Présentation « d’Irénée et Pierre »

 

Cette comédie s’inspire de la trilogie que forment les trois premiers romans de l’écrivain avignonnais Henri Bosco (1888-1976) : « Pierre Lampédouze », « Irénée », « Le quartier de sagesse », écrits dans les années 1920 et publiés chez Gallimard. Ces ouvrages sont largement biographiques et s’inspirent de ce qu’a vécu le jeune écrivain en Avignon et à Naples où il enseignait à l’institut français.

Cette pièce met en scène des aventures amoureuses légères, qui se révèlent sans issue, entre plusieurs personnages que leurs styles de vie opposent.

 

« IRENEE ET PIERRE OU L’AMOUR EN FUITE » (*)

 

 ou encore : « CIAO, CARISSIMA »

 (*) Comédie-pastiche d’après Henri Bosco

 

Illustration suggérée : Tableau de l’Avignonnais Joseph Vernet (1714-1789), : « Vue de Naples avec le Vésuve »

Cette comédie en trois tableaux met en scène sept personnages :

  • Irénée-Cressida, belle et séduisante jeune femme de 25 ans, au type méditerranéen
  • Pierre Lampédouze, poète de 35 ans, agrégé d’italien, à lunettes rondes, taille moyenne
  • Célestin, étudiant français de 25 ans en pension à Naples
  • Mme Goudre, mère bretonne de Célestin en visite à Naples
  • Harry Babington, éphèbe blond de 25 ans, de type anglo-saxon
  • Papa d’Irénée, homme d’affaires cosmopolite
  • Darling, jeune compagne anglaise d’Irénée en Egypte

L’action se passe en trois lieux principaux, vers 1925 :

  1. a) Jardins de l’hôtel Quisisina de Capri
  1. b) Salon de la pension familiale « Cocumella » pour étrangers à Naples
  1. c) Paestum : l’esplanade entre les temples d’Hera et de Neptune

Les déplacements de Pierre, réels ou rêvés, pourront être évoqués par des projections de fond de scène, telles que :

  • les jardins de l’Hôtel Quisisina, promenade Krupp à Capri et vue sur le Vésuve
  • les vues de la Baie de Naples à partir du Vomero
  • les temples de Ségeste, Sélinonte, Agrigente, Ravallo, Paestum, …

Pour le reste, tables, fauteuils et canapés feront l’affaire, ainsi qu’un tapis pour la danse (pieds nus) d’Irénée, ainsi que des enregistrements d’Antonio Vivaldi (« Le printemps des Quatre Saisons »), Giovanni Battista Pergolesi (L’intermezzo « Serva padrona »), Nicolo Porpora (« Symphonie pour deux violons et basse en fa mineur ») et Johann Adolph Hasse (« Symphonie en sol mineur »)

Tableau 1

La scène se passe à Capri, au printemps, sous les palmiers des jardins de l’hôtel Quisisina : on aperçoit l’enseigne et ses quatre étoiles. On devine, qu’à l’horizon, au-delà de la promenade Krupp, le ciel, le feu, la terre et la mer se rejoignent, du côté du Vésuve.

 Irénée danse, pieds nus, le dernier mouvement du « Printemps » de Vivaldi (« Danza Pastorale ») : chorégraphie libre et légère à la « Isadora Duncan », selon les traditions orphiques.

A partir de la deuxième minute, Pierre, fasciné par Irénée, cherche à entrer dans la danse. Maladroit, il sert de faire-valoir à la grâce d’Irénée, qui l’ignore pendant la première minute, puis le regarde, étonnée. La musique prend fin sur un échange de regards brûlants entre Irénée et Pierre .

Suggestion de décor : tableau de Philippe Hackert (1737-1807) : « Vue d’Anacapri »

Irénée : Je suis Irénée, née à Naxos, dans les Cyclades. Papa est baron et il est dans les affaires : il vend des raisins de Corinthe et des lampes électriques de poche … Offrez-moi du Champagne !

Pierre, balbutiant : Votre mère doit être bien belle …

Irénée : Voyez-vous, Maman est Duchesse.

Pierre, se reprenant : Mais c’est charmant, il fallait me le dire !

Moi, je suis Pierre Lampédouze, poète provençal, né en Avignon le 16 novembre d’une année déjà lointaine ...

Plus bas, à part lui : Il va falloir que je l’épouse !

