Métaphysique et Initiation[1]
 
 
         Rappelons un présupposé indispensable pour aborder la question de l’Initiation et des Voies d’Eveil : Tout ce qui sera énoncé sur ce sujet sera faux, ou, plus exactement, ni vrai ni faux, le monde des antinomies étant étranger à celui de l’Initiation et le langage étant impuissant à rendre compte du Réel. Toutefois, le langage, dans sa dimension crépusculaire, ses métaphores, ses paradoxes et sa puissance poétique, peut nous donner le pressentiment du Réel.
         René Daumal[2], dans Le Mont Analogue,écrit : « Un couteau n'est ni vrai ni faux, mais celui qui l'empoigne par la lame est dans l'erreur. »
         L’enjeu de cet essai est de se doter d’un outil global, intégral et inclusif, qui ne soit pas une vérité de plus mais un méta-cadre dans lequel penser l’impensable, une métaphysique au service de l’individu en queste et de la pragmatique du silence qu’implique cette queste.

         Les Voies d’Eveil, toutes traditions confondues, peuvent se décliner en quatre modalités qui déterminent quatre rapports au Réel[3] (voir schéma 1).
        Si le questeur saisit immédiatement qu’il est l’Absolu (l’Absolu se saisissant simultanément de lui), la queste est achevée, ici et maintenant, à jamais. Elle n’a nullement commencé. Tout est accompli. Le mot « Absolu » peut être remplacé par le mot « Dieu », ultime pronom personnel. L’Absolu est aussi bien le Tout, l’Un, le Grand Réel, peu importe le mot usité pourvu que nous l’entendions comme le Soi.
         L’Absolu est d’abord Absolue Liberté. La manifestation de cette Liberté conduit l’Absolu à s’oublier lui-même dans la multiplicité des formes qu’il crée, à se perdre pour mieux se retrouver, se reconnaître, à nier sa propre nature dans le Grand Jeu, jeu de la Conscience et de l’Energie.

         S’il ne saisit pas l’Absolu, mais perçoit le Jeu de la Conscience et de l’Energie, Shiva/Shakti, Absoluité/Etreté, le questeur est le joueur lui-même, celui qui se joue au sein de la dualité sans jamais, en arrière-plan quitter la joie, la félicité de la concience non-duelle. Il est simultanément tous les couples d’opposés sans jamais s’identifier à l’un des deux termes de l’opposition.
         Si le Jeu de la Conscience et de l’Energie reste étranger au questeur, alors il respecte les rites et les règles (la Règle absolue étant l’absence de règle et l’infinie Liberté). Il en étudie les mythes, les symboles, les arcanes jusqu’à ce que derrière les formes traditionnelles il distingue ce qui lui apparaîtra comme une structure absolue, un archétype des formes traditionnelles, vaisseau énergétique naviguant sur l’océan de la Conscience. Cette structure absolue se révèle alors comme la trace mnésique du jeu de l’Energie et de la Conscience, trace laissée « en creux » dans le Silence, que l’on peut considérer, métaphoriquement, comme une substance vierge.
         La traversée des formes duelles et, parmi elles, des formes traditionnelles, conduit au Pays du Silence, de la non-représentation, à la « Terre Centrale », au « Haut Pays des Amis de Dieu ».
         Si le questeur ne comprend pas les rites. Si les rites ne font pas sens en lui, alors il se consacre à la Bienfaisance, dont Robert Amadou disait qu’elle est l’équivalent de la théurgie. Il se met au service de l’altérité. Il sert son prochain qu’il croit autre, alors que le véritable « prochain », celui qui approche, est celui qui jaillit, libre de toute entrave, en soi-même, le Soi.

