Présentation de BLING-BLING BANK, tragi-comédie financière

Une grande banque multinationale se découvre, au cours d’un week-end, au bord du gouffre financier. L’un de ses jeunes traders a camouflé des pertes gigantesques qui apparaissent brutalement en comptabilité. Des effets d’annonce maladroits pourraient provoquer la faillite globale du système bancaire international, ruinant les miracles de la finance virtuelle. La hiérarchie du trader envoie son président, inconscient et désinvolte, au casse-pipe médiatique. La naïveté désarmante, les prétentions golfiques et l’incompétence flagrante de l’hiérarque, fier de ses relations parisiennes et de ses stock-options, mais peu pressé de toucher sa retraite chapeau exorbitante, sont révélées au commun des mortels. Les autorités de contrôle du secteur sont compatissantes. Les errements de quelques parasites risquent de déshonorer toute la profession bancaire et de provoquer une crise systémique…Un véritable jeu de mistigri s’engage alors dans les services de la banque pour sauver les meubles de chacun et refiler la « patate chaude » au moins cynique … non sans succès ! Rebondissements comiques ou dramatiques se succèdent dans une ambiance d’apocalypse crée par les mercenaires financiers des temps modernes.

Le trader imprudent, exposé sur le devant de la scène, va vivre avec ses avocats les heures les plus chaudes de sa courte vie d’apprenti-banquier. Il devient l’objet d’enjeux qui le dépassent. Ainsi se révèlent, peu à peu, les turpitudes des différents échelons hiérarchiques. Les comportements des « meilleurs d’entre eux » illustrent - avec humour - les limites de la rationalité professionnelle en situation de crise. Les trois « vices-cardinaux » de cette finance dévoyée sur une base transnationale se déchainent : cupidité, perversité, stupidité. L’épilogue ne correspond pas à ce que les échos médiatiques véhiculent à l’intention du grand nombre des idiots utiles : espérances de survie professionnelle pour tous et extrapolation des profits à l’infini ne sont que des « fake news » ! Quand éclatent les bulles, les scenarii théoriques volent en éclats. Les artifices « innovants » des martingales mathématiques ne parviennent pas à réconcilier les mirages virtuels avec les dures réalités de la crise. Si le brouillard se dissipe au soleil du Midi, les mauvaises manières des manipulateurs des marchés financiers apparaitront-elles au grand jour ?

Bling-Bling Bank prend ses sources dans un certain monde financier et son environnement médiatique du XXIème siècle. Cette tragi-comédie révèle l’évolution des mentalités de différentes générations d’opérateurs dans leur microcosme de produits dérivés, structurés, plus ou moins hybrides, mais détournés de leur finalité économique…. La dictature quasi-religieuse des marchés virtuels, les croyances autoproclamées en l’innovation incontrôlée et la survie du système bancaire justifieront-elles les sacrifices imposés à tous ?

Cette pièce de 90 minutes met en scène 7 personnages, 4 hommes et 3 femmes. Elle se compose de 7 scènes principales et de 2 scènes secondaires. Décors : bureau du président (scènes 1, 3, 4, 6) et garçonnière du trader à Neuilly (scènes 2, 5 et 7).

 

Personnages de Bling-Bling Bank :

- Dany Pression, président de Bling-Bling Bank, 65 ans environ

- Phil Tank, directeur général de Bling-Bling Bank, 60 ans environ

- John Pierrepont Weasel, directeur des activités de Marchés de Bling-Bling Bank, 40 ans environ

- Jules Désovules, jeune trader de Bling-Bling Bank, 25 ans environ

- Calamity Fame, Directrice de la communication de Bling-Bling Bank, 35 ans environ

- Liz Merrycase, première avocate de Jules Désovules, 35 ans environ

- Ange Mary Prat, Secrétaire intérimaire de Dany pression, d’origine bretonne, 40 ans environ

 

Voix de personnages n’apparaissant pas sur scène :

- La copine de Jules Désovules, Daisy

- Le frérot de Jules Désovules, Conan

- Moussa B and B, courtier de Bling-Bling Bank et de Jules Désovules

-Le Gouverneur de la Banque d’Etat, Paul Wallnut

 

BLING-BLING BANK

une tragi-comédie financière

                                                                                                                          

« La confiance est une valeur qui ne s’achète pas »

 

  1. Arrow, Prix Nobel, 1972

 

« Je crains que ne soit difficile l’entente entre quelqu’un qui a vécu du dehors le sabbat des sorcières, et vous qui avez dansé avec elles »

 

Thomas Mann, 1953.

 

« On a vendu des produits financiers si complexes que personne ne les comprenait, et surtout pas ceux qui les achetaient ».

                                                                                                                             

Stephen Green, Président de HSBC, 2009.

    

PROLOGUE dit par Ange Mary Prat

 

Chers spectateurs,

 

Toute ressemblance avec des personnages, des événements ou des comportements réels, est illusoire. L’auteur a fait œuvre d’imagination pour votre plaisir. Les natures ambivalentes des hommes et des femmes de pouvoir se déchainent sous sa plume : tous laissent libre cours à leurs instincts dans une période de crise financière extrême. Chiffres monstrueux et sentiments ravageurs, euros baladeurs et innovations crapuleuses, cohabitent sans vergogne pour le plus grand bonheur de certains et le plus profond malheur de beaucoup.

L’auteur préfère garder un anonymat prudent et ne revendique aucune notoriété : il connait le prix à payer pour dire la vérité du monde financier au XXIème siècle.

Il vous souhaite de passer un bon moment en sa compagnie, en vous divertissant par son spectacle.

Permettez- moi de vous présenter, de sa part, les protagonistes de cette tragi-comédie financière.

  • Dany Pression est le président de Bling-Bling Bank depuis un 10 ans et se passionne pour sa double carrière bancaire et golfique.
  • Phil Tank est son directeur général, vieux renard, entré dans la Bling-Bling Bank il y a 30 ans.
  • John Pierpont Weasel, son ambitieux adjoint, dirige les équipes de trading depuis 20 ans.
  • Jérôme Châteaufort est un jeune trader sans scrupule de Bling-Bling Bank depuis 3 ans
  • Calamity Fame, directrice de la communication, est une fidèle de Dany Pression
  • La pugnace et maternelle Liz Merrycase est la première avocate de Jérôme Châteaufort.

Moi, Ange Mary, je suis secrétaire intérimaire venue chercher du travail à Paris ; d’origine bretonne je suis tombée par hasard, un dimanche matin, dans la marmite financière de Bling-Bling Bank, alors que les bulles devenaient trop grosses…

L’auteur de cette tragi-comédie vous remercie par avance pour votre écoute attentive …

Elle salue, puis se retire derrière le rideau sur la pointe des pieds, comme si elle en avait trop dit. On entend les premières mesures de la cinquième symphonie de Beethoven, opus 67 (premier mouvement : « allegro con brio ») : le destin doit frapper au moins sept fois, et plus si affinité !

Ses coups visent les sept acteurs de cette tragi-comédie.

Personnages :

  • Dany Pression, président de Bling-Bling Bank, 58 ans
  • Phil Tank, directeur général de Bling-Bling Bank, 59 ans
  • John Pierrepont Weasel, directeur des salles de trading de Bling-Bling Bank, 40 ans
  • Jérôme Châteaufort, jeune trader de Bling-Bling Bank, 31 ans
  • Calamity Fame, directrice de la communication de Bling-Bling Bank, 45 ans
  • Liz Merrycase, première avocate de Jérôme Châteaufort, 35 ans
  • Ange Mary Prat, secrétaire intérimaire de Dany pression, d’origine bretonne, 55 ans
Voix de personnages n’apparaissant pas sur scène :
  • La copine de Jérôme Châteaufort, Daisy
  • Le frère de Jérôme Châteaufort, Conan
  • Moussah, courtier de Jérôme Châteaufort
  • Le Gouverneur de la Banque d’Etat, Christian Wallnut

 

Scène 1

Bureau luxueux de Dany Pression, à l’étage 36 de la double tour de « War Time City ». L’horloge de l’écran de l’ordinateur mural indique : dimanche, 11h, et le cours de bourse de Bling-Bling Bank : 1.500 €. Phil Tank est assis dans le canapé et tapote sur son ordinateur portable. Ange Mary Prat se tient, très droite, sur un petit fauteuil à gauche du bureau présidentiel. On aperçoit deux clubs de golf, des « drivers », disposés en V, sur le mur en face de l’entrée. Ils ne parlent pas.

Dany Pression entre en claquant la porte et dévisage de façon arrogante Phil, puis Ange Mary.

D’un pas calme et solennel, il s’installe dans le fauteuil présidentiel, derrière son bureau, et allume nonchalamment un cigare.

Dany Pression : Phil, qu’est-ce-qui vous prend de me déranger un dimanche matin, au milieu d’une compétition de golf à Chantecrème ? Parti à 8 h 07, j’abordais le quatrième trou ; un caddy m’a prévenu de votre appel urgent. J’avais réussi le « par » sur les trois premiers trous. Je suis furieux !

Phil Tank : Président, nous avons un problème : tout l’ordre du jour du conseil d’administration de ce soir est à modifier.

Dany pression : Pourquoi ? Fallait-il faire appel un dimanche à cette pauvre femme, une petite intérimaire. Elle avait mieux à faire…et n’est pas au forfait ; la Bling-Bling Bank va payer une agence d’intérim. Quel gâchis !

Phil Tank : Président, nos résultats sont bouleversés après mon enquête de cette nuit.

Ange Mary Prat, les interrompant vivement : Pardon, je suis disponible pour vos urgences, Messieurs, j’ai été la seule à répondre à mon agence d’intérim. Mon compteur tourne depuis une heure. Le vôtre aussi, Monsieur le Président…

Ange Mary en aparté, se tournant vers les spectateurs : S’il va aux toilettes Bling-Bling Bank, continue de le payer. Si c’est pour les petits besoins liés à l’âge, mettons un quart d’heure tout compris, le coût serait de 1.250 €.

Dany Pression : Quelle idiote ! Elle n’a aucune idée du coût de l’heure présidentielle : cela va chercher autour de 5.000 €, sans charges sociales. Tous ces petits « raisonnent » sans les charges patronales et avant impôt ! Nous ne sommes pas du même monde. Phil, où en étions-nous ?

Phil Tank : Président, vous me connaissez depuis longtemps. Vous m’avez confié la responsabilité des activités de financement et d’investissement que vous aviez redressées, il y a quinze ans. C’est notre vache à lait, celle qui donne 15% de rendement…. Vendredi, nous avons repéré la prise de positions extravagantes d’un trader qui travaille à l’arbitrage. John Pierpont Weasel l’a interrogé cette nuit. Il aurait exposé la Bling-Bling Bank sur des risques qui atteindraient 50 milliards €…

Dany Pression : Vous êtes fou ou c’est moi qui ne suis plus dans le coup…

Phil tank : Les deux, mon Général ! Excusez-moi, Président, je ne sais plus ce que je dis, je n’ai pas dormi de la nuit ! John Pierpont Weasel a charcuté cette crapule de trader. John Pierpont le meilleur d’entre nous, se tient à votre disposition.

Dany Pression : Faites-le venir !

Ange Mary Prat en aparté vers le public : Je ne comprends rien à ce qu’ils disent, leur Bling-Bling Bank s’est fait escroquer par un trader. Ils sont nuls…

Dany Pression : Que dit cette petite sotte ? Vous parlerez quand on vous le demandera et vous ferez le compte rendu de notre réunion. Vous êtes tenue au secret. Tout a un prix. Je vous ferai donner une prime de 150 € pour la journée, assistance au conseil d’administration de 18h30, incluse. Si vous parliez, vous devriez rembourser le double de ce montant à la banque.

John Pierpont Weasel entre d’une démarche hésitante, les yeux baissés. Il reste debout devant le bureau présidentiel, les mains dans le dos. Dany Pression rallume son cigare, après l’avoir taillé de façon méticuleuse. Il toise John Pierpont Weasel d’un regard d’acier.

Dany Pression : John Pierpont, vous n’avez pas eu l’occasion de me décevoir jusqu’ici. Est-ce que ce sera le cas aujourd’hui ?

John Pierpont Weasel : Monsieur le Président, la situation est grave. Nous faisons notre beurre, je veux dire la Bling-Bling Bank, sur les écarts de cours : or, matières premières, actions, obligations, devises, … La volatilité des prix sur ces divers marchés favorise nos spéculations financières. Les cerveaux de nos brillants traders mettent à profit les mouvements de marchés, à la hausse comme à la baisse. Nous sommes les maîtres des effets de leviers financiers sur tous les marchés du monde.

Dany Pression : Au fait ! Il me reste une chance de revenir au golf de Chantecrème pour la remise des prix. Cette compétition est dotée par Réalor et notre Maire, l’excellent Mr Toerw, un ami, sera peut-être là, avec sa charmante épouse.