Puis, quelques secondes après : Madame Irénée, aimez-vous le fromage de chèvre ?

Irénée : Oui, pourquoi ?

Pierre, songeur : En Provence il y a de grands pins qui ombragent les puits et de vieilles maisons embellies par leurs longues destinées. Il y a des chemins où, la nuit, lorsque tremble un peu de lune au bout d’un genévrier noir, les lièvres se rassemblent pour danser, sans qu’un chasseur puisse les voir. Les saisons se parfument de ces plantes que j’aime tant, pimprenelle aux graines d’anis vert, napel aux capuces de moines, aigremoine et bétoine des montagnes, soucis des Alpes et millepertuis, et aussi les dents de lion, l’armoise, la camomille, l’hysope … D’antiques clarinettes accompagnent les troupeaux de brebis qui trottent vers leurs pâtures. Je voue à leur rusticité la mélancolie qui me gagne souvent. Irénée, aimez-vous le Luberon ? Connaissez-vous Lourmarin et son château ?

Irénée : Hélas, Pierre, j’ai cru que vous me désiriez … pour moi-même !

Entre Harry, qui se pavane, tout en se taisant. Irénée s’adresse à lui en tournant le dos à Pierre.

Irénée : Moi, j’aime les chiens, les grands chiens lévriers et aussi le puma qui est une sorte de petit tigre. Ah ! le puma … ! Harry, savez-vous, j’ai de grands rêves, c’est-à-dire de grands besoins ! Je voudrais des valets et des tentures d’or couvertes de fleurs énormes et des sofas et des tapis, et des glaces, et parfois un long voyage en wagon-lit ou sur un paquebot anglais en cabine de luxe, une course jusqu’à Ceylan, Mysore et plus loin encore … Pensez-vous, Harry, que je sois charmante ?

Harry ne répond pas, saisit tendrement la taille d’Irénée puis ils sortent tous deux bras dessus, bras dessous. Pierre reste seul ; il s’assied devant une table et médite tout haut.

Pierre : Pierre, tu aimes à voir venir, à rencontrer, à croiser pour tout dire, et quand tu passes, tu ne tournes jamais la tête, par fierté. Tu déambules pourtant souvent Rue de la République, au cœur d’Avignon. Tu t’en vas, le cœur déchiré, mais tu pousses ta course plus loin. Tu attends, avoue-le, que l’on se retourne, et que l’on vienne regarder négligemment près de toi, à l’étalage du libraire, le même livre que toi. Tu désires qu’on t’appelle, et si on t’appelait, tu serais heureux, mais un peu ennuyé. Il faudrait qu’on t’aborde sans prétexte raisonnable, sans esprit d’aventures.

Irénée, carissima, vous vous méprenez sur vos charmes : je les sens opérer dans mon cœur, bien que mes espaces de lumières et d’ombres ne soient pas ceux qu’espèrent vos caprices. Mon âme trop tendre sait pourtant se défendre. Que serais-je entre vos mains, si j’allais vers vous, abandonnant toute défense, me livrant à vos pouvoirs ?Je ne souhaitais que trouver la paix au Quisisina. Harry vous plaquera, un jour ou l’autre, c’est certain : c’est un mufle ! un « mascolzone » ou même un « scugnizzo » !

Entrent Irénée et son Papa, un original en culotte de cycliste

Le Papa d’Irénée : Tu es fragile, souvent malade, tu ne sais pas encore ta sténo ! Tu vas me faire le plaisir de rencontrer ton cousin Biscaferlatti. Je le prends avec moi. Il vendra des raisins et des lampes de poche à Tripoli.

Le Papa d’Irénée, énervé : Irénée, où sont nos malles ? Que fais-tu ? Tu flânes, …

As-tu expédié à Corfou les quatre caisses de boutons de culotte ? Nous partons dès demain pour le Grand Nord. C’est assez de retard : on m’attend en Finlande !

Pierre : Adieu, Irénée. Vous m’avez enchanté par vos pas gracieux ; je suis atteint là, derrière mon cœur, au plus profond de moi-même. Cependant, vous n’aimez que ce qui vous fuit : vous fuyez qui vous aime et vous ne comprenez pas ce qui rapprochait nos deux cœurs. Irénée, ma chère enfant, il vous faut partir et me quitter pour toujours. Je crains de vous avoir idéalisée.