         La fonction première des sociétés initiatiques consiste à accompagner le questeur jusqu’à la zone de Silence où se déploie l’Être et la Conscience non-duelle. Il doit l’aider à trouver l’accès à l’infini, le Point de Vide de certaines traditions, qui n’est pas sans rappeler le Point Sublime d’André Breton et des Surréalistes ou le lieu de l’Être, lieu du Cœur, du chevalier André Michael de Ramsay. C’est aussi « la Fine pointe de l’âme » de Maître Eckhart, le « Lieu de Dieu » qui voit le noûs descendre dans le Coeur des hésychastes comme des saint-martiniens[4]. Ce « Lieu de Dieu » en nous, est aussi la « Chambre du Milieu » des Francs-maçons, accès à la « Chambre Haute ». En effet, à Midi, comme à Minuit, le Maître Maçon est sur l’axe, hors des représentations personnelles, dans le Silence de l’Être.
         Le Point de Vide, du « point de vue » duel, devient le Point d’enchantement, le Point d’assemblage des réalités ou des mondes, du « point de vue » non-duel. C’est le Point à partir duquel se déploie la temporalité, le jugement[5], le mouvement, les périphéries formelles de plus en plus denses, conditionnées et aliénantes au fur et à mesure de l’éloignement de l’axe de l’Être, vers une dualité brute et brutale. Dans la Conscience duelle, créatrice des mondes limités, règne l’avoir et le faire. Les formes sont structurées selon l’action permanente du triangle archaïque Pouvoir-Territoire-Reproduction. Par reproduction, nous n’entendons pas seulement la reproduction sexuelle, ni la réplication des formes mais surtout la réplication du moi, de l’ego, de la « Personne » à l’identique.
         Ce voyage qui passe par le Pays du Silence, Pays d’un « Immaculée Conception[6] », pour rejoindre le Cinquième Empire de la Tradition lusitanienne où règne le Roi Caché, le Soi, Empire du Saint Esprit, soit de l’Esprit Libre, est bien un voyage de Retour. C’est le voyage d’Ulysse, prototype de l’initié, qui retourne en Ithaque. C’est le Ressouvenir d’Hermès, la Réintégration de Martinès de Pasqually, la Reconnaissance d’Abhinavagupta et du Shivaïsme non-duel du Cachemire.
         Pour cesser d’être joué, le questeur devra, se familiariser avec les puissances archaïques conditionnantes et conditionnées en les renversant, les inscrivant dans une verticalité nouvelle que nombre de symboles traditionnels évoquent. Ce processus initiatique nécessitera de passer de l’imitatio à l’inventio, ou encore de l’Initiation dans la Cité à l’Initiation au Jardin[7].
         Remarquons que la distinction, contrainte par le langage, que nous semblons dessiner de part et d’autre de la zone de Silence, est de nature dualiste et ne saurait rendre compte de la réalité.
         En Réel, le Soi et la « Personne «  se confondent, le simple et le l’hypercomplexe, l’Un et le multiple, le Silence et le bruit, l’infini et le limité, l’immobilité et le mouvement, le non-duel et le duel sont parfaitement identiques et ne sont pas.

         Le quadrant Bienfaisance – Rites – Jeu de la Conscience et de l’Energie – Absolu peut s’illustrer à travers quelques citations. En voici quelques-unes :
Concernant la Bienfaisance, nous pourrions prendre tout article des instruments juridiques internationaux en matière de droits de l’homme et l’approfondir dans ses dimensions philosophique, éthique et juridique
         Pour évoquer l’enjeu et la nécessité de la traversée des Rites, écoutons Louis-Claude de Saint-Martin :
         « Les personnes qui ont du penchant pour les établissements et sociétés philosophiques, maçonniques et autres, lorsqu'elles en retirent quelques heureux fruits sont très portées à croire qu'elles le doivent aux cérémonies et à tout l'appareil qui est en usage dans ces circonstances. Mais avant d'assurer que les choses sont ainsi qu'elles le pensent, il faudrait avoir essayé de mettre aussi en usage la plus grande simplicité et l'abstraction entière de ce qui est forme et si alors on jouissait des mêmes faveurs, ne serait-on pas fondé à attribuer cet effet à une autre cause ; et à se rappeler que notre Grand Maître a dit : Partout où vous serez assemblés en mon nom, je serai au milieu de vous. »
         A propos du Point de Vide ou Point Sublime, voici ce qu’en dit André Breton :
         « Tout porte à croire qu’il existe un point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.
         Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. »
         Le Point de Vide évoque aussi le Point de la Bauhütte défini par un célèbre quatrain :
         «  Un point qui se place dans le cercle
         Qui se trouve dans le carré et le triangle
         Si vous trouvez le point
         Vous êtes sauvés
         Tirés de peine, angoisse et danger. »
         Le quatrain se résume parfois en cette unique sentence compagnonnique :
« Si tu connais le point qui est dans le cercle, le carré et le triangle, tu seras sauvé. ».
         Enfin, la Conscience non-duelle est parfaitement approchée par cette citation d’Abhinavagupta :
         « D’emblée, situe-toi hors de la progression spirituelle,
         Hors de la contemplation,
         Hors du discours habile,
         Hors de la recherche,
         Hors de la méditation sur des divinités,
         Hors de la concentration et de la récitation des textes.
         Quelle est, dis-moi, la réalité absolue
         Qui ne laisse place à aucun doute ?
         Ecoute bien !
         Cesse de t’accrocher à ceci ou cela,
         Et, résidant dans ta vraie nature absolue,
         Jouis paisiblement de la réalité du monde ! »