John Pierpont Weasel : Ce serait la première fois que vous ne figurerez pas parmi les gagnants de la compétition, Monsieur le Président ! Fichu contretemps ! Peut-être que votre femme, ou l’une de vos deux filles déjà si bien classées vous remplaceront…

Dany Pression : Fichez-moi la paix, avec vos considérations déplacées ! Phil, vous ne dites rien…On dirait que vous n’aimez pas être en première ligne…

Ange Mary Prat : Que dois-je écrire dans mon résumé, Monsieur le Président ? Sauf erreur, je n’ai toujours pas entendu les réponses à vos questions.

Dany Pression : Silencium ! Je veux la vérité, bandes d’incapables, tout de suite !

John Pierpont Weasel croise ses mains sur son ventre, rapproche ses pieds l’un de l’autre, courbe le dos et baisse les yeux et se place derrière Phil Tank.

John Pierpont Weasel, après un long silence : Président, ces étincelles de génie de nos traders dont je vous entretenais à l’instant, il arrive qu’elles s’éteignent ; parfois, elles n’excitent plus les neurones de nos traders. Nous devons alors reconnaitre une erreur de recrutement, mais nous mettons vite un terme à cette anomalie. Cette fois-ci, c’est un jeune trader, Jérôme Châteaufort, qui a dérapé. On ne m’y prendra plus à faire du social, Président. Ce minable n’est sorti d’aucune grande école, même pas de la plus petite « sup de co. » de province. Ce trader a pris des risques dépassant nos limites autorisées, sans aucune couverture.

Ange Mary Prat en aparté vers le public : C’est peut-être normal, l’été, quand il fait chaud… Au fait, c’est quoi une couverture ?

Dany Pression, excédé : Je comprends, vous mourrez de peur devant la première bévue. La belle affaire, j’en ai vu d’autres ! Une seule question ! « How much » ?

John Pierpont Weasel : Quel à propos ! Monsieur le Président, quelle pertinence ! Je n’osais pas répondre avant que vous ayez posé la question… Cinquante milliards €, Phil Tank vous le confirmera.

Dany Pression s’effondre sur son fauteuil présidentiel et regarde alternativement Phil Tank et John Pierpont Weasel qui se tord les mains. Ange Mary Prat sourit à chacun d’eux pour essayer de détendre l’atmosphère.

Dany Pression d’une voie blanche : 50 milliards d’euros, c’est deux fois le montant des fonds propres de ma banque, vous ruinez notre solvabilité. Personne n’a le droit de toucher à notre coffre-fort accumulé par mes prédécesseurs, les vénérables présidents de Bling-Bling Bank. Traire la vache d’accord, engraisser les veaux aux beaux jours, j’applaudis, mais la maladie de la vache folle, très peu pour moi ! ! Vos 50 milliards, c’est votre problème : des perspectives de gain ? Des risques de perte ?

Phil Tank : Soyons clair, Président. Jérôme Châteaufort a engagé les actifs de Bling-Bling Bank en créant une comptabilité fictive. Nous ne connaissons pas ses contreparties. Nous tentons d’estimer les pertes ou les gains potentiels pour sortir de ce guêpier. Jérôme Châteaufort a commencé ses opérations frauduleuses il y a 2 ans. L’an dernier, ces malversations auraient produit un gain net, toujours dissimulé, de 1,4 milliard d’euros. Aujourd’hui, les marchés se retournent à la baisse et nous risquons de lourdes pertes.

Dany Pression : Alors, John Pierpont Weasel, le génie des marchés financiers internationaux, convoité par nos concurrents, on ne dit plus rien ?

John Pierpont Weasel: Président, je suis diplômé de l’ « Ecole multitechnique », je ne me trompe pas dans mes calculs. Mes hypothèses sont de pure complaisance, cependant mes raisonnements restent justes. Quelle importance ? Il y a consensus pour raisonner à partir de données fausses, tant qu’il y a apparence de rigueur…. Aussi, j’estime nos pertes pour Bling-Bling Bank entre – 2 et – 15 milliards €, si les marchés ne dévissent pas trop…

Dany Pression : Vous plaisantez. Je n’ai jamais rien compris à vos démonstrations mathématiques mais les membres de mon conseil d’administration me font confiance. Certains administrateurs viennent, comme moi, du « Corps de l’Inspection de l’Etat », d’autres de l’automobile et même de l’assurance ! C’est dire leur niveau de compétence bancaire ! Il y a même un professeur d’économie de la célèbre Université Parisienne de la « Bru du Roi » ... C’est notre administrateur supposé indépendant. Il appartient aux think-tanks que nous finançons généreusement. De leurs élucubrations intellectuelles sortent les textes de loi que nos lobbyistes font voter à Paris, à Bruxelles, et même à Washington. Tous me sont dévoués, fidèles à leurs jetons de présence et gourmets à l’occasion … C’est l’essentiel pour la Bling-Bling Bank. Mais je m’égare !

Ange Mary Prat en aparté vers le public : Je ne comprends toujours rien à leur discussion. Et vous ?

Dany Pression : Madame, cessez de bougonner, enregistrez et prenez en sténo : c’est tout ce qu’on vous demande

Le téléphone présidentiel sonne. On entend clairement la voix de Calamity Fame, la directrice de la communication de Bling-Bling Bank.

Calamity Fame: Pardon, Monsieur le Président de prendre la liberté de vous appeler un dimanche. Phil Tank m’a dit que vous pourriez avoir besoin de moi. Je suis dans mon bureau. Puis-je venir ?

Dany Pression : Vous tombez bien, Calamity, je suis entouré de fous et j’ai besoin de vos lumières.

Deux secondes plus tard, Calamity, s’assied à côté d’Ange Mary Prat. Elle s’indigne :

Calamity Fame: Mais qui c’est celle-là ? Je ne l’ai jamais vue ? Ce n’est pas une nouvelle Directrice au moins ? Elle me paraît mal calibrée pour ça …

Dany Pression : Calamity, calmez-vous. Ce n’est rien. Au fait, vous êtes une professionnelle de la communication, je suis sûr que vous êtes déjà au courant de la situation. Qu’en pensez-vous ?

Calamity Fame : C’est simple Président, nous voici face à un défi événementiel ; ce nouvel enjeu n’est pas un problème en soi. Nous en avons sauvé ensemble des situations qui paraissaient insurmontables. Souvenez-vous, Président : votre image « d’Inspecteur de l’Etat » dans le monde financier, une banque à réseau hexagonal devenant banque universelle, la meilleure rentabilité sur fonds propres, sans compter ces maudites tentatives d’OPA sur Bling-Bling Bank…

Dany Pression : Calamity, cette fois-ci, tous nos fonds propres risquent d’y passer : la faillite, les files d’attente devant les guichets, les sarcasmes de mes collègues et même la fin des OPA. Ne plus faire envie, quelle horreur ! Se faire avoir par un N -10 ou N - 12, je ne sais plus, quelle honte !

Calamity Fame: Président, j’ai vingt ans de métier, je ne suis plus un perdreau de l’année… Et puis la maîtrise du « Newsflow », ça me connait ! Ecoutez-moi !

Dany Pression : Alors, que fait-on ?

Calamity regarde ironiquement Phil Tank et John Pierpont Weasel. Elle jouit de son effet sur eux qui ne disent mot.

Calamity Fame : Il ne s’agit pas de savoir qui est responsable, mais de désigner le coupable. Ce ne peut pas être vous Président, ni ces deux-là non plus. Entre N – 10 et N – 12, on n’a que l’embarras du choix. Il faut être efficace et crédible, tout de suite. Le plus simple, le plus facile à viser, c’est l’échelon le plus bas, ce petit trader, Jérôme Châteaufort.

Dany Pression : J’ai construit la fortune de la Bling-Bling Bank sur la qualité du contrôle des risques : audit interne, conformité, inspection générale et j’en passe : c’était mon idée ! Il n’y avait qu’une solution externe, le système « Mureigne » pour mettre cet arsenal en place. Je répugne à faire comme les autres ! Sous mon règne, tout risque est calculé, mesuré, ajusté à notre objectif central de 15 % de rentabilité, et plus pour nos activités de marchés. Je vous ai remis sur les rails il y a dix ans. Quel succès depuis !

Calamity Fame : Président, on vous rendra responsable de vos exigences excessives de performance. Tout a été multiplié par trois en dix ans : produit net bancaire, résultats, effectifs. Pensez-vous que les risques soient restés inchangés ? Dans toute crise, il faut un bouc émissaire. Si ce n’est pas Jérôme Châteaufort, ce sera vous. On vous accusera d’avoir détruit le système financier international. Ne vaut-il pas mieux choisir la première solution ? Ainsi, nous travaillerons sans gaspillage inutile, ni en euros, ni en paroles.

Dany Pression : Et nos Autorités de contrôle ? Et le Gouverneur Wallnut ? Le Président Sarkophage ? Et le ministre du Trésor, Mme Chris Gardatoi ? … Nous n’avons pas que des amis ! Et ce satané Mike Paycash, le Président de la Banque Nouvelle du Peuple, la démangeaison va le reprendre ! Nous sommes mûrs pour une nouvelle OPA à bas prix si nous sommes acculés à la faillite.

Calamity Fame : Je vous recommande le secret absolu. Bien communiquer, c’est informer dans la limite du nécessaire, vers les cibles concernées. Pas de bavardage superflu et encore moins de bons sentiments. Président, il faut vous protéger, vous « couvrir » comme il convient.

Dany Pression : Je commence à y voir clair, mais notre bouc émissaire, ce Jérôme Châteaufort, cette géniale crapule, va-t-il se laisser faire ?

Phil Tank et John Pierpont Weasel parlent ensemble : Nous n’en savons rien, mais votre décision sera la nôtre. A vous de jouer Président, vous gérez cette crise. Nous suivrons vos instructions, à la lettre.

Dany Pression : Je me couvre d’abord, on avisera ensuite. J’appelle mon ami le Gouverneur Christian Wallnut de la Banque d’Etat, il se fait déjà 14h. Il doit être en train de déjeuner. Tant pis, j’y vais, il a dû commencer sa digestion, cela calme son homme. Pourvu qu’il n’ait pas entamé sa sieste !

Dany Pression rallume son cigare, fait signe à tous de s’éloigner au fond du bureau présidentiel, mais Ange Mary Prat reste seule assise devant lui. Il appelle Christian Wallnut au téléphone.

Dany Pression : Pardon, Christian de vous dérager un dimanche à l’heure du déjeuner. Peut-être aviez-vous des invités ?

Voix de Christian Wallnut : Vous et moi, nous faisons vivre les marchés financiers ! Nous sommes les rois de la création de valeur. Vous, vous avez en plus les stock-options et la retraite-chapeau, mais la considération du peuple en moins. C’est ce qui nous distingue. Les journées sont ennuyeuses sans nouvelles de mes amis banquiers. Les jardins du Palais Royal sont d’un triste en janvier : il faut bien que nous protégions l’or de la Banque d’Etat grâce aux immeubles de la rue de Valois. Quelle corvée de devoir habiter si près de la « Sainte Maison » ! Enfin, quoi de neuf, cher Dany ?

Dany Pression : J’ai un conseil d’administration ce soir qui doit arrêter les comptes de l’an dernier ; en dépit de la crise des « subprimes », la Bling-Bling Bank annonçait un résultat de 2 milliards. Or, un de nos traders a contrevenu à nos règles de contrôle interne ; il a porté notre exposition aux risques de marché à plus de 50 milliards d’euros… Les pertes pourraient être considérables, mais nous sommes encore incapables de les chiffrer. Que devons-nous faire ?

Voix de Christian Wallnut : Liquidez vos positions mon vieux, liquidez tout ! Si vous laissez les choses en l’état, nous serons, vous et moi, considérés comme responsables pour ne pas avoir exercé la tutelle souhaitable. En tant que mandataire social, vous êtes la tour de contrôle, le gardien de l’intérêt supérieur. Votre adjoint, comment l’appelez-vous déjà ? Ah oui, ce… Phil Tank, n’est qu’un mandataire social de secours, au cas où vous ne tiendriez pas le coup, ne l’oubliez jamais.

Dany Pression : Cela fait deux ans que cela dure, mais je n’étais au courant de rien … Mes adjoints n’avaient rien vu. Vous vous rendez compte … Les marchés sont mauvais et peu liquides. Si notre situation est connue à l’extérieur, nous sommes morts. La spéculation se déchaînera, ce sera la faillite de Bling-Bling Bank, il y aura une contagion virale hors des frontières… Il faut prévenir la Banque Centrale Européenne et même peut-être les Américains de la Fed...

Voix de Christian Wallnut : Liquidez en secret les engagements de votre trader. Bouclons là, vous et moi. Après tout, mes propres Inspecteurs de la Commission bancaire auraient dû s’apercevoir de vos folies depuis longtemps. Je n’en parle pas à mon Premier Sous-Gouverneur.

Dany Pression : Nous sommes dans la même barque, Christian. Il va falloir ramer. Enfin, nous en avons bien profité jusqu’ici, n’est-ce pas ? J’oubliais, on n’informe pas le Président Sarkophage, pas plus que Chris Gardeatoi : ils en profiteraient pour avoir notre peau ! C’est qu’ils en ont du monde à caser, et nous ne sommes plus tout jeunes, on a encore quelques années à tirer. Avec mes respectueux hommages à votre épouse.