Irénée éclate en sanglots et disparait avec son Papa

Pierre, insensible : Je vais faire la sieste et lire Frédéric Mistral… Pourquoi pas la chanson de Magali dans « Mireille »? J’écrirai ensuite un mot à Cyrille Sylvère pour lui confier ma peine … Quelle est donc déjà son adresse ?Ah oui ! C’est au 12, rue de Maubeuge dans le 9ème, près de la Gare du Nord, à Paris. Quel malheur, quand on a habité plusieurs années au Vomero ... Et cette vue de sa terrasse sur la baie de Naples !Peut-être Irénée me téléphonera-t-elle avant de s’embarquer à Marseille ?

Ou alors, oui… , elle m’écrira, de Naples, de Capri, ou peut-être de Sicile …

 

Tableau 2

On est dans le salon de la pension napolitaine « Cocumella », fréquentée par des étrangers de tous âges. Ameublement classique, ambiance cosmopolite.

C’est l’été. On entend en sourdine le 4ème mouvement de la symphonie en fa mineur de Porpora.

Jusqu’à l’arrivée intempestive de Mme Goudre, Pierre Lampédouze somnole, un livre sur les genoux, dont il marmonne le titre : « Zagreus, ou les cultes secrets de Dyonisos », par le Professeur Macchiore de Naples ; il répète plusieurs fois : « Quelles merveilles ! Quels mystères !Quelles aventures ! ».

Entre brutalement Mme Goudre, très agitée, suivie de son fils, Célestin.

Mme Goudre : Célestin, tu files un mauvais coton. J’arrive à temps pour te sauver. Dire que j’ai quitté Plouzalmezec, juste après l’enterrement de ta grand-mère… Tu ne m’as pas demandé un seul détail sur ses funérailles. Va, je le sais, tu n’aimes pas les tiens. Avec quelles gens je te trouve : un poète ! Un peintre ! Un for-ténor ! Quelles fréquentations ! Si tu as besoin de chansons, tu n’as qu’à acheter un phonographe. A propos, combien te reste-t-il ?

Célestin : 12 francs 35

Mme Goudre : Oui, c’est ça, fiche-toi de ma fiole. Tu penses peut-être que je vais être assez godiche pour t’allonger du pognon dans les pattes. Bernique ! Je gère tes affaires, j’encaisse les coupons des actions que tu as héritées de ton grand père, je place ton épargne en immeubles. C’est pour ton bien. Tu n’y toucheras pas. Tu es l’ingratitude-même, mais passons là-dessus : je suis ta mère. Je t’ai conseillé de fréquenter les gens de ton milieu, des gens de biens, et non des aventuriers sans scrupules, des inutiles, des pique-assiettes A-t-on besoin, quand on possède ta fortune, et qu’on appartient à la meilleure société de Plouzalmezec de se mêler à des artistes ?

Célestin : Maman, je me suis fiancé, je vais me marier : on n’attend plus que vous pour la noce.

Mme Goudre : L’amour… Quelle blague ! Mon pognon, voilà ce que l’on veut, mon beau pognon, ni plus ni moins ! Tu es aveugle. Je te le dis, moi, elle est laide ton Honorine, ton Albertine, ta Rodolphine, comment dis-tu déjà son nom ?

Célestin : Idoline. C’est la fille de Mme Galinetti.

Mme Goudre : Tout cela m’est bien égal.

Moi, qui avais formé pour toi de si beaux rêves ! Par exemple, la fille Bourracan : deux milliards de dot ! Si tu avais simplement épousé les quatorze ou quinze héritières qu’on est venu te proposer, c’est vingt milliards que tu aurais en poche. Tu as découragé nos meilleurs amis.

Un silence pénible se prolonge, révélant le ravin qui sépare désormais Célestin et sa mère. Ils se tournent le dos. Puis Célestin se ressaisit et se tourne vivement vers elle.

Célestin : Au fait, Maman, n’oubliez pas de prendre avant diner vos deux cachets de quintonine

Mme Goudre quitte le salon de la pension Cocumella, très en colère. Pierre Lampédouze, qui était resté impassible, se rapproche de Célestin

Pierre : Célestin, je vous plains de tout mon cœur et je vous offre mon amitié.

