Introduction à une métaphysique du sexe[1]


         Ce qui est proposé ici n’est pas un exposé construit, architecturé, élaboré, cohérent mais plutôt une dérive aléatoire, incertaine, sur l’Océan secret de la Féminité.

         La Littérature, parfois mieux que la Tradition, pour ce qui concerne l'Occident chrétien et surtout catholique, a su aborder l'arcane de l'Éternel Féminin, avec lequel le questeur doit se confronter, que cela soit par la chair ou par l'esprit qui sont de toute manière inséparables. La chair enseigne l'esprit, l'esprit enseigne la chair. Érotique et érotisme se fondent.
         La question de la Transcendance du Féminin, qui mériterait un très long développement, impossible dans ce cadre, est centrale tant dans le monde des Traditions que dans le monde des Arts. La Femme fut en effet reconnue par les avant-gardes artistiques et par les traditions initiatiques comme à la fois clef et gardienne de l'Initiation, comme à la fois médiatrice et couronne, même si ce ne fut pas sans confusion, sans refoulement, ni sans arrière-pensée, aussi bien du côté des avant-gardes que du côté des traditions. Cela conduisit traditions et avant-gardes à énoncer les fondements d'une métaphysique du sexe, une Erotique, qui eut parfois son prolongement naturel dans une métaphysique de la folie.

« La femme est par essence
l'animatrice et l'inspiratrice,
c'est elle qui fait jaillir l'illumination au cœur de l'homme et l'homme en étant devenu conscient s'exprime en poète, se conduit en chevalier
et agit en Mage.
Mage-Prêtre qui célèbre un culte dont la femme devient Déesse.
La Femme devenant elle,
la prêtresse d'un Dieu
qui ne demande qu'abandon,
liberté et mystère. »

                                                            Valentin Bresle


         Dans un monde dénaturé qui confond génitalité et sexualité, puis sexualité et érotisme, l'érotisme ou mieux l'Érotique demeure réservée, aujourd'hui comme hier, aujourd'hui plus qu'hier, à une élite. L'Érotique n'est pas cette désespérance que les humains confondent avec l'amour quand ils lancent aveuglément un pont au-dessus de leur propre vide, pour ne pas affronter leur propre absence, pour rejoindre  une image qu'ils ont eux-mêmes créée à leur insu.
         L'Amour est Fusion, résorption dans l'Un, simplification, ni moi ni autre. En ce sens, l'Érotique est bien une initiation minimale et minimaliste, comme l'est toute initiation au Réel.
         L'Érotique sacrée est une Hiérogamie, Science des trois somas, végétal, minéral, célestiel, en lesquels l'Êtreté, composée de trois essences fusionnées, s'est déposée.
         L'Érotique, Geste d'un Fou, Queste d'un Fou, après avoir fait parcourir à l'adepte le labyrinthe de tous les masques du Grand Jeu, lui offre enfin la contemplation de son propre visage, en soi et par soi, de son propre vide, dans lequel émerge, Nature essentielle et secrète, la Shakti internelle.
         Devenus Dieu/Déesse dans l'Éternel instant, l'adepte et sa shakti, fondus en une seule entité non-humaine parce que divine, échappent à tout jeu, ils sont le Jeu. L'Érotique est un Geste sacré fondamental, il ne s'enseigne pas, il ne se transmet pas, il jaillit du plus profond de l'Être, de l'au-delà des temps, du Vouloir tendu à se rompre vers le Réel.
         Geste parfait, exalté par la Queste, à la fois art divin et artisanat sacré, l'Érotique fait de l'adepte un divin sculpteur du Chaos.
         L'érotique sacrée, trouve l'un de ses fondements - non sa justification, l'axe de l'Être demeure, il ne saurait se justifier, ni s'expliquer - dans une pure perception de l'univers par les sens, un accroissement sensoriel jusqu’à l’extase. L'Univers et les mondes ne sont que gammes sensuelles infinies sur lesquelles jouent étrangement une conscience réellement libre, mais relativement prisonnière d'elle-même par le jeu subtil des identifications, par les contractions de la conscience, qui sépare, et génère les formes et les êtres multiples, nous compris en tant qu’ « ego », « moi », « personne ».