Dany Pression fait signe à tous de s’approcher. Il a retrouvé son sourire et son regard d’acier.

Dany Pression : Christian est dans la combine et il me couvrira vis-à-vis du Président Sarkophage. Il va en attraper une colère celui-là. On liquide tous les engagements de Jérôme Châteaufort sur tous les marchés financiers. Pour le conseil de ce soir, une seule consigne : la Bling-Bling Bank est victime d’un trader génial. Les commissaires aux comptes se déclareront dans l’impossibilité de certifier les résultats. John Pierpont, essayez de savoir pourquoi nous en sommes là. Je veux un rapport provisoire de l’Inspection Générale de Bling-Bling Bank dans trois jours. J’ai dit provisoire !

Ange Mary Prat : Qu’est-ce que je fais maintenant ?

Dany Pression : N’écrivez-rien et voyez avec Phil Tank la finalisation des documents pour le conseil. Je repasse vers 18h. Votre prime ne sera que de 75 euros, nous n’aurons plus besoin de vous. Je repars au golf de Chantecrème. Le parcours des Grands Arbres m’attend. Mesdames et Messieurs, bon après-midi dans les locaux de Bling-Bling Bank ! Ange Mary, demandez à Léon d’avancer la voiture.

Ange Mary Prat en aparté vers le public : C’est qui Léon ? Où se trouve-t-elle « la voiture » ?

Dany Pression sort comme il était entré, à pas rapides, mais cette fois-ci, il lève les bras au ciel et claque la porte encore plus violemment.

 

Scène 2

Garçonnière de Jérôme Châteaufort à Fleury sur Seine. Il entre d’un pas fatigué, la cravate dénouée, portant sa veste à la main ; Il s’affale puis s’assied sur le lit qui n’est pas fait. L’horloge de l’ordinateur portable indique : dimanche, 15h00 et le cours de Bling-Bling Bank : 750 €. Il allume cigarette sur cigarette, et ne tire chaque fois que 3 bouffées. Les cendriers sont pleins.

Jérôme Châteaufort : Quelle horreur ! Voilà le pire week-end de ma vie ! Partir se reposer à Deauville un samedi avec ma copine, Daisy. Rêver au « number » qui me sera attribué par cette foutue hiérarchie et cette anguille de John Pierpont Weasel. Je ne le connaissais pas il y a 3 jours, mais mon bonus dépend de lui ! J’ai dissimulé mes gains réels de l’an dernier, un peu plus de 1,5milliards €, pour les ramener à 60 millions €, cela méritait une petite douceur. J’ai fait comme les autres, j’ai fabriqué mon matelas. Ce qui serait juste, c’est un petit bonus de l’ordre de 500.000 €. Avec un bénéfice net de 60 millions € enregistré en comptabilité, je devance ces traders patentés sortis de l’« Ecole multitechnique » ou les seconds couteaux de l’« Ecole Spectrale ». Je suis plus malin qu’eux ! Ils se contentent d’engranger, 3 à 5 millions € de profit. Il faudrait en embaucher des médiocres comme eux pour fabriquer ma gagne réelle, le 1/3 des résultats de Bling-Bling Bank, l’an dernier… J’ai une position hors-norme, incompatible avec leurs règles débiles de contrôle interne. Mon N+1, Éric Cordelette, m’a demandé de rappliquer illico. Ils ont fliqué mes transactions avec mes codes perso. J’ai été interrogé samedi jusqu’à minuit par John Pierpont Weasel, mon N+8 : un mustélidé de la famille des belettes qui se nourrit du sang des autres. Ce dimanche, j’en reprends pour plus de 2 heures ! Ils compensent leur indigence professionnelle en me mettant sur le grill tout le week-end. Je leur ai laissé des informations incomplètes, j’ai lancé quelques leurres. Qu’est-ce qu’ils croient ? J’ai joué les modestes pour ne pas les humilier et voilà qu’au lieu de discuter bonus, on me met à pied. Je suis interdit de boîte dès lundi ! Je vais me faire consoler par ma copine.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Salut, belle Daisy, tu es remise ? Excuse-moi pour hier. J’avais un coup superbe à faire. L’influx professionnel a été trop fort.

Voix de la copine, Daisy : Oui, mon Jérôme, toujours tes coups fumeux. J’en ai assez : j’ai besoin qu’on s’occupe de moi, qu’on me regarde, qu’on m’aime vraiment.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Mais, je t’aime, moi, Daisy ! Je t’ai donné mon seul WE de libre depuis 3 ans !

Voix de la copine, Daisy : C’est ce que je disais : tu ne penses qu’à ta boite, tu rêves à ton bonus, tu veux les écraser, les surdiplômés de la République. Ce n’est pas sur ce terrain que je t’attends. Tu me plais ; je te désire avec mon cœur, et le reste aussi !

Jérôme Châteaufort au téléphone, après un long silence : Je suis viré ! Plus de bonus, plus de stress, plus de nuits blanches. A nous le bonheur !

Voix de la copine, Daisy : Mon Jérôme adoré, comment est-ce possible ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : Je les écrase, je fais trop de résultats, ils sont jaloux… Pour ne pas leur faire d’ombre, j’ai planqué ma « gagne » de l’an dernier. J’avais atteint des sommets grandioses, ils s’en sont aperçu et ne supportent pas : un trader breton, un master de finances d’une université provinciale ! Comme si j’avais gagné les 24 heures du Mans en Ford Fiesta !

Voix de la copine, Daisy : Je ne comprends rien ! Comment tu fais pour gagner plus que les autres ? Où tu la planques ta « gagne » ? Tu peux la récupérer, au moins ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : Daisy, ils ne savent pas prendre des risques. Il faut calculer d’abord, qu’ils disent, rester dans les limites, suivre les procédures du contrôle interne. Ce sont des gagne-petit. Je suis passé par le middle-office, je connais leurs tours de passe-passe et les codes qu’ils changent rarement … Pour planquer les résultats, j’utilise des comptes d’attente, des contreparties fictives, je fais des mails bidons : j’assure quoi !

Voix de la copine, Daisy : Mon Jérôme bien-aimé, je pige de moins en moins, mais tu t’énerves : je viens chez toi quand tu veux, pour finir notre week-end qui avait si bien commencé. Entre-temps, appelle ton frérot, il s’était fait virer lui aussi, il pourra t’aider. Je t’embrasse.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Moi aussi ! Tu as raison, c’est le moment de négocier les indemnités de licenciement. Le frérot aura des idées.

Jérôme Châteaufort fait quelques pas dans la pièce, se prend la tête dans les mains et allume une nouvelle cigarette. Il compose un nouveau numéro sur son portable.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Frérot, c’est Jérôme. Tu me croyais à Deauville. C’est raté. Je suis à Fleury sur Seine. Quand la Bling-Bling Bank m’a appelé, on prenait le soleil sur les planches. Avec ma copine, on sirotait nos « Champagne » au « Ciro’s » : elle, le Dom Pérignon de Moët et Chandon et moi, mon Ruinart millésimé. Nous n’avons pas pu finir notre première coupe !

Voix du frérot, Conan : Qu’est-ce que tu racontes ? Tu n’es quand même pas retourné travailler un dimanche en laissant tomber ta copine ? Elle est mignonne et tu as tendance à te surestimer, j’en sais quelque chose, frérot ! Pense plutôt à ton bonus. Tu verras, cela facilite les choses quand on s’installe ensemble. Ton business est meilleur que le mien !

Jérôme Châteaufort au téléphone : Conan, je suis viré ! Je suis seul...

Voix du frérot, Conan: Comment ? Je n’ai jamais rien compris à tes tripatouillages ; pour moi, cela ne correspond à aucune réalité. Ce sont des promesses de promesse que vous vous faites entre crapules de ton genre, sans intention de les tenir. Vous prenez les autres pour des cons pour la bonne raison qu’on continue à faire confiance à vos châteaux de cartes. Avec vos bonus de 500 fois le SMIC, on pourrait croire que vous courrez 500 fois plus vite que nous : c’est du vent !

Jérôme Châteaufort au téléphone : Conan, tu te répètes, mais tu n’as pas tort. On fait quoi ?

Voix du frérot, Conan, après un long silence : Revenons à tes soucis. D’abord, tu es licencié pour faute « lourde » ou « grave », avec ou sans indemnité ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : Aucune idée. J’ai vu ma hiérarchie, pas les R.H., et ils ne connaissent que la moitié de la vérité. Lundi, j’aurai quartier libre, c’est tout.

Voix du frérot, Conan : Si tu les as entubés, que ce soit en leur faisant gagner ou perdre de l’argent, ils vont t’en vouloir. Mon employeur avait fait faillite, mais dans les règles : personne ne lui en a voulu, surtout pas ses concurrents. Les comptes étaient impeccables, il n’y avait rien à dire. Tu as joué avec 60 cartes... Souviens-toi de ta triche, déjà tout-petit. C’est pour ça que tu gagnais !

Jérôme Châteaufort au téléphone : Belle leçon d’histoire familiale et de morale publique. Merci !

Voix du frérot, Conan : Jérôme, tout cela me dépasse. Je ne suis pas sûr que tu aies abattu ton jeu. A ta place, j’appellerai Me Liz Merrycase. Elle m’a débrouillé mon problème aux Prud’hommes. Elle m’avait mis en garde contre les véritables risques : amendes, prisons ou même indemnisations.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Conan, je ne comprends pas ces termes juridiques. Dans ce domaine, tu as de l’avance sur moi.

Voix du frérot, Conan : Si l’employeur te cherche des poux dans la tête, ils te reprocheront d’avoir magouillé les comptes. Si tu leur as fait gagner de l’argent sans qu’ils le sachent, ils t’accuseront d’abus de confiance. C’est pénal et peut te valoir de la prison, avec sursis ou pas, c’est selon... Si malgré ton génie financier, tu leur as fait perdre de l’argent, ils te réclameront des dommages et intérêts. Dans tous les cas, tu as tort d’être hors norme.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Tu vois loin, tu penses profond, frérot. Me voilà rassuré ! Comment on la joint ton avocate, la pugnace Liz Merrycase ? Elle est sympa et pas trop chère ?

Voix du frérot, Conan : Elle n’est pas toujours disponible, mais elle va flairer la grande affaire médiatique, pour se faire connaitre. Son problème, c’est de ne pas perdre de temps à comprendre ta technique. Elle voudra que tu ne lui racontes pas de coups, … Ce sera difficile pour toi ! Par exemple, tes tripatouillages, tes magouilles, enfin tes opérations de génie, tu les as faites seul ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : Tu ne m’as pas laissé le temps de parler, Conan… Comme il se doit, j’ai passé mes ordres par un intermédiaire, Moussah, c’est un salarié d’une filiale de la Bling-Bling Bank. Lui aussi devait avoir sa part de bonus sur mes résultats de l’an dernier.

Voix de frérot, Conan : A ta place, je ne perdrai plus de temps. On se voit quand tu veux, c’est toi qui décides !

Jérôme Désovules s’en grille une nouvelle et parait reprendre du poil de la bête. Il se gratte plusieurs fois la tête et se décide à appeler son intermédiaire favori sur son portable.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Hi (Aie !), Moussah, tu vas être déçu, je ne t’appelle pas pour passer un ordre. Je devais aller ce week-end avec ma copine à Deauville. Me voici de retour à Fleury sur Seine, j’ai des choses importantes à te dire.

Voix de Moussah: Salut à toi, prince de l’Euronext et d’autres indices découverts à marée basse. Veux-tu que nous dinions ce soir chez Rascasse, l’huitrier de Fleury sur Seine ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : Non ! Nos commissaires aux comptes y finissent leur journée de travail de l’autre côté de l’avenue d’Espagne. Je suis crevé : écoute-moi.

Voix de Moussah : Tu m’inquiètes, cher roi des bonus. Crache le morceau !

Jérôme Châteaufort au téléphone : La Bling-Bling Bank est au courant de nos affaires, jusqu’à John Pierpont Weasel. Je ne leur ai pas lâché le morceau et ils ne connaissent pas nos opérations de cette année. Nous avions juste utilisé quelques « warrants turbos à barrières désactivantes ». J’ai dû leur donner mes codes d’accès : cela te concerne ! A nous deux, nous avons fait 50 % du chiffre d’affaires de ta boîte de courtage depuis deux ans.

Voix de Moussah : C’est gentil de penser à ton ami quand le ciel est au beau fixe ! Selon toi, je passe, moi aussi, à la casserole !

