La troisième rive, préface de Jacques Alessandra               

Au-delà des intentions et du lacis d'émotions qui relient la poétesse Muriel Augry-Merlino au calligraphe Abdallah Akar, la substance intime de ces Instantanés tient dans le dialogue à distance et dans ce qu'il en advient au contact de la lumière, du trait et du mot. Une forme souvent inattendue où tout fait signe et sens en même temps, où nommer les choses pour l'une et en étirer la trace pour l'autre suffisent à bousculer les identités fixes, donnent à voir les contours d'un lieu forcément complice où se reconnaître à la fois soi-même et souverainement différent.

Le calame et le stylo. L'Orient et l'Occident. L'arabe et le français. Poésie moderne et calligraphie tramée. Trompette et cithare. Tout est au miroir de l'autre dans ce livre d'artistes. Tout y est va-et-vient, mouvement de vagues, nébulosité du rêve. Le temps est suspendu, la géographie s'embrouille et l'horizon reste à réinventer dès lors qu'il récuse la ligne droite / et se plaît à jouer / avec l'arabesque des continents. L'inconnu ou l'ailleurs de l'autre n'est plus alors simple obstacle à franchir mais promesse d'une nouvelle rive, source où s'abreuver pour découvrir chez l'autre sa propre différence.

Instantanés appartient à ce langage que personne ne parle mais que tout le monde comprend, à la conjonction de la peinture et de l'écriture, comme si un langage pouvait en traverser un autre, en habiter un autre, tout en restant indemne. Quand ce n'est pas le calligraphe qui remaquille les mots de la poétesse pour en colorer la conscience de noir, de rouge, de bleu ou de blanc, c'est au tour de la poétesse de nicher la couleur des fleurs, le coquelicot, le bougainvillier, le jacaranda, ou encore de peindre ses sentiments, évoquant ici ses colères bleuies, là ses moments jasmins nés de l'aube et du crépuscule. Instantanés est le résultat de cet échange, de ce qui se passe, ce qui reste de la plasticité d'un double écho où deux mystères s'interpellent et se répondent.

Entre les mains d'Abdallah Akar, l'écheveau du poème de Muriel Augry-Merlino devient matière à tissage, objet de distorsion, livret d'une partition que l'artiste exécute au rythme de la cithare. Volutes et zébrures, ombre et transparence, nuances de couleurs, de taches ou de grains, jeux de cadrage, d'encerclement, de débordement, de symétrie ou d’asymétrie, autant de procédés pour affronter la lumière et le mouvement de vie qui sous chaque mot palpite. Le fondu des couleurs et des mots engendre parfois une esthétique de la transparence, comme un écho visuel à l'écriture en filigrane de la poétesse. Chacune des quarante planches picturales se veut ainsi fresque unique, aventure aboutie d'une vision nourrie de la parole de l'autre, parfois même affamée de l'autre et alors trop gourmande et grouillante à corrompre le sens. Toute la performance d'Abdallah Akar est dans sa maîtrise du chevauchement et de l'entreligne. Il laisse agir le texte et le trait jusqu'à la transformation du texte en image et de l'image en texte. À la pliure du lisible et du visible. Les formes se toréent dans un affrontement symbolique, art martial où chaque participant cherche à intégrer le mouvement et la pensée de l'autre avant d'anticiper son geste.

La poésie de Muriel Augry-Merlino dont on sait le cheminement nomade fait d'élan et de retenue pour accéder à une vérité sur le monde et marquer sa présence aux autres, se satisfait de cette matérialité donnée à ses mots, peut-être même voit-elle dans ces étreintes bariolées un moyen de les défaire des barbelés de la raison. Écrire, créer, voyager d'une rive à l'autre est pour elle une quête qui ne semble pas prête à s'arrêter, toujours tournée comme Cérès à la fois vers le passé et l'écorce lacérée du temps et vers les demains, un avenir dont la promesse est fleur de bougainvilliers. Son présent est fatalement un lieu qui déborde, comme dans les peintures d'Abdallah Akar justement, envahi par les souvenirs de nuits indicibles et par les espérances d'une aube nouvelle. Seuls le geste créateur et les attentes liées au vertige des rencontres peuvent semble-t-il transcender son entre-deux de l'existence.

Instantanés serait ainsi une allégorie de la parole poétique et de son cheminement : un ruban de brouillard, un moment intermédiaire, attentif à restituer autant les sensations du présent que les sentiments du passé. Un rituel amoureux. Une jouissance, celle en œuvre dans tout échange quand il est don de soi. Un moment d'absolue volupté souligné par le rouge des mots du désir lorsque les corps prennent flamme et que la sueur se fait feu. La poétesse et le peintre ont le même souci de ne rien laisser échapper de la vie. Le prodige de cette correspondance est de nous inviter à regarder un dialogue dans le mouvement même de sa métamorphose, comme si on assistait dans la même seconde aux préliminaires d'un enfantement et aux émois de la naissance.

Cela va peut-être plus loin. La tangence, l'être-au-monde, le partage des différences et des ressemblances qui sont ici en actes, invitent à penser que dans le siècle absurde où nous vivons, la beauté a toujours sa place surtout quand elle ouvre un chemin d'espérance dans la compréhension de l'Autre. Qu'attendre de l'art aujourd'hui sinon qu'il devienne une troisième rive au médian du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest ? Une oasis de fraternité, un lieu de plénitude où tout serait fusion-transfusion des langues et du langage, où le simple fait d'être face à l'autre suffirait à produire un émerveillement réciproque. Une écriture sans frontières pour un monde sans frontières. Et nous y croyons, malgré tous les défis incestueux du monde. La bourrasque ne peut faire face à un orgueil de roses, dit la poétesse. Demain sera lueur.