         Selon certaines traditions d'Orient, le premier de tous les sens est le toucher, il est même le seul, les autres sens ne sont alors que les prolongements du toucher. Toucher, odorat, goût, audition, vue et pensée dans un unique étirement. Nous connaissons le rôle subtil et puissant des odeurs dans le jeu amoureux. On aime à goûter l’autre. La voix, le regard caressent, ou blessent. Une pensée touche. La pensée ne serait que le toucher le plus subtil, le plus incertain, le plus fugace, art de la mémoire, manipulateur des fantasmes, si une hypertrophie artificielle n'avait permis à ce sens de se prendre pour une entité douée d'existence indépendante, le rendant du même coup inopérant.
         Une femme, Catherine Pozzi, à qui Paul Valéry a beaucoup emprunté, fait parler la peau, "Je sens donc je suis" hurle-t-elle :
« J'ai deux corps, CHAIR-ET-SANG et PLAISIR-ET-PEINE : CHAIR-ET-SANG est un endormi, PLAISIR-ET-PEINE est comme un cri ; ils sont toujours inséparables.
CHAIR-ET-SANG est un carbure d'hydrogène à très grosses molécules. PLAISIR-ET-PEINE est si ténu que Lucrèce en fit un poème. Tout le monde parle à CHAIR-ET-SANG, je ne parle qu'à PLAISIR-ET-PEINE.
CHAIR-ET-SANG paraît persister, mais suit la seconde loi de thermodynamique et finit mal. PLAISIR-ET-PEINE paraît s'anéantir à la vitesse du cadran à secondes, et il a l'immortalité.
         Je quitterai CHAIR-ET-SANG un jour, emmené par PLAISIR-ET-PEINE. Mais vers où, Vierge souveraine ?
         Mais que faire, pour me préserver des hasards de l'éternité ? »

          La dualité érotique apparente trouve son accomplissement et son autoanéantissement dans une Orgie mystique qui rétablit la Volonté absolue dans son ontologie propre qui est Absolue Liberté. L'Univers n'est que Corps et Lieu de Liberté. Matière et Esprit sont Un. Illusion et Réel sont Un. Tout n'est qu'une question de toucher, doigté de sculpteur-démiurge dont l'argile est son propre chaos. Sous ses doigts, naîtront autant de faux dieux que de golems, jusqu'à cet instant magique d'éternité, d'internité, où Shakti lui révèle le Divin Toucher.
          Dès lors l'Érotique, et l'érotisme sacralisé, est à la fois la Voie la plus directe et la plus périlleuse pour l'adepte, devenu, par Shakti, qui se dévoile et se révèle, en même temps qu'elle dévoile et révèle, le Maître des Mains, tel Orphée qui tire des cordes de sa Lyre, tant la musique des sphères, que les sons-racines du Réel.



Shakti
Muse et Initiatrice


« La Femme, les fleurs ; la Fleur, les femmes parfums subtils, prenants ou tenaces de l'une, des autres. Femmes fleurs, calices ou cassolettes secrètes d'une même coupe de volupté totale, de volupté cosmique, et pour tout dire: divine. Coupe offerte à Dieu, cassolette offerte aux dieux tendue vers l'Homme-poète assoiffé d'infini. »

                                           Valentin Bresle
 
 
          L'Érotique est une tension inconditionnelle vers l'Absolue Liberté, ou bien est-elle une émergence de l'Absolue Liberté en l'Être qui joue avec lui-même, l'espace de l'instant, s’enchaînant volontairement dans la gangue épaisse et trouble du monde conçu, pour autoriser, s'offrir, la manifestation de pure beauté de cette Liberté qui ne peut s'exprimer hors du point sans l'Êtreté de laShakti.
          Le shivaïsme non-duel a probablement fourni toutes les formes possibles d'érotisation de la Queste. Sur la Voie shivaïte des Pléiades, l'une des Voies du Kailash, Montagne sacrée et carrefour des Voies du Réel, le corps de l'adepte, homme ou femme, est dit Temple des Mille Déesses. Chacune est une émanation de la Shakti, la Déesse du Centre, et chacune est gardienne d'un Feu de l'Arbre Merveilleux, dont il est dit que seul celui qui est pur peut le contempler, au beau milieu du lac sacré. De chaque fusion de l'adepte avec une déesse, naît un feu vivant, bleu et froid, qui puise sa force dans le Vide. Lorsque l'adepte a fait naître tous les Feux de l'Arbre divin, alors le corps bleu du dieu jaillit du corps de l'adepte. L'adepte disparaît. Il n'a jamais existé, seul Cela, le Dieu/Déesse bleu, demeure. Cette poésie opérative relève à la fois des voies d’éveil et des voies du corps de gloire ou alchimies internes.
         Dans cette forme rare et sophistiquée de shaktisme, la Shakti est tant interne qu'externe, mais elle est toujours une manifestation tangible de la Déesse du Centre, la parèdre de Shiva. L'adepte ne devient Shiva, symboliquement et réellement, que par, et en, Shakti.
Cette ascèse culmine dans la Voie secrète des parfums, fusion d'essences subtiles qui s'unissent et se transmutent selon des processus alchimiques, jusqu'à ce que l'Anthéos du couple divin, Shiva/Shakti libère le Parfum primitif, archétypal et internel. Dissolution et destruction du monde. Émergence du Réel.
Enfin l'Érotique est voie de Liberté, et Shakti est lieu de Liberté, en même temps que le Mausolée que rejoindra l'adepte au moment de la mort du corps.