Jérôme Châteaufort au téléphone : Tu étais mon interlocuteur quasi-unique. Pour couronner le tout, ils ont pris contact avec notre principale contrepartie fictive, la Banque de Germanie à New York. Elle prétend ne pas nous identifier. Un Mr Chemindeladouane, de Francfort, a écrit à la Bling-Bling Bank pour signaler des mouvements anormaux : les nôtres ! Sur mon ordre, et par ton intermédiaire, la Bling-Bling Bank aurait pris des positions inconsidérées sur l’indice de la bourse de Germanie… J’avais préparé une réponse-bidon prétextant des erreurs administratives et des annulations d’ordres. Ce Mr Chemindeladouane, risque de ne pas lâcher sa belle prise …

Voix de Moussah : C’est toi qui risques de dérouiller ! Je n’ai fait qu’exécuter tes ordres. Je n’avais aucune raison, et encore moins le pouvoir, de les remettre en cause. Les appels de marge avaient bien eu lieu l’an dernier et pomper 30 milliards € de Bling-Bling Bank. Ta hiérarchie était au courant !

Jérôme Châteaufort au téléphone : On lavera plus tard notre linge sale en famille. En attendant planque nos derniers échanges de mails. Avec un peu de chance passera à travers les gouttes… On peut rêver, tu vois qu’on nous félicite de nos brillantes initiatives qui permettent de combler les pertes de Bling-Bling Bank sur les « subprimes » US…

Voix de Moussah : Pour cette année, je vois ce que je peux faire mais je compte sur toi : ne mets pas des bâtons dans les roues pour mon bonus de cette année, je vois mon boss la semaine prochaine…

Jérôme Châteaufort au téléphone : Je te remercie de ta sollicitude spontanée à mon égard, Moussah. Je te rappelle que je suis éjecté de « Bling-Bling Bank » dès demain, et toi, tu ne me parles que de ton bonus!

Moussah : Tu verses dans le pathos ! Tu es un grand sensible, un virtuose de la finance virtuelle. Nous sommes des incompris : c’est le prix à payer pour nos talents d’artistes ! Il y a quelque chose que je ne saisis pas. Si tu n’es pas là lundi, qui suivra tes engagements en cours ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : Je n’en sais rien. Que feront les marchés la semaine prochaine ? Si nous avons gagné tous les deux, c’est parce que nous avons eu le culot de nous engager à contre-courant : j’ai spéculé à la baisse l’an dernier ! Mes positions non couvertes, je les ai prises en tablant sur un redressement rapide des marchés. Je suis seul à savoir ce qu’il faut faire en cas de tornade, sur mon monopoly à plusieurs milliards. Aujourd’hui, l’avenir de la Bling-Bling Bank dépend de nous.

Moussah : Ridicule ! Les marchés seront étroits, demain lundi. Les « Amerlocs » ne jouent pas, ils sont en vacances, cela fait bien 1/3 des intervenants en moins… Le débouclage est impossible dans le mois qui vient, et encore.

Jérôme Châteaufort au téléphone : Il y faut du doigté, de l’intuition, des nerfs, ce qu’ils n’ont pas, ces clones prétentieux. Avec mes codes, ils peuvent mettre une nouvelle stratégie en place, en forme de sauve-qui-peut. Je ne leur fais aucune confiance pour trouver la bonne martingale : ce sera la débandade organisée… et des pertes colossales ! A l’inverse, en gardant le soldat de 2ème pompe Châteaufort, bien au chaud, sur le « Desk Beta 2 », ils pourraient doubler la mise de l’an dernier et afficher 2 à 3 milliards € nouveaux de bénef. En prime, ils auraient aussi pu continuer à me sucrer mon bonus pour indiscipline.

Moussah : Et en mettant les choses au pire ?

Jérôme Châteaufort au téléphone : S’ils sont assez bêtes pour ça, ils désigneront le meilleur d’entre eux, le grand Kahn, pour déboucler dans l’urgence toutes mes positions. En faisant du « clean cut » dans les comptes, ils désignent par avance les coupables, toi et moi. Si les marchés se retournent, leurs débouclages intempestifs accentuent la tendance. Les concurrents de Bling-Bling Bank s’en aperçoivent, spéculent contre nous, la Bling-Bling Bank et le système financier mondial sautent!

Moussah : Tu me fais marcher ; nous travaillons dans une bonne maison. Regarde le chemin parcouru depuis l’arrivée de Dany Pression ! Ils te réintègreront, avec une lettre d’excuses, pour que tu ne vendes pas tes talents ailleurs.

Le portable de Jérôme Châteaufort, déchargé, fait bip-bip, et Jérôme le bazarde rageusement par la fenêtre. Il se prend la tête dans les mains et pleure à gros sanglots.

 

 Scène 3

Dans le bureau de Dany Pression, l’horloge indique : lundi, 15h ; cours de bourse de Bling-Bling Bank : 700 €. Dany Pression et Phil Tank sont assis sur le canapé. Le siège présidentiel est vide. Ange Mary Prat a tourné vers eux son petit fauteuil. Elle tient son carnet de sténo, prête à écrire. Les deux hommes paraissent détendus et fument des cigares sans lui prêter la moindre attention.

Phil Tank : Président, ce conseil d’hier soir, pas trop éprouvant ?

Dany Pression : Après l’accord du Gouverneur Wallnut, l’essentiel était acquis. Le danger serait que notre secret soit éventé. Nous sommes entourés de vautours. Notre faillite conviendrait à bon nombre de nos concurrents, sauf si leurs malchances voulaient qu’ils soient nos créanciers… Cela fait du monde. Je ne vous parle pas des petits jaloux, ceux qui crèvent de ne pas faire aussi bien que nous. Ils n’acceptent pas de prendre les risques et ne se donnent pas les moyens de les contrôler.

Phil Tank : J’entends bien, Président, mais ce risque systémique, cette charge immense qui pèse sur nos deux épaules, il a bien fallu que vous en parliez à votre conseil…

Dany Pression : J’en aurai bien fait notre affaire à nous deux. Ce petit monde d’administrateurs peut aussi servir à nous couvrir, je veux le croire. Il y aura trahison, c’est dans la nature de l’homme, n’est-ce-pas ? D’où viendra-t-elle ? Vous le savez, Phil ?

Phil Tank : Aucune idée ! Vos administrateurs, vous les avez choisis parmi vos amis, il faut leur rappeler avant de leur demander un petit service.

Dany Pression : Comme vous y allez ! Les choses ne sont pas si simples, nous nous tenons tous par la barbichette ; vous êtes mon numéro 2, je vous dois une information. Je n’ai mis dans la confidence que certains administrateurs, les membres du comité des comptes. Ce n’est pas que je leur fasse plus confiance qu’aux autres pour qu’ils fassent diligence … La preuve, ils n’avaient rien vu jusqu’ici ! Ils sont trouillards par habitude professionnelle. C’est une bonne garantie par les temps qui courent.

Phil Tank : Président, que leur avez-vous dit, au juste ?

Dany Pression : Je ne sais plus …Ce que j’avais appris moi-même, c'est-à-dire presque rien... Le Président du Comité des Comptes, cet Anthony, me plait bien. C’est un administrateur indépendant. Je l’ai fait nommer « lead independant director ». C’est un « British » qui a travaillé à haut niveau dans l’assurance. Les Britanniques, je les admire, ils ont inventé les deux plus vieux métiers du monde, je veux dire la comptabilité et l’assurance… Je lui ai balancé cette fraude de trading qui risque de ruiner mes dix ans à la présidence de la Bling-Bling Bank. Je lui ai recommandé d’y aller « molo » avec les deux autres membres du comité des comptes. Ceux-là, je les ai fait nommer pour la figuration, rien de plus. Anthony m’a promis d’emmener notre dossier dans son château du Sud-ouest. Il sait vivre, Anthony, entre sa cave de vieux Bordeaux et ses Havanes. Il pratique l’« understatement », en vrai gentleman... Il m’a promis de surveiller le risque systémique et la liquidité de nos actifs toxiques. Quelle délicatesse ! On pourra l’utiliser pour la presse !

Ange Mary Prat : J’ai pris en sténo, mais je ne sais pas résumer vos propos en bon français…

Dany Pression : Elle est toujours là, celle-là ! Ecoutez-moi-bien, Madame ! Ne faites que ce qu’on vous dit, quand on vous le dit, et si on vous confirme ce que l’on a dit. Compris ?

Ange Mary Prat : Je comprends de moins en moins.

Dany Pression : Vous commencez à m’énerver. Je vais vous dire deux ou trois choses qui pourraient vous servir dans la vie. Un fossé nous sépare. Vous faites partie du peuple et le peuple ne décide pas. On fait son bonheur malgré lui, sans qu’il s’en rende compte, ce qui explique son ingratitude. Au-dessus du peuple, beaucoup plus haut, il faut des esprits éclairés, qui pensent le « système ». Le « système », va conditionner votre vie tous les jours, il vous manipule, sans que vous le sachiez ; il vous fait prendre les bonnes décisions : travailler beaucoup, consommer un max, épargner si possible, se contenter d’un petit salaire, regarder les matchs de foot, suivre les dernières modes, payer les impôts, passer ses vacances en mobil-home en province ou sur les plages de Djerba …Voilà ce qui fait votre bonheur. Ne me demandez rien de plus et surtout pas d’augmentation…

Ange Mary Prat : Je vois, je vois très bien!

Dany Pression : Ce n’est pas tout. Ces esprits éclairés, dont je vous entretenais, d’où croyez-vous qu’ils viennent ? Comment les sélectionner ? Comment leur donner le pouvoir, leurs privilèges, les récompenses qu’ils méritent ? Vous ne le savez pas ? Je vais vous le dire… Il y a un peu plus de deux siècles, nous avons inventé en France, notre Patrie des Droits de l’Homme, le meilleur système de sélection des élites, par concours. Au sommet il y a le corps de « l’Inspection de l’Etat », la haute noblesse de la République. Il faut être le premier de la classe, de la maternelle à la terminale, puis aux classes préparatoires des Grandes Ecoles. Une fois à « l’Ecole Nationale d’Etat », nous sommes les premiers du classement de sortie. A 30 ans, nous n’avons appris aucun métier, sauf celui de s’imposer, de s’entraider entre collègues, d’écraser toute tête qui dépasse ou qui menace le « corps ». J’oubliais l’essentiel : il nous faut être convaincu d’avoir droit à nos privilèges à vie, ces attributs liés à notre rang. Les autres, ceux des autres « corps » - la « Cour des comptabilités » de la rue Cambon ou le « Conseil de la République » du Palais Royal - ne sont que des comtes ou des vicomtes. Ils doivent faire leurs preuves et aller au combat. Nous sommes les ducs de la République, et pour les meilleurs d’entre nous, les princes, nous habiterons un jour au château, nous deviendrons le souverain de ce pays. Il nous faut survivre à cinq ou dix ans de cabinet ministériel, proches de la cour et de ses turpitudes. Là, il n’y a plus que l’ambition du pouvoir qui compte, et les meilleurs parachutages possibles au gré des remaniements gouvernementaux. Nous avons nos brebis galeuses, par exemple ce Mike le Mauvais, qui a réussi, en moins de cinq ans, à ruiner « Orange International », un record! Si la plupart des entreprises que nous dirigeons vont mal, ce n’est pas notre faute. Nous gérons proprement, dans les règles, en fonction de notre durée de vie professionnelle, en renvoyant l’ascenseur à bon escient. C’est le système économique, le business transnational, qui ne nous mérite pas. Nous sommes des grands incompris, des génies ignorés, des bienfaiteurs de l’humanité cernés d’ingratitude, en définitive des victimes... Heureusement, en France nos privilèges sont garantis à vie.

Ange Mary Prat : Moi, à 28 ans, j’avais le bac, 10 ans d’expérience professionnelle, deux enfants et une maison en banlieue achetée à crédit. Il reste encore 30% à payer. Mon mari n’avait que son certificat de bon sens, mais fréquentait déjà l’école de la vie. Son diplôme, c’est le bac à sable. Aujourd’hui, il est artisan-maçon, c’est dur pour boucler les fins de mois ! C’est quoi, le « Corps » ?

Phil Tank : Cessez de nous déranger. Président, il serait temps d’aller aux nouvelles. Si on appelait John Pierpont Weasel ?

Dany Pression : Phil, assez philosophé, passons aux choses sérieuses.

John Pierpont Weasel frappe, puis entre à reculons, teste du regard ses deux interlocuteurs. Il reste debout devant eux, trente longues secondes. Finalement, Dany Pression lui fait signe de s’assoir sur l’un des petits fauteuils, à côté de Mary Ange Prat.

Dany Pression : John Pierpont, avez-vous la situation en main ? Vous êtes là pour ça. Nous vous avons délégué les pleins pouvoirs sur les activités de la banque de financement et d’investissement. Suite au décès de votre prédécesseur, cela fait six ans que vous prenez soin de notre meilleure vache à lait. Cet animal nous a donné un rendement exceptionnel. Dites-nous que les nouvelles sont bonnes.

John Pierpont Weasel : Ce n’est pas le cas, Monsieur le Président, les indices Dax et Euronext s’écroulent. Pensez donc, près de 10% depuis ce matin, on n’avait pas vu ça depuis 10 ans ! La bonne nouvelle, c’est que nous avons appliqué vos instructions à la lettre.

Dany Pression : Comment ça, à la lettre ? Tout dépend des circonstances. Avec le Gouverneur Wallnut, nous avions convenu de ne pas perturber les marchés, en un mot, de tenir à distance les rapaces qui flairent déjà l’odeur de notre sang. Voilà ce qu’il fallait comprendre, John Pierpont !