         Nous avons eu l’occasion de développer de différentes manières le quadrant Bienfaisance – Rites – Jeu de la Conscience et de l’Energie – Absolu, qui ne doit pas être perçu comme une échelle, malgré la représentation jointe mais plutôt comme un labyrinthe multidimensionnel et mutable.
         Le quadrant peut s’exprimer avec d’autres analogies :
         Chez Louis-Claude de Saint-Martin, nous parlerons de l’homme (ou la femme) du torrent, qui devient un homme de désir, pour engendrer le nouvel homme et, finalement, par une redéification, manifester sa nature originelle et ultime d’homme-esprit et en assumer le ministère ultime.
        Maître Eckhart développe, en Occident chrétien, une pensée très proche de celle d’Abhinavagupta le grand maître du shivaïsme non-dualiste[8]. Mais, si ce dernier a une totale liberté de parole, Maître Eckhart doit échapper aux suspicions de l’Eglise qui finira par le condamné en 1329 après sa disparition. Du duel grossier au Vide non-duel, comblé par la divine Félicité, Maître Eckhart distingue six degrés que l’on peut rassembler en quatre étapes. Il y a tout d’abord l’imitation et la tension vers le Divin et sa Sagesse. Puis vient le temps du détachement, de l’abandon des conditionnements, des idiosyncrasies, de l’inscription dans l’amour de Dieu, de l’autonomie. Le chercheur accède alors à la tranquillité, la paix et baigne dans l’indicible. Et, degré ultime, en s’abandonnant définitivement lui-même, en se dépouillant de lui-même, en renonçant à la « Personne », il atteint la perfection de sa propre noblesse originelle et demeure dans la Félicité divine.
         En Franc-maçonnerie, nous trouverons les mêmes fonctions dans les quatre symboles de la pierre brute, du tableau mosaïque, de la Pierre cubique à pointe, enfin de la pierre cubique à pointe surmontée d’une hache.
Carlo Suarès, dans La Kabale des Kabales[9], propose une structure pertinente : les projections organisées autour du repos (ou absence)de la divinité – la Terre verdoyante, support de la conscience d’Elohim-Homme – Les eaux d’en-Haut et les eaux d’en-bas, conscience duelle-non duelle – La Lumière.
         C’est le même quadrant qui est représenté dans la Tradition arthurienne par les trois Chevaleries du Graal. L’homme (ou la femme) vulgaire qui, à force de préparation et de mérite, devient Chevalier, est introduit dans une Chevalerie terrestre, puis dans une Chevalerie spirituelle, enfin dans une Chevalerie céleste. A ces trois Chevaleries, correspondent trois contenus alchimiques différents du Graal[10].
         Fernando Pessoa exprime la même ascension à travers trois morts et trois sorties du tombeau. L’homme conditionné, l’homme vécu, le « cadavre ajourné », découvre la Loi de la Nature. Il est Hiram, mort au monde profane, relevé du tombeau par la découverte des trois assassins qui représentent le triangle archaïque pouvoir - territoire - reproduction[11]. Hiram part à la recherche de la Parole Perdue dont il a le pressentiment. Il devient Christian Rosenkreutz à l’ouverture de son tombeau, tenant le Livre T., complément du Livre du Monde. Christian Rosenkreutz connaît la Parole mais seulement à travers son Symbole. Il en a l’intuition. C’est la deuxième mort, la mort au monde sacré conditionné. S’ouvre alors un troisième tombeau, vide celui-ci. Le questeur, par le mariage divin, devient Christ. Il est la Parole Libre.
         Boris Mouravieff parle du Moi du corps, du Moi personnel, du Moi réel (individuel) et enfin du Moi universel[12], processus intégratif qu’il met en parallèle avec le travail de Derjavine qui dit : « Je suis ver. », « Je suis esclave. », « Je suis Roi. », « Je suis Dieu ». La déification apparaît bien comme l’affranchissement de tout conditionnement duel, un saut de la dualité grossière au non-duel, saut inclusif et non exclusif.
         Chez notre cher François Rabelais, nous proposerons ce quadrant : La Dive Bouteille et la sacralisation de l’ingestion – Le Carnaval des Fous – L’alchimie de l’antre de Saturne et le célèbre et immense principe non-duel de l’abbaye de Thélème, « Fay ce que voudras ».
         Dans le bouddhisme, nous parlerions de forme – symbole – méthode – Eveil[13].
         Dans le domaine de la thérapie, nous observerons la médicamentation et la chirurgie – la spagyrie et la médecine par les plantes – l’alchimie et la thérapie énergétique – l’Eveil, qui est l’ultime guérison.
        De manière plus provocante, nous distinguerons la bêtise qui est le fait de croire comprendre et de passer à l’acte, l’idiotie, antidote à la bêtise qui consiste à ne rien comprendre, blocage de la pensée, prélude au silence, puis la folie contrôlée, magnifiquement incarnée par Don Quichotte de la Mancha, autre prototype de l’initié, et enfin, l’Eveil. Dans tous les cas, la Liberté ou la Mort.
         Nous pouvons également penser d’une toute autre manière ce processus qui conduit à un non-processus. L’être humain est englué dans le « conformisme » qu’il faut entendre non dans le sens courant mais comme toute identification et adhérence à la forme. Sous l’impulsion du Soi, l’être humain se révolte contre l’aliénation. Cette révolte va l’amener à entrer en dissidence. Nous distinguerons la dissidence personnelle, horizontale, de la dissidence initiatique, verticale. La première opère une révolution au sein de la « personne », elle reste « moïque » et temporelle. La seconde opère une « dévolution », soit la sortie de toute évolution. L’évolution est en effet un autre mot pour la temporalité. Si la révolution « moïque » conduit invariablement à un nouveau conformisme, et de nouvelles identifications qui recyclent les conditionnements, la dévolution conduit à la liberté absolue de l’être, à la réalisation du Soi.