«  ... Ensuite, s'élevant d'elle-même vers sa propre intelligence, l'âme se trouve au cinquième degré, où la Vénus céleste en personne & non imaginaire se montre à elle, sans toutefois apparaître dans la totale plénitude de sa beauté, qui ne peut être comprise par une intelligence singulière. Or l'âme, avide & assoiffée de la Vénus céleste cherche à unir son propre esprit singulier à l'esprit universel & premier, premier entre toutes les créatures, & universelle demeure de la beauté idéale. L'âme, parvenant à celle-ci atteint le sixième degré, & termine son cheminement. Il ne lui est pas permis d'accéder au septième degré, sabbat de l'amour céleste, ni de s'élever au-delà encore: ici, elle doit se reposer, heureuse, comme si elle était parvenue à son but, aux côtés du Père, source première de toute beauté. »
 
Pic de la Mirandole,
                                                Commentaire sur une chanson d'amour
de Jérôme Benivieni.


Alchimies internes


« Les possibilités du don chez la femme dépassent de beaucoup le plan simplement humain et quotidien pour toucher et communier au plan divin et éternel, c'est-à-dire en dehors du temps qui se mesure.
Pour la femme comme pour Dieu, il y a un temps (et un espace) qui ne se mesure que parce qu'il est : sum qui Sum. »

                                                         Valentin Bresle


         L'alchimie interne est l'expression la plus subtile de l'amour divin incarné, à la fois poétique, magique et technique, elle demeure la Voie parfaite, et constitue le pyramidion secret de toutes les traditions, en Orient comme en Occident. Seuls les périphériques culturels présentent des différences.
Toute technique réelle (conduisant au Réel) peut libérer chez l'être en Queste les conditions et les arcanes des voies internes. Mais ce fait est suffisamment rare pour être considéré comme une bénédiction des dieux, ou de Dieu, une grâce, par les anciens. Même si le savoir est pour le moment largement inconscient, il est inscrit en l'être de façon indélébile, il s'agit d'un secret de la Nature.
         Dans le domaine des alchimies internes, la seule connaissance est celle qui vient de l'Être, celle qui se conquiert hic et nunc. Dans ce domaine, les livres sont inutiles et le plus souvent ne peuvent que dérouter.
         De manière stricte, ne demeurent que trois possibilités ou plutôt offrandes, trois modalités que l’on rencontre dans la littérature, pensons au Quichotte de Cervantès ou à la Divine Comédie de Dante, ou dans l’art, rappelons-nous Lima de Freitas, Victor Brauner, parmi d’autres :

        Alchimie interne en couple avec sacralisation de l'acte sexuel qui devient un acte liturgique, magique et alchimique primordial. Le couple n'est plus humain mais divin, et réellement, l'acte sexuel devient acte premier, nouménal, pure célébration de la vie divine. Dans ce cas, le jeu des énergies diffère totalement de celui d'un couple humain, et Pneuma, le souffle, permet la réalisation de Soma, la liqueur d'immortalité. Soma est externe/interne. L'accent est mis sur la réalisation de Soma et par Soma.
        Alchimie interne en couple avec sacralisation de la sexualité par le non passage à l'acte. C’est le grand principe de l'Amour Courtois. Ici Pneuma est essentiel, le Soma interne naît tardivement de l’œuvre de Pneuma, mais immédiatement avec toute sa potentialité. Eventuellement, les ingrédients d'un Soma externe peuvent être utilisés séparément ou ensemble (sel, soufre, mercure, alkaest), pour assister le processus, ou en fixer certaines étapes. Cette Voie fut célébrée notamment dans l'Erotique des Troubadours et par de nombreux poètes. Elle n’est pas absente, nous y reviendrons, du Fado, qui peut être entendu comme un art courtois et de la philosophie de la Saudade
        Alchimie interne combinant les deux processus précédents, la Shakti interne pour l'homme se manifeste à travers deux shaktis (deux femmes), le Dieu solaire interne pour la femme, se manifeste à travers deux hommes, l'un dans le cadre de l'Amour Courtois, l'autre dans le cadre de la sacralisation de l'acte sexuel. C'est l'Époux et le Frère ou l'Épouse et la Sœur.