John Pierpont Weasel : Président, je n’ai pas votre vivacité d’esprit, la profondeur de votre réflexion, votre vision à long terme. Aussi ai-je fait confirmer par mon N+1, ici présent, qu’il fallait déboucler en urgence, que l’ordre venait du président. Nous avons consigné votre décision dans un échange de mails avec nos correspondants. J’ai transféré ce document sur mon ordinateur personnel pour le relire avec mon épouse, pour être sûr de comprendre votre pensée.

Dany Pression regarde Phil Tank, d’un air furieux, tandis qu’Ange Mary Prat étouffe un sourire qui n’échappe à aucune des personnes présente. Soucieux de paraitre serein, Dany Pression rallume son cigare et fait des ronds de fumée qui s’enchainent pendant un long moment.

Dany Pression : On reviendra plus tard sur ces détails pratiques qui relèvent de votre responsabilité personnelle. En attendant, où en sommes-nous ?

John Pierpont Weasel, retrouvant sa superbe : Suite à vos instructions, j’ai demandé à l’un de nos meilleurs traders, Alex, de déboucler toutes les positions prises par Jérôme Châteaufort. Alex a été formé par l’un de nos meilleurs professeurs de finance, Mme El Kafoulli, de l’Ecole Supérieure Lognormale. A cette heure, on a liquidé 10 des 50 milliards €. Toutes choses égales par ailleurs, si Alex réussissait à tout solder d’ici ce soir, nous aurions une perte pour la journée de 1,5 milliards €.

Phil Tank : Ce qui finalement ne ferait qu’effacer le gain de 1,4 milliards que Jérôme Châteaufort a planqué depuis deux dans les comptes d’attente.

Dany Pression : Vous êtes fou. Phil, je vous rappelle que vous ne devez votre carrière qu’à votre ancienneté dans la Maison. Rappelez-moi, combien : trente, trente-cinq ans de service? « La vieille garde meurt mais ne se rend pas ». Grâce à vous, nous risquons de crever d’ici demain !

Phil Tank : Je n’y suis pour rien, moi, si les bourses décrochent, « Nous débouclons », c’est tout, comme vous l’avez décidé!

Dany Pression : Vous nous invitez à un harakiri collectif, par-dessus le marché ! Dites-moi si je me trompe : admettons qu’il reste ce soir 35 milliards € à liquider et que les indices ne dégringolent plus, la perte de débouclage serait encore de 3,5 milliards € !

John Pierpont Weasel : Exact, Monsieur le Président. Votre calcul est parfaitement juste. Vous nous avez magnifiquement compris. J’admire votre sagacité à toute épreuve.

Dany Pression : Ma décision est prise, je démissionne, je me lave les mains de toutes vos bêtises.

Vous êtes les responsables. Ce que je vous demande, c’est de m’expliquer comment il s’y est pris, ce terroriste des marchés cette ordure géniale de Jérôme Châteaufort. Un fils du peuple, incapable d’intégrer la moindre grande école, quelle honte ! Quelle calamité ! Quelle absurdité !

Dany Pression lève les bras au ciel puis se lève, met les bras derrière le dos et arpente le bureau. Phil Tank allume un nouveau cigare, tandis qu’Ange Mary Prat, toujours occupée à sa sténo se met à rire sous cape. John Pierpont Weasel essaye de s’esquiver en douceur.

Dany Pression : John Pierpont, restez ici !

John Pierpont Weasel : Les détails techniques ne sont pas de votre niveau Président, mais si vous insistez … Notre faux-pas a consisté à faire passer Jérôme Châteaufort du middle-au front-office. Il connaissait les procédures de vérification. Il savait, que les positions de son « Desk béta 2 », son équipe de traders, sont agrégées à la journée. Il n’y avait pas d’analyse quotidienne des opérations par trader, au niveau de la trésorerie, comme vous l’aviez décidé. Jérôme Châteaufort ne dénouait pas ses positions chaque soir. Il les faisait « rouler à l’échéance » en utilisant des contreparties fictives que j’ai découvertes grâce à la Banque de Germanie de New York.

Dany Pression : C’est ignoble ! Selon vous, les hommes sont faillibles, ce que je savais, mais vous doutez de nos systèmes de contrôles. Je ne serai plus votre Président, mais vous partirez avant moi, croyez-moi. La victime, c’est moi et la Bling-Bling Bank, ensuite. Je vais déposer plainte et nous constituer partie civile contre ceux qui ont monté cette fraude monstrueuse.

Phil Tank : Si vous vendez la mèche avant la fin du débouclage, ce n’est pas 3,5 milliards € de perte nette mais peut-être 15 ou même 30 milliards € qui nous fileront entre les pattes, qu’y puis-je moi ?

Un silence pénible s’établit. Ange Mary Prat pique du nez et se concentre frénétiquement sur son calepin. On frappe à la porte. Calamity Fame, apprêtée tout à son avantage en dépit de ses nombreuses heures de vol, entre d’un pas décidé.

Calamity Fame : J’arrive. Vous ne m’attendiez plus, n’est-ce-pas ? J’ai pris du retard. J’étais chez le coiffeur cet après-midi, cela m’a absorbée. La teinte, vous savez, les mèches … Comment me trouvez-vous aujourd’hui ?

Ange Mary Prat fait la moue, mais les trois hommes acquiescent simultanément, par habitude et esquissent un sourire approbateur.

Dany Pression se ressaisissant : Calamity, il va falloir nous apprendre à ne plus communiquer. Dans ce nouveau rôle imposé par les circonstances, je vais pouvoir exceller…

Calamity Fame : Sans aucun doute, Monsieur le Président, mais quelle est votre stratégie?

Dany Pression : Pour le moment, je ne sais pas. Nous en parlions avec ces Messieurs.

Phil Tank : Président, vous êtes le premier d’entre nous ! Il vous faut être en première ligne. Nous resterons derrière vous jusqu’au bout, c’est promis !

Dany Pression : Vous me prenez par les bons sentiments, après tout, je suis votre chef. Ne me le faites pas écrire mais je vous confirme que la totalité des positions de Jérôme Châteaufort doit être débouclée. Votre ligne hiérarchique sera jugée aux résultats, à commencer par vous, John Pierpont. Phil, je vous garde en réserve. Jusque-là, aucune communication, ni interne, ni externe. Est-ce clair?

Phil Tank, John Pierpont Weasel, Calamity Fame en cœur : Parfaitement, Monsieur le Président !

Dany Pression : Vous ne me verrez plus pendant ces deux jours. La gestion de la Banque et ses résultats, sont placés sous votre responsabilité, Phil, décision verbale, vous me comprenez... Deuzio, vous convoquez le conseil d’administration dans deux jours. Nous verrons comment arrêter les comptes de l’an dernier et renflouer nos capitaux propres. Vous me suivez ?

Phil Tank : Président, je ne peux pas convoquer le conseil à votre place !

Dany Pression : Je n’y avais pas pensé. Vous Madame, comment vous appelle-t-on déjà ? Ange Mary, n’est-ce pas ? C’est un beau nom, il fait rêver. Vous allez convoquer chaque administrateur par pli cacheté à son domicile et vous signerez « P.O. », « Pour Ordre », ce n’est pas la mer à boire.

Ange Mary Prat ouvrant de grands yeux : Moi, convoquer le conseil de Bling-Bling Bank, vous n’y pensez pas ?

Ange Mary Pratt en aparté vers le public : Voilà ils se défaussent sur moi, je suis vraiment la dernière roue du carrosse !

Dany Pression : Vous n’êtes rien, mais vous allez m’être utile, et s’adressant à tous : Bientôt, nous pourrons communiquer tous azimuts. N’est-ce-pas Calamity ? C’est vous qui dirigerez le Newsflow...

Calamity Fame : Monsieur le Président, je mettrai les médias à votre disposition, mais quelque chose me chagrine. Si d’autres se manifestaient avant nous, ce Jérôme Châteaufort, par exemple ?

Dany Pression : Aucun danger, on l’a lâché hier à midi et il se terre chez lui.

Calamity Fame : Il pourrait faire parler de lui, malgré lui, en se suicidant, par exemple.

John Pierpont Weasel : Nous y avons pensé, cela arrive chez les traders, ce sont les risques du métier. Je le fais appeler par notre Médecin du travail. Jusqu’ici, il est dans un état normal.

Dany Pression : John Pierpont, vous remontez dans mon estime. Les sentiments humains mis au service de l’intérêt supérieur de la maison, voilà ce qui fait notre force. Aucun de nos concurrents ne fait preuve de plus de résilience dans l’adversité.

Calamity Fame : Et du côté de la concurrence ou des marchés financiers, peut-on être certain qu’il n’y aura pas de fuite ? Souvenez-vous, Président, l’OPA de Mike Paycash, les prédateurs à l’affut prêts à nous croquer d’un coup de dent…

Dany Pression : Vous m’ennuyez Calamity, je reconnais le rôle que vous aviez joué lors de cette OPA hostile, il y a dix ans. Aujourd’hui, nous avons d’autres priorités, un défi à la hauteur de mes capacités. Je vous salue bien bas, le devoir m’appelle. Pour maintenir mon handicap à quatre, il faut jouer deux ou trois fois par semaine. Il n’y a pas de répit ; je reviendrai avant notre conseil. Ange Mary, appelez Léon, faites avancer la voiture !

 

 SCENE 4

Dans le bureau présidentiel, Dany Pression est assis sur le canapé à côté de Calamity Fame. Ange Mary Prat a rapproché son petit fauteuil de ses deux interlocuteurs. L’horloge de l’ordinateur indique : mercredi, 18h. Le cours de bourse de Bling-Bling Bank est de 700 €.

Dany Pression : Ils commencent à me saouler ces deux-là, Phil et John Pierpont. Tout est de leur faute et voilà qu’ils me mettent en première ligne, prêts à me tirer dans le dos. Ce Jérôme Châteaufort, ce N-12, n’a fait qu’exploiter les failles du système. Ces trous d’air sont le fait de ces chefs incompétents et prétentieux. Avec leurs paquets de stock-options, leurs jugements sont biaisés. Ces ingrats ont déjà pris leurs plus-values sans m’en parler. Je suis le dindon de la farce.

Calamity Fame : Je comprends votre amertume Président, vous venez de recevoir un coup de massue. Le conseil commence bientôt et je ne suis au courant de rien. Qu’y-a-t-il de nouveau ?

Dany Pression : Notre trader-vedette a réussi à déboucler la totalité des positions de Jérôme Châteaufort. Il en résulte une perte de 6,3 milliards d’euros en deux jours, un record mondial, toutes catégories confondues. Avec les gains dissimulés du trader-voyou, cela nous fait une perte de 4,9 milliards d’euros. Les dépréciations liées aux « subprimes US » absorbaient une partie de notre bénéfice courant, l’an dernier. Il faut reconstituer nos capitaux propres de 5 milliards d’euros.

Calamity Fame : Nous avons longé le précipice, mais nous ne sommes pas tombés, nous ne sommes plus en faillite. Il faut communiquer la bonne nouvelle…

Dany Pression : Vous ne voyez pas ce que ce drame représente pour moi. D’abord, un immense sentiment d’injustice. Pourquoi cette fraude m’atteint-elle alors que j’ai conduit la Bling-Bling Bank au pinacle ? Comment puis-je être victime d’un minable qui n’a pas cinq ans de maison ? Et tous ces traitres en puissance qui se défilent et n’assument rien ? Selon leurs intérêts, ils feront valoir leurs droits à la retraite ou se replaceront chez les concurrents ! Vous pouvez m’expliquer, Calamity ?

Calamity Fame : Non, Président. Je ne suis pas dans le secret des dieux, je suis la directrice de la communication de Bling-Bling Bank.

Ange Mary Prat : Monsieur, je peux vous dire pourquoi vous en êtes arrivé là !

Dany Pression : Quel culot elle a celle-là ! On ne vous a pas sonné, petite sotte !

Ange Mary Prat : Vous ne pensez qu’à vos bonus, l’exemple vient d’en haut. Le poisson pourrit par la tête, c’est un proverbe chinois. Si la tentation est trop forte, l’individu succombe toujours. De proche en proche, chacun croit bien faire en prenant de plus en plus de risques pour augmenter les profits, tant qu’il n’y a pas de sanctions. Vos systèmes sont si compliqués que personne ne les maîtrise. Le maillon faible craque le premier, tout en haut ou tout en bas. Au fait, il ne prenait jamais de vacances, votre Jérôme Châteaufort ?

Dany Pression se prend la tête entre les mains et reste silencieux pendant un long moment. Calamity Fame, interloquée, regarde Ange Mary Prat d’un air soupçonneux. Ange Mary Prat baisse les yeux.

