qui passe et un autre que nous appelons de tous nos vœux.

La vie, ce mot redevenu si banal par l’usage trouve ici sa pleine résonance. La qualité de ce dialogue entre poésie et art est d’amenuiser la part de l’absurde et de nous rapprocher de l’essentiel : notre humanité !  Ces sommes d’émotions se passent volontiers de cohérence. La vie est-elle jamais une ligne droite ?

Sans hésitation aucune, la vie, je l’apprends avec ces deux créateurs, est l’expression libre du temps en nous. Et tant mieux.

Dans cette poésie suggestive l’émotion affleure et le vertige n’est jamais loin de sourdre. Épousant le faux calme et la splendeur des poèmes, ces gravures nous obligent presque à sentir le vide qu’imposent les mots dès lors qu’ils sont inscrits dans la chair des vers. Car Elkahfaï saisit non l’anecdote mais ce qui, en elle, se met à vibrer  –cette sensation indicible qui nous effraie justement par sa familiarité.

L’artiste est de ceux, rares, qui œuvrent dans une zone entièrement dédiée à l’art. En effet, il n’est pas un domaine artistique qui lui soit étranger. S’il en a la maîtrise, il n’est jamais loin des sources natives de la vie ! Artisan profondément enraciné dans le quotidien, il sait en saisir les résonances, côté sombre et côté lumineux. Et dans cet entre-deux, il capte l’impression et nous en offre, en don, la quintessence. Du coup, sa figuration est retravaillée, estompée, sublimée pour être autre chose sans jamais cesser d’être elle-même. Heureux paradoxe !  

La passion inconditionnelle pour l’art anime la poitrine et la main de cet artiste éclectique. Cette diversité technique et de supports lui confère un statut de choix dans le cercle restreint de la jeune génération d’artistes. Elkahfaï traque l’émotion là où elle affleure, là où elle croît. Qu’il s’agisse de corps autonomes ou d’objets, il y a toujours une poussée intérieure qui fait surface, contaminée par le geste qui en apaise la frénésie et le vertige. 

Cette œuvre semble ramener à la surface tous les instants du vivre liés à l’être-au-monde. Quand il forge son support, une sensation surgit et continue d’assurer l’essentiel : le temps invulnérable de la vie.

Ce choix est, philosophiquement, fécond. Il est une douce protestation contre la finitude. Cet art relevé par la dimension ontologique est chant de permanence. C’est pourquoi ces œuvres portent la trace d’un monde qui a présidé à leur avènement et qu’elles convertissent à leur tour, le contaminant de la beauté assise sur le genou du quotidien. Muriel Augry-Merlino ne réinterroge-t-elle pas l’énigme familière des choses et du cœur ? Ces liens subtils entre le réel et le langage pictural qui veut le plier nous émeuvent de façon inattendue. Ces gravures ne cessent d’être à l’affût de la beauté dans ce monde fragile, de l’expression qui s’en dégage – avec cette précaution majeure : ne rien perdre de l’essentiel quand le matériau se propose de les fixer.

Si le drame menace de surgir dans le texte, la poétesse en atténue l’élan. L’intelligence de l’artiste consiste à le convertir en sensations sereines. Car on a l’impression que Moulay Youssef Elkahfaï ne travaille pas sur le sujet mais sur l’émotion qui en est l’expression exacte. Sa gestuelle a cette vertu sédative de nous orienter vers l’humain. Souvent, on hésite à en désigner la source. Êtres et objets sont-ils issus de la main, du support ou de la matière qui advient ? Cette ambiguïté, sans doute voulue, renseigne sur le jaillissement intuitif d’une œuvre mais aussi sur la geste créateur qui vient à la rescousse pour porter à la complétude sa manifestation physique.

A mi-chemin entre l’intuition et la pensée, cet art est celui de la liberté. Il n’est ni esclave du concept ni captif consentant du hasard. Dans ce travail de haut vol, il n’y a, à vrai dire, ni pesanteur chromatique et formelle ni abandon béat à la contingence de la matière. Nous sommes dans une région médiane entre l’aventure et la maitrise, entre le commencement et l’aboutissement. Et cette région esthétique est le siège de l’émotion par excellence. Celle-ci s’exprime entre les données immédiates de la gravure et l’horizon humain qu’elle vise, légitimement. La gravure n’est-elle pas l’art de la délicatesse ?  Ici, le souci de composition est constamment contrebalancé par un élan libre. De là naît l’émotion. Cette part de ce qui vibre renseigne sur une vision du monde et sur un goût porté vers l’empathie.

 Cet élan attentif aux choses, plus précisément à l’humain, est sublimé dans ces œuvres qui accompagnent les poèmes de Muriel Augry-Merlino  et en restituent la part vitale. Tel expressionnisme à fleur de peau est un hymne à l’humanité en nous.

 

Rachid Khaless

Écrivain