        Ces trois Voies idéales, sinon idéalisées, peuvent prendre des formes multiples. Toutes les expressions autres sont en fait des dérivés, des adaptations, des idiosyncrasies parfois de ces trois postures sacrées, conditionnés plus ou moins par des contextes de réalisation incomplets, inadaptés, voire hostiles. C’est le cas de ceux qui travaillent seuls, sans le support d'une altérité de chair, mais avec une altérité abstraite, proposition que l'on retrouve, énoncée ouvertement, dans certains grands courants traditionnels et monastiques tandis que la plupart des religions ont conservé les traditions d'alchimie interne de manière totalement occulte, y compris le christianisme, en les habillant de leurs croyances et de leur culture.

        Lorsque j’ai soumis à Robert Amadou, mon vieux compagnon de route, ce propos publié en 1998 au Portugal dans mon premier livre, Le Fou de Shakti[2], ce dernier me fit part de remarques pertinentes[3]. Les voici :

        « C’est un texte excellent mais un texte païen.
        L’amour qui est fusion, cela entre dans l’ordre du cosmique, du naturel. Mais il y a le Transcendant et la Révélation. Tu sais combien m’importe, personnellement, intellectuellement, spirituellement, l’articulation – pour l’achèvement du paganisme et pour la réalisation du chistianisme – de l’un sur l’autre.
        Ah ! Comment le Fou de Shakti réussit son tour en devenant Fou du Christ, c’est toute l’affaire. La sagesse créée est déchue. Nous devons la sauver avec tout le créé, grâce (le mot est à prendre à la lettre) à la vertu de la Sagesse incréée, par qui se communique l’énergie divine.
        La Vierge Marie et l’Eglise préfigurent, en réalité, la réhabilitation de la sagesse créée, réunie avec la sagesse incréée (cf la Shekinah de la tradition hébraïque). C’est le travail initiatique, tu le sais, c’est cette transformation – des autres de toutes sortes et de soi – que l’alchimie spécifie en l’appelant transmutation. Mais tout cela ne peut s’entendre et s’accomplir que sous l’éclairage de l’Incarnation, le seul dogme au fond, et il contient tous les autres.
        La Shakti est voilée, ou trop nue. »

        L’impossibilité absolue de représentation du nu féminin, par quelque art que ce soit, par quelque artiste que ce soit, est une indication de la nature transcendante et immanente de la Féminité comme du lien, secret et sacré, qui unit la Femme et l’Intervalle.
        L’érotique possède l’intuition de cette voie sans voie, mais point sans issue, sans jamais pouvoir ni l’indiquer, ni l’exprimer pleinement ou réellement.
        La nudité féminine convoque tout le créé, tout l’incréé, toute la Beauté et la totalité de l’Art.
        Elle invoque l’Être et le non-Être et pourtant les transcende.
        La nudité de la Femme est le plus grand mystère pour qui a appris à Voir et à Aimer.
        Elle évoque paradoxalement et par le renversement du NU en UN, la verticalité de l’Absoluité plutôt que l’étendue de l’Êtreté.
        L’Ereignis, la merveille, peut être reconnue et célébrée en toute chose mais excellemment dans l’Eros féminin.
        Dans un monde voué au mythe prométhéen de la rentabilité, qui oppose la modernité à l'Initiation, l'Érotique demeure l'un des derniers gestes sacrés, inscrivant la magnificence du mythe d'Orphée qui célèbre la beauté et la créativité seulement pour elles-mêmes. Notre monde prométhéen demande aux êtres humains d'avoir et de faire pour espérer être, alors que le monde orphique, symbolisant ici le monde de la Tradition tout entier, sait que la réalisation n'est accessible que par la conquête, ici et maintenant de la Citadelle de l'Être, conquête qui exige la dissolution de l'avoir et du faire.