Dany Pression : Je vais leur filer ma démission. Qu’ils se débrouillent entre eux. « Demerdieren Sie Sich !» comme disait le Grand-Duc de Saxe envahi par les troupes de Napoléon. Je ne vois pas pourquoi je jouerais les bons apôtres, alors que personne ne me tient au courant. Je me méfie de leurs châteaux de cartes financières. A malin, malin et demi : comme au Mistigri, je gagnerai en partant le premier. Je demande mes indemnités et je tire ma révérence. Vive le golf de Chantecrème et mon handicap à 3. Mr Toerw arrivera à me recaser, n’en déplaise au Président Sarkophage.

Calamity Fame : Vous êtes épuisé Président, vous ne faites plus confiance à vos adjoints; il vous faut toucher terre. Votre fierté personnelle a souffert. Vous craignez les regards apitoyés de vos camarades de l’Inspection de l’Etat et des amateurs d’une nouvelle OPA sur Bling-Bling Bank.

Dany Pression : Une OPA ? Etes-vous au courant de quelque chose du côté de ce pervers de Mike Paycash ? Il y a quelques mois, il m’a doublé quand il a fallu conseiller le Gouvernement sur la crise des « subprimes ». On était déjà en faillite, mais eux plus que nous. C’est lui qui a eu les honneurs de la presse. Je le déteste.

Calamity Fame : Vous sous-estimez l’intuition féminine Président. Il en faut dans ce bas-monde quand on n’y voit plus clair. N’est-ce-pas Ange Mary ?

Ange Mary, surprise d’un tel intérêt pour sa personne ne sait plus où se mettre. Elle essaye d’adresser son plus beau sourire à Calamity Fame et à Dany Pression, mais ne dit mot. Dany Pression perd son regard d’acier et la regarde presqu’avec attention.

Calamity Fame : Président, ressaisissez-vous, vous seul pouvez nous sauver, s’il en est encore temps. Phil Tank et John Pierpont Weasel voudront tirer les marrons du feu. Ce sont des hommes, ils ont des égos rentrés, des revanches à prendre. Le plus jeune ne comprend pas qu’on le fasse attendre longtemps pour devenir Président, le second n’accepte pas d’avoir raté sa chance. Cela ne les rend pas plus courageux. Nous sommes précédés par des incapables et suivis par des ingrats.

Dany Pression : Je ne supporte plus d’être seul à subir cette situation désastreuse. J’ai lâché le morceau à Madame la Ministre des Finances, Chris Gardatoi, et au Président Sarkophage. J’ai rédigé une note d’information pour la première. Si vous saviez le savon que m’a passé le second ! Mes jeunes collègues de « l’Inspection de l’Etat » se sont précipités à la recherche d’une place disponible à la Bling-Bling Bank. Je suis écœuré.

Calamity Fame : Président, ouvrez les yeux : il faut vous défendre !

Dany Pression : Calamity, je sors d’un cauchemar. Je vais agir tant que les marchés ignorent la réalité de notre situation … Ange Mary, vous allez noter les résolutions que je vais proposer au conseil. Tout d’abord, ma démission : je persiste et signe. Ils l’ont refusée une première fois. Je joue l’impasse dans le bon sens, comme au bridge. Trop inquiet de se retrouver en première ligne, ils ne laisseront jamais le capitaine quitter ce navire. L’avantage de choisir les membres de son conseil, c’est qu’on évite d’introduire un successeur potentiel, un loup dans la bergerie! Chacun d’entre eux doit rester mon obligé, pour une raison que tous ignorent, sauf l’intéressé. Voilà ma politique, mon savoir-faire, ma pratique des affaires, ma vocation !

Calamity Fame : Président, vous reprenez confiance, j’en étais sûre !

Dany Pression : Une fois leur acte d’allégeance acquis, je balance la vérité sur la Bling-Bling Bank, les pertes accumulées, les défauts de contrôle, les comportements de mes incapables d’adjoints…

Calamity Fame : C’est là que les choses risquent de se corser. Certains pourraient poser des questions embarrassantes…

Dany Pression : Comme si je leur devais quelque chose à ceux- là, c’est l’inverse qui est vrai ! Je dois me préparer au pire puisqu’il faut communiquer ! Dois-je préparer une note explicative pour les opérateurs de marchés, après l’aval du conseil ?

Dany Pression se lève, fait quelques pas, puis lève la main comme un écolier devant son professeur.

Dany Pression : On va demander un rapport circonstancié à l’Inspection Générale de la banque, mandater des auditeurs indépendants pour repérer nos failles de contrôle, mais c’est le conseil qui va l’exiger. En attendant, nous subirons quelques rafales de contrôle initiées par Christian Wallnut, mais je n’en ai pas peur. Il est aussi perspicace que son mentor de la Fed, Alain Grillepain qui a tenu 19 ans comme Président de la première banque de réserve du monde ! Ces rapports me seront destinés et je déciderai qui savait quoi. Je transmettrai une version à nos mandataires sociaux. Ils n’auront plus qu’à suivre mes avis, ces imbéciles. Ensuite, vous préparez la note explicative présentant les apparences techniques de notre opération de sauvetage. Votre note est aussi importante que bidon : un vrai travail de communiquant ! Vous la signerez : je ne veux plus voir les noms de Phil Tank ou de John Pierpont Weasel dans notre communication. Vous serez jugée, Calamity, sur la remontée du cours, votre carrière est en jeu !

Calamity Fame : Je ne suis pas sûre de comprendre, mais je sais ce que je dois faire.

Dany Pression : Je n’ai pas fini. Dès demain, Bling-Bling Bank porte plainte contre Jérôme Châteaufort ; pour frapper les esprits, on va réclamer à ce trader, ses cinq milliards de pertes.

Ange Mary Prat l’interrompt : C’est injuste, Monsieur. Et si Jérôme Châteaufort n’était pas coupable ? Si c’était le maillon faible qui n’a pas résisté à la pression que vous imposez. Où voulez-vous qu’il les trouve, ces cinq milliards d’euros ? La banque les a perdus en deux jours, suite à vos instructions personnelles de déblocage, le Tribunal devra en tenir compte...

Dany Pression la regarde furieux, allume un cigare et va s’affaler dans le canapé.

Calamity Fame : Ange Mary, je vous adore, mais ce ne sont pas vos affaires. Taisez-vous ! Laissez-nous faire notre travail, on ne vous demande pas votre avis.

Dany Pression : Calamity, après tout elle a peut-être raison cette petite… Je me sens craquer de nouveau, je suis épuisé.

Calamity Fame : Président ! Que fera le Conseil, si chacun pense que Bling-Bling Bank ne retrouvera jamais ses cinq milliards € de perte ?

Dany Pression : Un appel au marché est la seule solution possible. Tous doivent comprendre que je suis le seul à qui le marché fait encore confiance. La Bling-Bling Bank, c’est moi, et je suis la Bling-Bling Bank. A l’appui de votre note, je solliciterai mes amis américains. Ils savent que j’ai tiré mon épingle du jeu en faisant assurer certaines pertes dans les « subprimes » via nos CDS. En plus, c’est le Trésor américain qui a payé car les banquiers qui jouent aux assureurs font souvent défaut. Voilà pourquoi je suis irremplaçable !

Ange Mary Prat : On dit que les cimetières sont remplis de gens irremplaçables…

Calamity Fame : Ange Mary, qu’est-ce que je vous ai dit !

Dany Pression : Calamity, cette secrétaire commence à me plaire, c’est la plus perspicace et la plus honnête d’entre nous. Je ne suis pas encore mort. Dites-moi comment vous voyez la suite des événements, vous la reine des médias.

Calamity Fame : Président, maintenant que vous avez repris du poil de la bête, notre ligne de conduite est claire. Je vous soumets jeudi une note d’information destinée aux 150.000 salariés de Bling-Bling Bank. J’organise une conférence de presse à 11h et le soir, vous passez à la télévision en prime time. Vous chargez à bloc Jérôme Châteaufort. C’est un génie crapuleux, nos systèmes de contrôle restent les meilleurs du monde, en un mot vous maîtrisez. Au même moment, ma note explicative, certes bidon mais aux apparences techniques, apparait sur les écrans des traders du monde entier. Les cours de Bling-Bling Bank remontent et avec eux tous les indices des marchés financiers. En revanche, pas un mot sur la hiérarchie et vos adjoints directs. Ils seront à la tribune de la conférence de presse, ne les laissez pas parler. On verra quels sorts leur réserver en fonction des réactions. Je vous aiderai, mes amis des médias me connaissent. Vous connaissez la pensée profonde de Gambetta, en cas de panne d’inspiration : « Parlez, parlez toujours, la pensée suivra. »

Dany Pression : Vous avez l’art de me détendre Calamity. Merci. Je vous laisse préparer les nouveaux documents pour le conseil avec Phil et Ange Mary. Cette séance risque de durer longtemps. Léon vous reconduira chez vous, Ange Mary. Il parait que le RER n’est pas très sûr, passés 20 heures … Je demande à Franky Otetoidelà de passer me prendre avec son chauffeur pour aller au diner mensuel du « Millénaire ». Vous savez, c’est le mercredi à 20h 30 à l’ « Auto » ou à « l’Interallié ».

On entend le début du troisième morceau de la cinquième symphonie de Beethoven (allegro-attacca) ; il peut être joué pendant tout l’entracte si la disposition des lieux permet aux spectateurs de l’écouter. Chacun comprend que le destin hésite … à frapper davantage !

 

ENTRACTE

 

Scène 5

Jérôme Châteaufort et Liz Merrycase boivent une bière dans la garçonnière de Jérôme. Celle-ci est en plein désordre : lit défait, armoire ouverte, chaises renversées. Ils se tiennent debout, face à face. Un tableau indique : samedi, 12h. Il n’y a ni ordinateur, ni portable.

Jérôme Châteaufort : Si je m’attendais à ça ! La police perquisitionne mon F2 de Fleury sur Seine … Ils m’ont piqué mon ordinateur et mes téléphones portables. Vous trouvez cela normal, vous ?

Liz Merrycase : Normal, non, mais logique, oui ! Dès que Bling-Bling Bank a porté plainte contre vous, le Parquet a ouvert une enquête préliminaire. Le Procureur défend l’ordre public, il recherche les coupables, il a besoin de preuves et ordonne des perquisitions.

Jérôme Châteaufort : Dans sa conférence de presse de jeudi, Dany Pression m’a traité de génie terroriste :j’ ai posé une bombe dans le réacteur nucléaire de la finance mondiale. Il n’a aucun respect de mes bonnes intentions, de mes talents, de ma personne, quoi !

Liz Merrycase : Jérôme, la machine judiciaire est en route, elle va vous broyer.

Jérôme Châteaufort : Dans ce cas, je ne serai pas seul. Si vous aviez vu comment il se débattait, ce Dany Pression, face à la meute des journalistes sans le soutien de Phil Tank et de John Pierpont Weasel. C’est de ces deux-là que le mal est venu. Ce sont eux qui fixent les objectifs, couvrent nos incartades et décident des bonus. Mes N+1 et N+2 ont disparu de la circulation alors qu’ils nous bombardaient de mails. La Bling-Bling Bank me fait appeler toutes les trois heures par son médecin du travail.

Liz Merrycase : Jérôme, du courage ! Comme vous, ils sont terrorisés, je suis là pour vous protéger. Au-delà du risque de faillite, la guerre médiatique est déclenchée, la pire de toutes. J’ai les journalistes sur le dos, il va falloir qu’on s’organise tous les deux.

Jérôme Châteaufort : Liz, je n’en peux plus, je ne suis pas un surhomme, même si on m’attribue de super-pertes. Nous ne nous connaissons que depuis deux jours mais vous m’avez aidé avec votre expert judiciaire, comment l’appelez- vous déjà ? … Juan el Major. En plus, il travaille près de Fleury-sur-Seine, nous parlons le même langage et il a l’air de s’y connaître en informatique.

Liz Merrycase : Je le connais bien, c’est un homme de l’art ; il ne s’en laisse pas compter, au civil comme au pénal. Il inspire confiance aux magistrats et les avocats apprécient sa droiture : ça collait entre vous. Il vous a même proposé de rester chez lui pour échapper à la horde des journalistes. Mais les Experts sont nommés par les Juges et il ne peut intervenir sur votre affaire de lui-même.

Jérôme Châteaufort : Je ne savais pas, il faut le mettre dans le coup. Avec lui, les Tribunaux verraient que tout ce que je faisais était connu, pour ne pas dire, encouragé par ma hiérarchie.

Liz Merrycase : Nous n’en sommes pas là Jérôme, ce sont des actes de procédure qui viendront en leur temps. Il faut jouer serré aujourd’hui, aidez-moi à vous défendre !

Jérôme Châteaufort : Je vais être franc, j’ai été refroidi par notre visite au Bâtonnier des Avocats.

Liz Merrycase : Notre affaire a trop importance, il valait mieux le prévenir, c’est le premier élu de notre ordre. A l’occasion, il nous fera aider par des avocats spécialisés au pénal financier, l’indemnisation qui sera fixée au civil sera mise à votre charge.