         Remarquons que sous ces quatre rapports apparaissent quatre niveaux de compassion, valeur fondamentale dans toutes les expressions des traditions Rose-Croix. La véritable compassion, la seule compassion, est non-duelle. Aucune séparation, seul l’Un. Le concept même de « compassion », tout concept, est absent de la conscience non-duelle. Il y a plénitude. Ni objet, ni sujet. La compassion duelle - non-duelle est amour libre, immédiat, non conditionné, manifesté sans intention dans la dualité non vécue comme telle. Il y a connaissance par l’esprit et non savoir. L’objet et le sujet sont perçus à l’intérieur de la conscience. La compassion duelle consciente s’appuie sur le jeu de la conscience et de l’énergie. La vision du jeu énergétique des compensations au sein de la conscience duelle est claire et la racine de la souffrance apparaît dans la relation factice entre le sujet et l’objet. Il y a cependant intention et adhérence de la « personne ». Enfin, la forme la plus relative de la compassion réside dans la conscience duelle identifiée à l’objet. Cette compassion relative naît d’une « personne » vers une autre « personne » et non d’« Être » à « Être ». C’est une compassion sociétale et citoyenne.
         Tout comme le quadrant détermine quatre modalités de la compassion, il indique quatre rapports au dragon, en qui il faut reconnaître l’ange du retournement. Philippe Lavastine considère que la lance de saint Georges représente le rayon solaire, symbole du rayon divin de compassion[14].
         Pour l’homme conditionné, jouet de forces qui le dépassent, le dragon est l’ennemi, le mal. Il projette sur le dragon ce qui est en lui, l’ignorance et la grossièreté. Il nie la déesse et, souvent, l’être humain mâle humilie la femme pour lui interdire de l’incarner. Sa liberté l’effraie. Quand le désir se verticalise, cesse d’être mimétique, tend vers le sommet de soi-même, le dragon s’éveille et apparaît dans sa véritable nature incorruptible. Ni bien, ni mal. Mais le dragon est encore un autre redouté. Ce n’est que par l’acquisition de la vision du jeu de l’énergie et de la conscience que le dragon devient véritablement un allié et un allié en soi qui révèle le secret de l’ambroisie dans l’intervalle de la conscience non-duelle.