       J’aimerais maintenant reprendre ce propos d’une toute autre manière, entre métaphysique et poésie à travers quelques morceaux d’incohérisme[4], fruits presque mûrs que les muses et les initiatrices nous permettent de cueillir :


        Toute sexualité est sacrée, par Nature, par Essence, en elle-même, puisque la danse de la vie dans sa forme la plus aboutie, la plus radicale, la plus transcendante.
        L'être humain n'a perdu la conscience de cet état du sacré dans l'acte qu'en raison des commentaires inutiles et des dysfonctionnements multiples d'un mental en perdition. Il s'est ainsi interdit cet accès direct, flagrant, à sa propre divinité, à sa propre immortalité qui ne saurait être confondue avec un hypothétique prolongement de la personne à travers sa progéniture.
 
*
 
        L'érotisme sans métaphysique est simple vulgarité plus ou moins élégante, non plus un art, non plus une queste.
 
*
 
        La caresse guérit du monde.
 
*
 
        L'Amour vrai n'accepte pour seul écrin que le Silence.
 
*
 
        Pour que la Femme Sauvage, primale, ne meure jamais alors que l'Homme Sauvage peut disparaître totalement en Elle, l'homme doit créer son Corps d'immortalité, tandis que la femme doit seulement le nourrir. Voilà pourquoi, d'une certaine manière, il y a bien Immaculée Conception.
        La Femme Sauvage, primale, est aussi la Femme Ultime. Il y a un saut qualitatif dans le Grand Rien entre la Femme Sauvage et la Femme Ultime.
 
*
 
         Shakti :
         Foudre de tendresse.
         Orage de douceur.
         Tempête de caresses.
         Océan d'amour.
         Déferlement d'extase.
         Pluie angélique.
         Neige de pureté.
         Infini de grâce.
 
*
 
         Shiva doit totalement s'abandonner à Shakti pour être Shiva.
         L'Absolu doit totalement s'abandonner à l'Êtreté pour être Absoluité.
 
         Retirés à jamais dans l'Intervalle sacré du Réel, l'Intervalle bleu,
         Deux sont Un, Shiva-Shakti, Absoluité-Êtreté dans la Fusion triple et absolue de l'Amour qui embrase les trois champs de Cinabre.
         Vide & Rayonnement.
 
*
         Shiva-Shakti,
         Couple-Intervalle, qui engendre
         La Royauté-Intervalle, qui se développe en :
         La Communauté-Intervalle, qui s'étend en :
         L'Assemblée-Intervalle, qui se résorbe en :
         Intervalle.
 
         Il ne saurait y avoir de fusion supérieure à celle qui naît de l'union sacrée du Dieu de Rien et de la Déesse de Rien.
         La fusion du Vide par le Vide est merveilleuse. Le Rien infini et le Rien absolu engendrent le Tout néant.
 
*
 
         Cela demeure très étrangement dans le sanctuaire de l'Orgasme de Shakti. Un anneau de Vide Parfait au centre d'un océan d'énergie d'azur et d'émeraude agité des vagues musicales de l'Amour. Là est la véritable demeure de la Réalité ultime de Shiva, de ce qui Est, dans le sanctuaire de l'Orgasme de Shakti. Dans le lieu où se forge la Foudre Internelle, dans le non-lieu, l'Intervalle Suprême.
 
*
 
Contemplez le sexe de la Déesse.
Eveil immédiat.
 
Buvez le nectar au sexe de la Déesse.
Eveil immédiat.
 
Laissez-vous emporter par la vague de l’extase de la Déesse.
Eveil immédiat.
 
*
 
       « Je suis la déesse au serpent d’or.
       La déesse ascendante.
       La déesse de l’extase.
       Par moi, l’imitateur est détruit.
       Par moi, le créateur conquiert son ciel originel.
       Par moi, les dieux s’accomplissent. »
 