Pour Madame Goudre, je vous recommande l’eau sédative de ce bon Docteur Raspail : elle a calmé bien des veuves de Carpentras ! Revenons à nous : savez-vous que Goethe a séjourné dans une autre Cocumella, du côté de Sorrente ? Ses jardins n’étaient pas, comme ici, fleuris de marguerites, mais de roses à la Ronsard. Il lui fallait apaiser les ardeurs d’un amour dévorant, pauvre Goethe ! Il avait alors le même âge que moi. Célestin, pour Goethe, comme pour nous, ces femmes au cœur de pierre ne font pas notre affaire : à nos sentiments amoureux, elles préfèrent les « espérances » qui feront les fortunes de leurs descendances . Ce sont des « fiammetta », de petites flammes qui s’éteignent vite, ou des : « ninfa fuggitiva » dont il ne reste que le parfum qui ne résiste pas à l’usure du temps. Comme Goethe, nous ferions mieux de faire voyager nos sentiments amoureux « incognito », surtout en Italie.

Célestin : Ce n’est pas le moment ! Comment puis-je m’en sortir ? Il faudrait un miracle ! Dès que j’ai voulu me marier, les bourgeoises esseulées se sont rassemblées des quatre coins de l’horizon. Ces misérables se jettent sur moi, me terrassent, me ligotent, me mordent la carotide, me pompent le foie, me dessèchent la rate.

Pierre : Célestin, je viens d’avoir une idée pour vous venir en aide. Voulez-vous me dire où habitent Idoline et Mme Galinetti ?

Célestin : 93, rue Torquato Tasso, à Naples

Pierre : Je vais de ce pas rendre visite de votre part à Idoline et à Mme Galinetti, sa mère

Ils sortent tous les deux : Pierre, très enjoué, Célestin plutôt contrarié. Puis ils reviennent rapidement sur scène, Pierre trainant Célestin par la main

Pierre : Célestin, il faut que je vous raconte : c’est trop beau !

Célestin : Ah non, Monsieur ! Surtout pas de pitié de la part d’un rival !

Pierre : Célestin, soyez sérieux, je veux être votre ami. Voici ce qui s’est passé.

Je sais que vous aimez : vous avez donc droit à la vérité

Célestin : A quoi bon ? Tout est bien fini. Vous, Monsieur, qui êtes-vous donc pour moi ?

Pierre : Votre ami, Pierre, votre fidèle ami. J’ai vu Madame Galinetti, seule, chez elle.

Dans le jardin en pente couvert de pins et de térébinthe, le chien de la maison remua intelligemment la queue en me voyant : bon présage ! Madame Galinetti, quant à elle déploya cérémonieusement un papier intitulé « dot », ainsi libellé, en cinq rubriques, qu’elle énuméra :

1) Draps de lit sans couture pour 240 Francs

2) Bas de coton : douze douzaines

3) Bas de soie : 4

4) Mouchoirs fins : 32

5) Chapeau de paille : un seul, mais tout neuf.

Je mis le document dans ma poche et mon émotion lui parut suspecte. Madame Galinetti reprit son souffle :

« Croyez-vous qu’Idoline sera heureuse ? Vous, les hommes, vous faites tant souffrir les femmes. Fille unique, elle nous est chère. : c’est un grand sacrifice ! Seul un cœur de mère peut se résigner à l’accepter. Pauvre, pauvre Idoline ! »

Le soir tombait. Je me suis tu. Je n’ai pas aperçu Idoline. Je suis sorti.

Célestin : Assez, Monsieur ! Etes-vous le diable en personne ?

Pierre, pensif : Qui je suis ? Pierre Lampédouze, votre ami, peut-être le seul. Venez nous rejoindre, nous autres provençaux, et vous rêverez à un vin riche et léger dans un peu de cristal, à une terrasse au printemps, à une table élégante et discrète entourée par deux ou trois compagnons loyaux et fidèles, avec leurs petits ridicules dans leur grande sagesse. Et puis vous connaitrez le sentiment de la présence, du bonheur, le fait qu’on est là, qu’on y est heureux ensemble.

Ce sera le fruit de notre amitié, la plus belle des offrandes à la vie, un instant d’éternité où les cœurs se parlent en profonde harmonie …

Pierre, se reprenant : Au fait, Célestin, c’est pour vous que je suis allé demander la main d’Idoline à Mme Galinetti !

Célestin, pleurant : Vous l’aimez, j’ai tout compris, et c’est vous qu’elle aimera.

Pierre : Moi aussi, Célestin, je crois parfois aimer encore, mais c’était une autre. Elle s’appelle Irénée. Elle vient de partir dans le Nord … Venise, peut-être même Trieste … Je n’arrive pas encore à l’oublier, mais j’ai décidé de prendre mon temps pour y voir clair ! N’est-elle que le reflet de l’idéal féminin que je cherche ?