Jérôme Châteaufort : Pourquoi donc ? Je n’y suis pour rien s’ils ont débouclé mes positions en urgence dans les pires conditions : c’est leur décision, qu’ils assument leurs pertes ! Ils peuvent courir, je ne suis pas propriétaire de mon deux-pièces, je vis seul, mon père est mort, ma mère tient un petit commerce en Bretagne … Sans mon « ordi », je ne connais plus mes plus-values sur mes stock-options. Le cours de Bling-Bling Bank progressait grâce à moi depuis trois ans…

Liz Merrycase : Il faut convaincre les juges de votre bonne foi. La Bling-Bling Bank va se protéger en montrant qu’elle a été trompée, si possible par vous seul.

Jérôme Châteaufort : Mais ils ne peuvent pas faire valoir un seul point de vue, celui qui me condamne, il leur faut des preuves. A supposer que je sois le seul corrompu, il n’y aurait donc jamais eu de corrupteurs à la Bling-Bling Bank ? Il suffisait qu’ils suivent leur trésorerie, ou qu’ils examinent les « fees » du courtier Moussah. Ils ne m’ont même pas obligé à prendre mes vacances !

Liz Merrycase : C’est pour cela que les enquêteurs ont commencé par faire une perquisition chez vous, à embarquer votre ordinateur, vos portables, vos papiers et ils devraient faire de même à Bling-Bling Bank. Rien ne doit leur échapper, en théorie tout au moins... de vos fameuses « poses ».

Jérôme Châteaufort : Et mon poste informatique sur le « Desk » de « Beta 2 », alors ?

Liz Merrycase : Ils essayeront de ramener toutes les informations possibles, y compris vos mails et vos confirmations d’achats/ventes de contrats. Après, les juges mettront tout sous scellés, plus personne ne pourra modifier l’état de leurs premières constatations.

 Jérôme Châteaufort regarde Liz avec inquiétude, il se lève et va fourrager dans son armoire. Il en revient désespéré, avec deux cannettes de bière à la main.

Jérôme Châteaufort : Ils ont tout pris. Enfin voilà les deux dernières. Buvons-les à ma santé ! Liz, qu’est-ce qui va se passer pour moi ?

Liz Merrycase : Nous allons le savoir. En entrant dans l’immeuble, la concierge nous a remis un pli mélangé à bien d’autres, que vous n’avez pas pris le temps d’ouvrir. Moi, je l’ai reconnu, je suis habituée à son format. Ouvrez-le !

Jérôme Châteaufort : Je préfère finir ma bière. Après quoi, j’irai me jeter du trentième étage de la Bling-Bling Bank sur le Nouveau Cimetière de Tupeau, cela fera des économies d’obsèques.

Liz Merrycase : Ne faites pas l’idiot, donnez-moi ce courrier … Les magistrats ne s’ennuient pas, vous êtes convoqué cet après-midi à la Brigade des Finances, rue des Belles Rentes. Je vous plains, cela ne sera pas une partie de plaisir, mais il faut y aller.

Jérôme Châteaufort : Et sinon ? Comment cela se passe-t-il là-bas ?

Liz Merrycase : Ils commencent par vous faire attendre une bonne heure, comme chez le médecin quand on n’a pas rendez-vous, juste pour voir. Un agent vient vous chercher, puis vous vous trouvez dans un bureau minuscule avec un ou deux enquêteurs, parfois plus. Faites attention, ils auront déjà décortiqué une partie de votre affaire ; ce sont des spécialistes financiers. Vous allez être cuisiné.

Jérôme Châteaufort : Quelle attitude adopter au mieux de mes intérêts ?

Liz Merrycase : A la fin de l’interrogatoire, ils vous feront signer un procès-verbal qu’ils auront rédigé. Après, ce sera difficile de vous rétracter.

Jérôme Châteaufort, épuisé, s’affole. Il arpente la pièce, allume, puis éteint plusieurs cigarettes.

Jérôme Châteaufort : Je suis crevé moi, je risque de dire n’importe quoi. Et ça dure longtemps cette sinistre comédie ?

Liz Merrycase : 48 heures, c’est le tarif, et ça fait partie du jeu : vous serez isolé. A ce point de l’enquête préliminaire, vous n’avez pas droit à l’assistance d’un avocat. Il s’agit pour eux de ramener le maximum de preuves, d’éléments matériels, voire même, des aveux définitifs, si vous craquez.

Jérôme Châteaufort, en s’emportant : Que vous voulez que je leur avoue, que j’étais le plus brillant et le moins bien payé des traders ? Que la hiérarchie approuvait mon comportement ? Que je n’avais reçu aucun reproche ? Que j’ai été corrompu par des chefs cupides ? J’ai compris, je fais partie de la confrérie internationale des « rogue traders » ; mon exploit les dépasse de mille coudées, les David Levine, Nick Leeson, Mike Milken, et les autres. Je suis le Gorgodzilla des fraudeurs, je fais mal à l’impact, moi ! Je suis l’icône noire de la « génération Y ». On se prosternera devant moi, le pape de la « Fraternity of Rogue Traders », la « FRT » ! Nos armes de destruction massive des marchés financiers sont prêtes à tirer avec des portées sans limite !

Liz Merrycase : C’est là que le bât blesse, Jérôme Châteaufort, champion des détournements financiers, toutes catégories confondues. Si cela continue vous serez le fossoyeur de la future « génération Z » : elle ne survivra pas aux ravages financiers de votre confrérie. Vous êtes plutôt « l’homunculus » du Docteur Faust, son « famulus », le diabolique « Mephistopheles » : vous ferez naufrage contre le char de Galatée, mais le monde continuera à tourner sans vous. Revenons aux faits. Comme les enquêteurs disposent de vos enregistrements informatiques et téléphoniques, vous serez accusé de ne pas respecter les règles de la Bling-Bling Bank, que vous avez dépassé les limites...

Jérôme Châteaufort : Puisque je vous dis que c’était dans l’intérêt de la banque, que tout le monde le savait et que je n’ai rien détourné à titre personnel !

Liz Merrycase : Leur problème, c’est de comprendre vos martingales et d’examiner ce que vous avez fait de vos mouvements de trésorerie et de vos profits spéculatifs en comptabilité. En d’autres termes, si les enregistrements étaient corrects, est-ce que votre hiérarchie aurait pu réagir en temps utile et arrêter vos agissements anormaux ? Au fait, Jérôme, vous ne m’avez pas répondu à cette question essentielle, que d’ailleurs je ne vous ai pas posée jusqu’ici !

Jérôme Châteaufort : Je ne me la suis pas posée. Selon mon ami, Moussah, le courtier, nous étions dans la plus parfaite légalité. C’était moi qui donnais les ordres et lui exécutait ; on travaillait tous les deux dans l’intérêt de la Bling-Bling Bank. La hiérarchie savait !

Liz Merrycase : Maintenant que le pot aux roses a été découvert, vos intérêts divergent. Chacun va y aller de son interprétation personnelle. Une hiérarchie digne de ce nom ne vous soutient que dans la limite de ses intérêts. Question de survie collective !

Jérôme Châteaufort : Cela veut-il dire que cette fameuse Brigade judiciaire des Finances, peut aussi entendre Moussah? Mes N+1 et N+2 ? Et John Pierpont Weasel ? D’autres encore ?

Liz Merrycase : Evidemment ! Dès qu’ils le pourront, ils recouperont les informations utiles à leur enquête pour les transmettre à un juge d’instruction qui fera le tri.

Jérôme Châteaufort : Un juge de quoi ?

Liz Merrycase : Un juge d’instruction nommé par le parquet mènera ses investigations, à charge et à décharge. Il définira les délits commis en précisant les peines correspondantes que le procureur retiendra ou non. Après délibéré, c’est le tribunal qui décidera. En attendant, le prévenu, c’est-à-dire vous, vous êtes présumé innocent.

Jérôme Châteaufort : Je reste donc libre et j’arriverai à démontrer que j’ai travaillé dans l’intérêt de mon employeur avec l’appui de ma hiérarchie.

Liz Merrycase : Pas encore. Pour commencer, vous risquez de passer la nuit dans une cellule de la rue des Belles Rentes. Au vu de vos déclarations et des éléments de preuve réunis, le parquet décidera ou non d’ouvrir une information judiciaire avec un juge d’instruction spécialisé en finances. Ils vous embarqueront dans le bureau du pôle financier. Les interrogatoires recommenceront avec ce juge. Je pourrai vous assister en tant qu’avocat et je demanderai votre libération conditionnelle.

Jérôme Châteaufort : Ma libération ?

Liz Merrycase : Oui, car le juge d’instruction peut décider de vous mettre sous les verrous, pour le temps de son enquête. Il voudra vous empêcher de rencontrer d’éventuels complices pour faciliter ensuite auditions et confrontations. Je serai là pour vous aider, si c’est possible…

Jérôme Châteaufort s’effondre sur le lit et commence à sangloter. Il regarde Liz d’un air pitoyable.

Liz Merrycase : Jérôme, courage, on y va, je vous accompagne jusqu’à la rue des Belles Rentes.

 

Scène 6

Calamity Fame et Phil Tank entrent dans le bureau de Dany Pression, l’air renfrogné. L’horloge de l’ordinateur indique : Dimanche, 10h. Le cours de Bling-Bling Bank est de 320 €.

Calamity Fame : Phil, à quoi jouez-vous ? Vous n’ignorez pas l’importance de ma note destinée aux opérateurs de marchés. Elle était urgente, c’est Dany Pression qui me l’a demandée. Pourquoi ne pas l’avoir avalisée dès jeudi ? Le cours de Bling-bling Bank s’effondre !

Phil Tank : De quoi parlez-vous, Calamity ? Vous savez bien que je l’ai validée, mais je ne l’aurais pas rédigée comme vous. Elle est nulle

Calamity Fame : Avec 48 h de retard, ce n’est plus du temps réel ! Tous les échos des médias sont désastreux ! Si vous n’avez pas changé un mot, je ne vois pas où est votre valeur ajoutée. Vous avez rendu la Bling-Bling Bank et son Président, plus vulnérable.

Phil Tank : Vous ne saisissez que l’écume des réalités financières, Calamity. Les données techniques vous échappent. Vous ne pouvez ressentir les choses comme des salariés qui travaillent pour cette maison depuis plus de trente ans. Le monde du trading vous est étranger.

Calamity Fame : C’est possible, mais vous êtes insensible aux dangers qui guettent la Bling-Bling Bank : risques d’OPA, perte de crédibilité sur les marchés, démission du Président … Jusqu’ici, nous n’avons subi que la première vague du « tsunami Jérôme Châteaufort ».

Phil Tank : Calamity, que me reprochez-vous au juste ?

Calamity Fame : Nous avons envoyé Dany Pression en première ligne. J’ai organisé une conférence de presse, des interviews, des contacts avec les journalistes financiers. Nous avons diffusé des communiqués internes et externes rassurants. Aujourd’hui, nous nous heurtons à une dramatique perte de confiance des marchés financiers et des épargnants. Personne ne comprend plus rien. Jusqu’ici, nous étions réputés pour notre créativité et notre rigueur. Ma note balaye les critiques et prépare le terrain pour une levée de capitaux : c’était le signal de notre « recovery » ! Vous, au lieu d’aider Dany Pression, vous gagnez du temps, vous nous mettez des bâtons dans les roues, vous ergotez. Vous nous avez trahis ou vous vous apprêtez à le faire…

Phil tank : Vous n’y êtes pas, ma petite Calamity. Votre manque d’expérience bancaire vous joue de mauvais tours ! D’abord, l’Inspection interne de Bling-Bling Bank, n’a rédigé qu’un rapport d’étape ; ses contrôles se termineront dans un mois, au mieux ! Ensuite, nous subirons une avalanche de contrôles par des vérificateurs de tous poils : Commission des Banques, Juge d’instruction, sans parler de nos auditeurs légaux ou pire des experts judiciaires financiers ! Je ferai mon possible pour qu’ils ne soient pas nommés par les Tribunaux. Ce sont des professionnels du métier, ils risquent de nous mettre en difficulté car ils ne dépendent d’aucune autorité de tutelle : ils sont incontrôlables. Les autres découvriront le pot aux roses, quand on sera décidé à leur montrer, pas avant. Pas un mot de trop ! C’est du grand art financier, mais vous ne faites pas partie des artistes ! Les questions de calendrier sont vitales, Calamity, mais nos intérêts divergent !

Calamity Fame: Il faut travailler ensemble en temps réel, démontrer notre capacité à maîtriser nos problèmes ! Vous, au lieu de soutenir Dany Pression, de diriger la banque, vous hésitez, vous tergiversez, vous flairez le vent qui tourne…

Phil Tank : Nous avons créé un comité spécial au sein du Conseil d’administration de Bling-Bling Bank. Il fera la synthèse de la situation, en temps utile. Les résultats de ces investigations seront contradictoires ! On verra alors sur quoi on aura intérêt à diriger les projecteurs médiatiques. Quant à Dany Pression, il porte la responsabilité globale. Le Président Sarkophage l’a rappelé aux Français.

Calamity Fame : Vous tenez votre revanche ! En aucun cas, la technostructure que vous dirigez ne saurait être atteinte. Du N-12 au N+12, il n’y a que des serviteurs zélés de Bling-Bling Bank qui se contentent d’appliquer les consignes présidentielles, en évitant d’engager leur responsabilité…

Phil Tank: Où vous voulez en venir, Calamity ?