*
 
      
         Pour terminer, ou plutôt prolonger notre propos, j’aimerais revenir sur la l’Amour Courtois dont le Fado, au moins en partie, parfois en sa totalité, me semble relever.
         En effet, les divas du Fado n’assument-elles pas la triple fonction de muse, initiatrice et prophétesse ? Ne sont-elles pas les vaisseaux parfaits de la Saudade ?
La Saudade est davantage qu’une émotion, qu’un sentiment. Expression puissante, venue de la vie d’avant la vie et qui perdure après la vie, elle est sans doute propre à l’état d’être humain, l’Êtreté manifestée, emprisonnée diront les uns, dans l’humain. Mais, elle a trouvé dans l’âme portugaise, un vase ciselé, un Graal, d’une sensibilité parfaite, pour jouer avec les multiples jeux d’oppositions et de nuances qui enivrent la psyché.
Contre la dépréciation du Bien, du Beau, du Vrai, le Fado calligraphie une lettre majuscule en tête de chaque mot afin que l’être humain, en alerte, en intensité, s’interroge et interroge jusqu’à l’épuisement de la question. Chaque objet peut être ainsi arraché aux griffes de la banalité et élevé jusqu’aux cimes de l’esprit. Les fadistes ne craignent pas de cheminer entre dieux et diables, habiles à s’éclipser par le plus haut d’eux-mêmes. La banalité devient ainsi sagesse. La morosité se transmute en étonnement et en joie. Le Fado, cette traversée poétique des conventions et des conformismes, renonce à toute prétention mais confronte avec le mystère même de la concordance des cœurs au sein du Soi. Solipsisme et fraternité conjointes. Le Fado, « état d’esprit » selon Amaliá Rodrigues, pointe vers un état de l’esprit, un état de Liberté absolue, par la Saudade qui en est l’empreinte indélébile.
         Quand les nouvelles divas, Mariza, Katia Guerreiro, Ana Moura, Dulce Pontes et les autres précipitent les qualités angéliques dans leur corps et leur coeur, afin de nous les offrir, le Fado devient l’être-là de la Saudade, le dasein de la Saudade, pour reprendre un concept Heideggerien, pure Présence qui se révèle d’elle-même à elle-même.
Il existe une herméneutique du Fado. Les objets qui apparaissent dans la conscience de ces femmes, fadistes exceptionnelles, dans la trame de leurs voix, personnages, choses, épisodes, sentiments, émotions… sont les symboles dynamiques d’une réalité plus grande au sein de laquelle causalité et temporalité sont absents. Le monde est alors métaphore du Grand Réel. Le Fado est une puissance d’interprétation du monde fini et de son renversement en infinitude poétique et imaginale. Le mendiant se couronne roi, le tragique se fait célébration de la joie, l’inexorable devient liberté. Saudade est le nom donné par le Portugal à l’ange du renversement. Le Fado est l’attestation de la permanence de la Saudade.
Saudade ne fait pas sens. Saudade est son propre sens. Une évidence. Nul besoin d’expliciter, d’abstraire, encore moins d’analyser. Sublime synthèse, elle ne répond en rien aux questionnements du « moi ». Elle dissout le « moi », libérant toute la place de la conscience pour l’être.
         Le Fado ne serait-il pas le joyau du sceptre du Roi Caché ?
         La Saudade ne serait-elle pas la couronne de ce Cinquième Empire, l’Empire au-delà des temps, enfin saisi, restauré comme notre état originel et ultime de Liberté absolue.
         Ce sceptre, cette couronne, ne seraient-ils pas destinés à tout être en liberté, reconnaissant le Roi caché en lui-même ?
         Il est doux, d’une douceur pastorale, de penser que ce panthéon de divas, si différentes les unes les autres, consolatrices et guerrières, saintes et amantes, vestales, lunaires ou solaires, et putains sacrées, mères et affranchies, s’est incarné parmi nous. Ces femmes sont une bénédiction pour ceux qui les écoutent, ceux qui croisent leur chemin. Elles assument non sans fantaisie, non sans humour, avec une émotion adamantine et une profondeur inégalée, dégagées des contraintes religieuses et politiques, les anciennes fonctions des prêtresses pré-chrétiennes qui, avant l’histoire, opéraient déjà en Lusitanie
Ces femmes fadistes, ces divas, consciemment ou non, ne nous initient-elles pas, même dans la banalité apparente du propos, à ce qu’il y a de plus profond en nous ? Comme un miroir, ne renvoient-elles pas notre esprit à sa propre et libre transcendance ?
         Je le crois intimement.
         Saudade.
 
Rémi Boyer



[1] Intervention au Colloque organisé à la Quinta de Regaleira par la Fondation Cultur-Sintra (Portugal)les 30 et 31 octobre 2010 sur le thème La transcendance du féminin.
[2] Le Fou de Shakti, édition franco-portugaise, Éditions Hugin, Lisbonne, 1998.
[3] Lettre à l’auteur datée du 23/11/95.
[4] Extraits de Eveil et Incohérisme de Rémi Boyer,Éditions Arma Artis, La Bégude de Mazenc, 2005 et Eveil & Absolu, Editions Arma Artis, La Bégude de Mazenc, 2009.