Stupéfait, Célestin regarde Pierre qui sourit « aux ange »s.

Pierre : Oui, je me résoudrai peut-être dans une autre vie à chercher l’ombre d’Irénée au plus profond de mon être. Aujourd’hui, elle est devenue pour moi Cressida, la femme infidèle qui préfère les grands de ce monde . Célestin, puisque vous le voulez, vous ne me reverrez plus, mais vous serez toujours mon ami. Calmez votre impatience.

Ils tombent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassent fraternellement.

Dans le lointain s’élève la mélodie du 5ème mouvement de la « Serva Padrona » de Pergolese : la première « aria » de Serpina.

Illustration suggérée : Tableau de Camille Roqueplan (1803-1855) : « La baie de Naples vue du Vomero ».

Tableau 3

C’est l’automne. La scène doit pouvoir s’adapter aux pérégrinations sentimentales de Lampédouze pour se fixer à Paestum, entre les Temples de Neptune et d’Hera. Entre temps, les transports oniriques de Pierre à Segeste, Sélinonte, Agrigente, Ravallo peuvent être suggérées par les projections de ces sites sur un écran , ainsi que par la valise de Pierre qui était toujours à ses côtés dans le salon de la pension Cocumella. Pierre se repose sur une chaise longue, les yeux mi-clos, face au public.

Pierre : Irénée, je pense encore à vous, je vous cherche, malgré moi. C’est en moi qu’il faut que je vous trouve. Est-ce bien vous que je désire ou plutôt mon rêve de tendresse, d’unité et d’harmonie ? Il parait qu’ici même Boccace, en son jeune âge, connaissait les mêmes illuminations. Tout lien, je le sens bien pèse à l’ inconstance de mon être. Ai-je bien fait, Irénée, de vous aimer comme l’éclair, sans souci de garder pour les lendemains de passion une réserve infinie d’affection ? Vous ne répondez pas, Irénée … Cressida ! Faut-il aussi que, grâce aux dieux, je découvre enfin votre nom et votre âme ?

Pierre se lève lentement, tourne le dos au public et prononce les noms des Temples Siciliens.

Pierre : Ségeste, Sélinonte, Agrigente, Ravello, Paestum … Temples de Junon, d’Hercule, de Jupiter, de Castor et Pollux, de la Concorde. Irénée, vous serez désormais pour moi Cressida, condamnée à être séduite par les puissants, tel Diomède, vainqueur de Troie grâce à la ruse d’Ulysse. J’aimais pourtant ce pur défi de votre menton, l’élan de vos petits seins, l’abandon de votre tête insouciante et ce léger retrait de votre attitude. Vos pudeurs singulières correspondent à la fragilité de vos sentiments amoureux et de vos plaisirs éphémères. Cressida, je vous ai découverte sous votre véritable visage. Votre danse avait séduit le plus profond de mon être, la part de moi-même qui sait aimer : je me suis éveillé à l’amour, grâce à vous mais malgré moi. Irénée - chère Cressida - j’ ai aimé votre art de danser avec les lignes de votre corps dans le sens des désirs de mon âme. Mais l’insensibilité votre cœur a transparu dans le vide de votre regard.

La véritable Irénée entre au bras d’une belle jeune fille

Irénée : Darling, souvenez-vous ! Nous avons vécu cet hiver une passion furieuse à Ismïlia ! La Compagnie du Canal de Suez nous avait prêté un bateau à quai peint en mauve … Clairs de lune admirables ! J’avais pris mon gramophone mécanique sur la plage pour pouvoir danser. Entre temps, Darling, le chien mangeait les huitres et nous restions nues au soleil d’Egypte. Vous vous rappelez ce beau « midship »… quel amour ! Il nous faisait la cour à toutes les deux. Mais oui, Darling ! Vous êtes encore adolescente, mais vous êtes mieux que moi. C’est vous qui gagnerez.

Irénée-Cressida et Darling sortent en croquant des amandes, sans un regard pour Pierre, dépité.