         Cette métaphysique du quadrant Bienfaisance – Rites – Jeu de la Conscience et de l’Energie – Absolu peut se décliner dans toutes les cultures, traditions et arts. Ni vraie, ni fausse, elle permet de reconnaître, par un saut quantique, un changement radical de paradigme, l’imposture de la « Personne » comme participant pleinement à la « posture » du Soi, l’imperfection comme la « finition » de la perfection.
Wassily Kandisky[15], quand il s’exprime sur son art,  ne parle t-il pas de cette Conscience non-duelle inévitable quoi qu’on fasse ou ne fasse pas, qui se cache avec volupté dans la dualité :
         « Toile vide. En apparence : vraiment vide, gardant le silence, indifférente. Presque hébétée. En vérité : pleine de tensions avec mille voix basses, pleine d’attente. Un peu effrayée puisqu’on peut la violer. Mais docile. Elle fait volontiers ce qu’on veut d’elle, elle ne demande que grâce. Elle pout tout porter mais ne peut pas tout supporter. Elle renforce le juste mais aussi le faux. Et elle dévore sans pitié le visage du faux. Elle amplifie la voix du faux au hurlement aigu – impossible à supporter –
         Merveilleux est la toile vide – plus belle que certains tableaux.
         Eléments les plus simples – Ligne droite, surface droite et étroite : dure, inébranlable, se maintenant sans égards, en apparence « allant de soi-même » - comme la destinée déjà vécue – ainsi et pas autrement – courbée, « libre », vibrante qui évite, qui cède, « élastique », en apparence « indéterminée » - comme la destinée qui nous attend. Cela pourrait devenir autrement, mais ne le deviendra pas. Du dur et du mou. Les combinaisons de tous les deux – possibilités infinies. »
 

         Nous en venons maintenant à la question des pratiques, des opérativités que les voies initiatiques véhiculent. Mystiques, théurgiques, alchimiques ou autres, complexes ou minimalistes, les opérativités n’ont pas pour finalité d’obtenir, de conquérir, mais seulement de célébrer, d’actualiser, la Beauté et la Liberté de l’Absolu, ici et maintenant.
        Il existe une pratique commune à nombre de traditions, d’Occident ou d’Orient, accessibles à tous et cependant la plus secrète, que nous identifierons sous l’appellation globale de « pratique de la Lettre A »[16]. Nous avons pu l’identifier dans certaines formes de bouddhisme, de shivaïsme, dans la kabbale, le rosicrucianisme ancien, le soufisme, entre autres. Elle est présente, symboliquement, dans la Franc-maçonnerie. C’est une méditation, simple et difficile, qui se déploie en chants, en théurgies et en alchimies, ou au contraire de condense en un Rien infini et empli de félicité. C’est, dit-on, la méditation, l’art et le jeu du Seigneur lui-même à travers tout ce qui est et tout ce qui n’est pas. «La pratique de la Lettre A » constitue à la fois l’origine et la finalité des voies réelles. Elle constitue aussi l’origine et la fin de la vie duelle, du premier inspir, premier A, au dernier expir, dernier A. La Lettre A, origine de toutes les lettres, de tous les sons, mais aussi de tous les nombres, est de nature non-duelle et se confond avec la Conscience, d’où son importance, d’où sa permanence. Il est dit, dans certaines traditions, que la Lettre A ne se pratique pas mais qu’elle se retrouve en nous, chez le méditant permanent qui est notre réalité intrinsèque.

         Le schéma 2 illustre le déploiement infini de la Lettre A et son repli à la source de toute manifestation. Il raconte, autrement, ce que veut exprimer le quadrant Bienfaisance – Rites – Jeu de la Conscience et de l’Energie – Absolu.

         Ni A, ni non-A : Ni duel, ni non-duel, ni (ni duel, ni non-duel)
         L’Absolu, étant Liberté Absolue, afin, ou à non-fin[17], de manifester cette Liberté illimitée, joue à jouir, à faire l’expérience de Lui-même jusque dans la perte et l’enchaînement.

          A non-duel :
         Pour cela, l’Absolu crée un Intervalle en lui-même. Il prend conscience de Lui-même, l’Intervalle initial étant le miroir primordial. L’Absolu devient Absoluité et Êtreté, le Grand Rien et sa Plénitude. L’Intervalle constitue, souligne, la Conscience non-duelle, intégrale, inclusive, totale.

         A non-duel / duel :
         Au sein de l’Êtreté, un deuxième intervalle est créé. L’Êtreté devient Être et non-Être. Cette première dualité donne naissance à l’Apparence par le mouvement entre Être et non-Être (remarquons que l’Absolu est à la fois Être et non-Être et non [Être et non-Être]). La Conscience non-duelle / duelle n’est encore qu’un océan de Félicité, le mouvement duel au sein du non-duel étant immédiat, sans écart, sans temps.

         A duel :
         L’Apparence se déploie alors par séparations multiples. La multiplicité des intervalles, qui sont autant de miroirs dans lesquels l’Absolu joue avec Lui-même, génère dans une infinie fluidité la multiplicité des êtres et des formes en un seul mouvement, celui de l’Apparaître qui est jeu infini de la conscience et de l’énergie.

         A duel polarisé, étiré en I et en O :
         La polarisation du jeu donne naissance à une Conscience duelle de plus en plus marquée, morcelée et contractée qui se caractérise par :
-         L’oubli de son origine non-duelle.
-         La perte de la Félicité.
-         La peur originelle de ne pas retrouver son unité.
-         Le désir originel de revenir à son état de complétude.
-         La fascination pour les formes, l’identification à la Féérie, au Spectacle de l’Apparence. L’émerveillement pour le « Travail », le Faire et l’Avoir.
-         La distinction entre le sujet et l’objet.
-         Le temps, le jugement, la mémoire et la comparaison.

         Chaque parcelle de Conscience, immergée dans la dualité, ne cesse cependant, en essence, d’être Félicité et Liberté absolues. Chaque partie inclut la Totalité. Mais la Conscience joue à s’ignorer pour mieux vivre l’intensité de se Reconnaître, se Réintégrer, se Ressouvenir d’Elle-même comme l’Absolu, le Seigneur, le Soi, le Grand Rien et sa Plénitude.
         L’étirement du A vers son pôle solaire, le I, et son pôle lunaire, le O, la qualité solaire pouvant aussi être attribuée au O et la qualité lunaire au I, selon les cultures traditionnelles, génère temps et espace. Nous retrouvons ces trois sons, I, A, O, sous de multiples formes, depuis la loge maçonnique jusqu’au 515 de Dante.

          A générateur de tous les sons :
         L’Absolu s’éloigne de plus en plus de Lui-même, jusqu’à se perdre totalement, se faire peur à Lui-même, peur de ne jamais retrouver cette intégrité qu’il ne saurait perdre cependant. L’ignorance émerge dans l’Apparence, ignorance de sa propre nature originelle et ultime.
         Tout désir pointe l’Absolu, le Soi.
         Toute peur n’est qu’une dérivée de la peur initiale née de la séparation.
         Toute contraction de la Conscience à un point quelconque d’une périphérie issue de l’axialité duelle / non-duelle, crée et constitue un être, une forme plus ou moins auto-consciente, qui, une fois nommée, n’aura de cesse que de se répliquer, se prolonger dans la temporalité.
         Le « moi », la « Personne », l’ego, est une contraction éphémère de la Conscience, un moment du jeu, qui a reçu un nom.
         Tout mouvement, toute création est la répétition de ce « Grand Jeu » et tend au Retour.
Toute pratique opérative est une célébration de ce Retour, une Férie[18], un temps de l’Être. Elle n’y contribue pas. Le Retour est en effet inévitable. Il est l’abandon du nom, soit le Silence. Il est l’abandon de la forme, soit le Vide.
Le Retour appartient bien sûr à la dualité, à l’Apparence. En Réel, il n’y a ni éloignement, ni séparation, ni Retour. Tout est accompli.