Pierre : Cressida, je sais désormais qui vous êtes. Vous fûtes pour moi Irénée, mais votre présence n’était qu’une apparition : elle s’est enfuie pour toujours. Vous avez été mon amante infidèle… A vrai dire, vous n’étiez pas mon amante et vous ne pouviez pas m’être fidèle … J’ai cherché votre double, ou plutôt votre « ombre » qui s’était détachée de vous-même : elle avait répondu à mes désirs du moment et avait rayonné d’une lueur aveuglante. Je ne vous verrai plus Cressida … Je sais que j’ai vraiment cessé de vous aimer, car vous m’avez ignoré. Pardonnez-moi !

Pierre reconnait Paestum au soleil couchant, sur l’esplanade, entre les temples de Neptune et d’Hera.

Pierre : Le temps ne passe plus. Je suis là depuis ce matin. Le jour laisse glisser vers l’ombre, sans toucher au temps qui s’est assoupi, les pans éblouissants de sa perfection. Tandis que la nuit tombe, la beauté des temples s’épanouit : je pense au pays qui m’a vu naître, celui d’ Avignon, d’Arles, de Glanum, de Lourmarin, caressé par ce même soleil d’automne.

Célestin arrive en courant, troublant la paix du soir.

Célestin : Monsieur, je veux dire … Pierre, je vous cherche partout. J’ai traversé le détroit de Messine et visité Palerme, Sélinonte, Ségeste, Trapani, Agrigente, Syracuse, mais aucun dieu , ni Junon, ni Mercure, ni Diane, ni Jupiter n’ont voulu écouter mes demandes.

Pierre : Je vous plains de tout mon cœur. Essayez de comprendre ce que je viens de vivre. Seul, un amour partagé peut donner sens à nos vies : nous ne sommes , ni vous ni moi sybarites, attendant la mort dans la volupté. Nous sommes des petits bourdons, craignant à tout instant d’être piqués par des femmes-serpents. Que voulez-vous de moi, je ne vous comprends pas, Célestin ?

Célestin : J’ai connu des temps heureux depuis votre départ. Idoline m’aimait. Nos âmes se fondaient en une certaine complicité et pendant ce temps-là, on empilait torchons, draps, serviettes et bas dans les malles nuptiales. Tout était prêt, le curé, le notaire, les belles-mères, nos deux âmes, nos deux corps impatients aussi… Au moment de la signature, ma mère, pousse un petit cri, feint de s’évanouir et invective Idoline : « Vous qui ne fichez rien, apportez-moi donc une infusion de camomille, en vitesse ! ». Idoline pâlit. Madame Galinetti, sa mère, s’interpose, alors, furieuse : « Sachez, Madame, que chez nous, Idoline n’a jamais mis les pieds dans la cuisine. Nous l’avons élevée comme il faut, selon les principes de notre milieu. ». « Filons ! » clama Madame Gourde à la cantonade.

Me voici. Pierre, mon ami, que dois-je faire ?

Pierre : Célestin, prenez votre temps, rien ne presse, pensez à votre bonheur. Je veux en avoir le cœur net, moi-aussi.

Pierre rédige un télégramme à l’attention d’Irénée. Il le lit à haute voix :

Pierre : « Irénée, je sais que vous êtes au Lido de Venise. Je n’ai qu’une seule question avant de vous rejoindre : Savez-vous faire la cuisine ? Tendrement ». Signé : Pierre Lampédouze.

Pierre et Célestin se promènent tranquillement dans l’attente d’une réponse On entend le 3éme mouvement (presto) de la symphonie en sol mineur de J. A Hasse.

Deux télégrammes arrivent par les voise des airs (une canne à pêche maniée en coulisse –côté Nord-fera l’affaire : ils apportent les réponses d’Irénée et de Cyrille Sylvère. Pierre les lit à haute voix.

Pierre, se saisissant des deux télégrammes. Il essuie une larme, puis sourit : « Pensez-vous ! Quelle horreur ! Pas même une omelette. I love you. »

Signée : « Irénée » .

Mon ami Cyrille Sylvère daigne me donner une de ses réponses illuminées, de la brumeuse capitale, où il s’est réfugié :

« Pierre, que vous arriverait-t-il

Si votre destin tranchait ce fil ?

Soyez heureux, ainsi sera-t-il ! »

Pierre et Célestin se regardent, se prennent amicalement par la main ; ils contemplent l’étoile polaire qui est apparue, brillant de plus en plus fort. Pierre et Célestin partent en silence vers le Sud.

 

Illustration suggérée : Tableau de Anton Sminck Pitloo (1790-1837) : « Temples de Paestum »