                                                                                     Rémi Boyer
 

[1] Ce texte est un condensé d’une synthèse réalisée pour les travaux de la Loge Corto-Maltese, loge « pirate », transnationale, qui prend brièvement possession d’un lieu, port, citadelle, oasis... pour y développer ses travaux avant de disparaître. Une présentation de l’activité de cette loge de recherche par Luis Cella fut publiée dans L’Esprit des Choses, Nouvelle série, n°2, 2007. La version complète de ce texte est incluse dans le livre Le Pacte Bicéphale de Rémi Boyer et Paul Sanda, Editions Rafael de Surtis, 2010.
[2] René Daumal (1908-1944), poète, sanskritiste et indianiste, René Daumal joua un rôle paradoxal et déterminant au sein des avant-gardes. En 1928, il crée, avec Roger-Gilbert Lecomte, Le Grand Jeu, éphémère revue et éphémère mouvement, devenus mythiques. Le Mont Analogue, inachevé, est cependant son oeuvre la plus aboutie.
[3] Ce point a été développé notamment dans Le Discours de Venise. Second manifeste incohériste, de Rémi Boyer aux Editions Rafael de Surtis, 2007. ISBN 978-2-84672-108-0.
[4] En référence à Louis-Claude de Saint-Martin et sa théosophie.
[5] En effet, avec la temporalité émerge le jugement, c’est-à-dire la comparaison objectale. De ce point de vue, le « jugement dernier » est celui qui saisissant la nature vide de tout objet, annihile le jugement. Maître Eckhart insistait pour « penser Dieu néant parce qu’innommable et les créatures néant en tant que créatures (...) Tout ce qui doit accueillir et être réception doit obligatoirement être vide. ».
[6] Conscience sans concept, sans objet ni sujet, sans causalité.
[7] Thème développé dans l’ouvrage Soulever le voile d’Elias Artista, la rose-croix comme voie d’éveil, une tradition orale de Rémi Boyer aux Editions Rafael de Surtis, 2010. ISBN 978-2-84672-177-6.
[8] Lire à ce sujet l’excellent travail de Colette Poggi, Les Œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta publié aux Editions Les Deux Océans, Paris, 2000.
[9] La Kabale des Kabales de Carlos Suarès, Editions Arma Artis, 2009, La Bégude de Mazenc.
[10] Lire L’Amour Courtois, les Cathares, le Graal, trois études de Claude Bruley, Editions Rafael de Surtis, ISBN 2-84672-068-1 et Editinter, ISBN 2-915228-93-0 et Le Grand Œuvre comme fondement d’une spiritualité laïque. Le chemin vers l’individuation de Claude Bruley, Editions Rafael de Surtis. ISBN 978-2-84672-139-4.
[11] Point développé dans La Franc-maçonnerie comme voie d’éveil. Co-édition Rafael de Surtis, 2006. ISBN 2-84672-067-3 et Editinter ISBN 2-915228-90-6.
[12] Introduction à la Philosophie ésotérique d’après la Tradition de l’Orthodoxie orientale de Boris Mouravieff, Editions Arma Artis, 2010, La Bégude de Mazenc.
[13] Ou, peut-être, selon certains pratiquants, forme – méthode – symbole – Eveil.
[14] Des Védas au Christianisme. Hommage à Philippe Lavastine de Tara Michaël, Editions Signatura. ISBN 978-2-915369-13-7.
[15] Lire Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier et Point et ligne sur plan chez Denoël/Gallimard, Folio Essais, 1989 et 1991.
[16] Une forme de base de cette pratique a été présentée dans le livre Eveil et Incohérisme de Rémi Boyer auxÉditions Arma Artis, 2005, ISBN 2-87913-069-7. Des éléments avancés se trouvent dans Eveil & Absolu,  du même auteur, Editions Arma Artis, 2009, ISBN 978-2-87913-119-1.
[17] Il n’y a « là » ni sujet ni objet ni causalité.
[18] Temps de cessation de travail.