Calamity Fame : Le Président Sarkophage veut la peau de Dany Pression. Il estime qu’à ce niveau de rémunération, on doit tout assumer. Phil, vous savez que Dany pression touche moins que les 10 plus hauts salaires de Bling-Bling Bank. Les premiers, ce sont vos traders, avec leurs bonus extravagants … que vous approuvez !

Phil Tank : Et alors ? Chacun doit être payé en fonction de sa valeur ajoutée, non ? Jusqu’ici, mes traders, comme vous dites n’avaient pas démérité, moi non plus d’ailleurs…

Calamity Fame : Vous plaisantez ! Planter le système financier international, mettre Bling-Bling Bank en quasi-faillite, c’est de la création de valeur ? Vous faites preuve d’un cynisme et d’une cupidité sans limite, d’une absence dramatique de morale.

Phil Tank : Nous sommes les premiers touchés par ces accidents de parcours, via nos stock-options. Les plus sages d’entre nous ont su prendre leurs plus-values en temps utile, comme John Pierpont. Il a le sens de l’anticipation. On aurait dû tous l’imiter, avant l’effondrement du cours de bourse.

Calamity Fame : Vous êtes déconnecté, Phil, comme vos équipes de traders! Vous ne pensez qu’à sauver votre tête et à enfoncer ceux qui vous gênent, à commencer par Dany Pression. Quel odieux opportunisme ! J’ai l’impression de faire un cours de morale à une Mère maquerelle sur le retour.

Phil Tank : Je ne vous permets pas … Je n’ai pas de leçon à recevoir. Quant à l’opportunisme, je suis un petit garçon à côté de Dany Pression, mais le meilleur de nous, c’est John Pierpont! Moi, je suis le confident de chacun, le vrai patron des ressources humaines de Bling-Bling Bank.

Calamity Fame : Laissez-moi-vous donner quelques nouvelles de l’extérieur ! D’abord, il n’y a pas que Bling-Bling Bank qui ait porté plainte contre Jérôme Châteaufort, il y a aussi une association de petits actionnaires. C’est le Procureur de la Capitale qui suit nos affaires, et les brigades judiciaires vont vous tomber sur le dos. Vous aurez de bonnes raisons personnelles d’être inquiet !

Phil Tank : Pas du tout ! Ai-je l’air angoissé ? Je fais mon travail du mieux possible, comme d’habitude… Comme Dany Pression, j’ai abandonné toute rémunération variable cette année. Que peut-on me reprocher ? Le Gouverneur Wallnut a déclaré que la Bling-Bling Bank ne courait plus aucun risque à la BCE et à la Fed. Le génie de la fraude a été identifié et neutralisé. Depuis, les marchés se reprennent. Le défaut de « self control » de Dany Pression nous a mis dans le lac. S’il avait patienté quelques jours, ce zélé serviteur de l’Etat… Il n’avait pas l’étoffe d’un homme de marché, le cuir assez tanné, la colonne vertébrale assez solide ! Dans les cabinets ministériels on n’apprend pas à diriger une banque, mais à courber l’échine.

Calamity Fame : Grâce à Dany Pression, la Bling-Bling Bank est le leader mondial des produits financiers complexes. Les équipes de Mike Paycash se préparent à nous avaler d’un coup de langue ; leurs experts travaillent sur le dossier de la fusion. S’ils réussissaient, je démissionnerai.

Phil Tank : Vous en savez des choses, vous !

Calamity Fame : Je m’étonne que vous ne sachiez rien. Nos ennuis ont commencé par une campagne de dénigrement, orchestrée par Claudy Baby, le Président de « A-First Insurance Cy ». Il attaque dans les journaux américains le « court-termisme » des banquiers européens qui ne savent pas gérer les liquidités et les replacer à long terme. D’après lui, les banques spéculent sur des marchés gris avec l’argent quasi-gratuit des banques centrales : nous sommes directement visés. Tout ce remue-ménage apparait quand Dany Pression va chercher de l’argent frais aux Etats Unis…

Phil : C’est regrettable, mais ce n’est pas une annonce d’OPA!

Calamity Fame : Dans leurs tranchées, ils pratiquent le « tir indirect », comme en 14. La Bling-Bling Bank valait 75 milliards € il y a un mois, et on peut l’acheter aujourd’hui pour 30 milliards €, moins que ses fonds propres. Nous constituons une proie tentante pour les prédateurs !

Phil Tank : Heureux de vous l’entendre dire. Sans le vouloir, vous rendez hommage aux salariés qui ont construit cette Maison, avec moi, depuis plus de trente ans. Cela prouve que les équipes de ce Mike Paycash croient en nos talents, même si nous subissons des accidents de parcours.

Calamity Fame : Je ne le conteste pas, mais j’ai du mal à comprendre que ce risque d’OPA vous réjouisse à ce point ! C’est un aveu de faiblesse majeure relevée par les analystes du monde entier, un échec final ! Qui va croquer Bling-Bling Bank? Nous avions réussi à déjouer une première OPA il y a 10 ans, avec Dany Pression ; pourquoi baisser les bras aujourd’hui ?

Phil Tank : Je vais vous le dire, moi ! Une OPA, bien musclée, sans bavure, sous forme de « Blitzkrieg », sera une bénédiction. D’abord, elle sera menée par de vrais banquiers ; entre professionnels, on s’entend toujours. Ensuite, un bel appétit financier vous fait remonter un cours de bourse, sans qu’on ait besoin de ramer, cela redonnera des couleurs à nos stock-options… « Last but not least », il s’agit d’hommes expérimentés, ils ne voudront pas se séparer d’équipes qui gagnent : excellente nouvelle. John Pierpont, avec 5% des effectifs de Bling-Bling Bank, fait 50% du bénéfice. On lui fait les yeux doux à l’extérieur ! Calamity, on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ; le chef de cuisine, c’est moi ! Mes clients attendent que j’apporte sur la table ces fameux desserts de ma composition. Ouvrez les yeux…et les narines aussi, les carottes sont cuites !

Calamity Fame : Vous êtes horrible, pire que je ne pensais ! Dany Pression, que devient-il dans votre cuisine ? Vous avez une recette pour le croquer tout cru ?

Phil : Ma petite Calamity, arrêtez de pleurnicher et de faire le joli cœur ! Chacun son « job » ! Dany Pression est le Président, il a pris ses risques, il a échoué, à lui de prendre ses pertes. A vous, on ne demande rien d’autre que de diriger les projecteurs médiatiques sur les sujets qui nous conviennent, quand cela nous plait et tant que cela est utile. En aucun cas vous ne devez interférer sur le fond de la communication : cela vous dépasse !

Calamity Fame : Il faut bien que Dany Pression les soutire au marché, ces 5 milliards, pour couvrir vos fichues pertes de trading. Comment voulez-vous qu’il y arrive, si nous ne fournissons pas au marché un minimum d’informations cohérentes. Le Président Sarkophage exige une enquête publique, et la commission financière de la Chambre Haute va auditionner le Gouverneur Wallnut. On ne va pas s’en tirer comme ça ! Les Anglais et leurs médias, toujours sympathiques pour les « Frenchies », s’en donnent à cœur joie. Ils aiment le « Fogg » chez eux, mais ils ne l’apprécient plus dès qu’on s’éloigne de la Tamise. C’est la règle pour leur« FT ».

Phil Tank : Vous êtes charmante, Calamity, mais vous ne comprenez rien aux mystères de l’argent et du pouvoir. Nous jouons tous, depuis toujours, la même comédie. Seuls les moyens changent de dimension. Les acteurs échangent leurs rôles, mais l’essentiel, c’est que le spectacle continue pour que la vie se poursuive. Chaque acteur est indispensable à l’autre à un moment donné, puis il y a des morts, de nouveaux entrants, des renaissances … et parfois des miraculés, comme moi ! C’est vrai en finances comme en politique, pour le bonheur de tous. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y a unanimité au conseil sur la conduite à tenir?

Calamity Fame : Dany Pression me l’a dit !

Phil Tank : Plaisanterie ! Le Président cherche à sauver sa tête, il a du métier. Qui souscrirait à l’augmentation de capital de Bling-Bling Bank dans un tel brouillard ? Jusqu’à quel niveau faudra-t-il brader le prix de l’action pour rendre l’opération attractive ? Le savez-vous, Calamity ? Avez-vous pensé à vos stock-options ? Et à ceux de vos collègues et néanmoins amis ?

Calamity : Certainement moins que vous ; quelle est donc votre réponse ?

Phil Tank : On va rebattre toutes les cartes, il peut sortir un joker, les alliances et les trahisons vont se donner libre cours. Les uns resteront sur la touche, d’autres disparaitront et les plus malins rebondiront. A mon âge, on a peur de rien. Voilà ma réponse, Calamity ! Votre note magistrale va émouvoir les traders de la « Planète Finance »… Je l’ai transféré, votre mail génial, à votre agence de communication favorite. Cela ne changera rien au cours de Bling-Bling Bank. La prochaine fois, vous me mettrez dans votre boucle de communication en temps utile, cela évitera des conflits entre collègues. J’oubliais, mais cela n’a pas importance : j’ai signé moi-même votre note pour les media.

Calamity : Fumier !

 

Scène 7

 

Jérôme Châteaufort sanglote, la tête entre les mains, dans sa garçonnière. Liz Merrycase prépare un café et s’assied sur le lit, à côté de lui. Ecrit au stabilo rouge, on voit sur un tableau à feuilles volantes reposant sur un trépied : Lundi, 19h.

Liz Merrycase : Jérôme, je vais vous tirer d’affaire, vous n’êtes pas le premier à être inquiété par la Justice. A moins que vous ne pensiez que votre cause est perdue d’avance !

Jérôme Châteaufort : Je suis une victime, pas un délinquant ! Est-ce-que j’ai tenté de m’enfuir ? Est-ce que je me suis rempli les poches ? Et ce passage atroce rue des Belles Rentes de samedi en début d’après-midi à ce lundi 13h. Mes deux nuits passées en cellule ont été horribles. Au lieu de considérer ma fatigue extrême, ils voulaient m’épuiser pour me faire dire n’importe quoi.

Liz Merrycase : J’espère, que vous n’avez pas top parlé ; on va débriefer...

Jérôme Châteaufort : Pas avant que je ne touche terre. Après deux jours passés sur le grill, rôti des deux côtés, ne voilà-t-il pas qu’ils m’embarquent au pôle judiciaire financier. Une horde de journalistes et de photographes m’y attendaient… Le juge m’apprend que le parquet a demandé ma mise en examen pour « faux et usages de faux », « abus de confiance », « manipulations informatiques », entre autres douceurs...

Liz Merrycase : Nous nous retrouvons dans le bureau du juge Bekaécrou qui devait accepter ma présence. Il va instruire votre information judiciaire à charge et à décharge A nous de vous défendre!

Jérôme Châteaufort : Je suis flatté d’être présumé innocent. Quelle gentillesse, quelle délicate attention, quelle générosité de la part de la machine judiciaire : je suis comblé ! Le juge m’a posé les mêmes questions que les enquêteurs de la rue des Belles rentes. Comme eux, il m’a reproché mes techniques de dissimulation décrites dans le manuel du policier financier. Ils retardent un peu … juste d’une guerre ! Il avait reçu les procès-verbaux que j’avais signés, mais il ne les avait pas lus. Cette précipitation est une mesure d’intimidation à l’égard d’un présumé coupable, c’est-à-dire, moi.

Liz Merrycase : Ne négligez pas les garanties offertes au justiciable dans notre pays, elles n’existent pas partout. A nous de démontrer que vous êtes un simple rouage dans un système financier globalement perverti. Le drame, c’est que vous vous êtes laissé prendre au jeu, Jérôme, vous avez fait monter les enchères, jusqu’à ce que les compteurs explosent… Vous vous êtes fait prendre : vous êtes à la fois un acteur et une victime d’une organisation financière devenue folle.

Jérôme Châteaufort : Je veux bien le croire, mais nous ne sommes que deux à en être convaincus. Mon courtier, Moussah, n’est pas fiable et ma hiérarchie encore moins. Jusqu’ici, votre système de défense n’a pas donné de bons résultats. Ce premier interrogatoire devrait être suivi par d’autres avec confrontations. Me voilà en liberté conditionnelle jusqu’à la fin de son enquête judiciaire. La police doit pouvoir me localiser à tout moment. J’aurais mieux fait de quitter notre pays tant qu’il en était temps. Au fait, quels sont les Etats qui n’ont pas de convention d’extradition avec la France ?

Liz Merrycase : Jérôme, ne faites pas l’idiot. Le Juge Bekaécrou aurait pu vous maintenir en prison pour éviter que vous vous entendiez sur son dos avec d’éventuels complices.

Jérôme Châteaufort : J’en suis incapable puisque j’ai agi seul ! A croire que vous faites cause commune avec lui. Si je ne peux plus m’en remettre à vous, je n’hésiterai pas à changer d’avocat.

Liz Merrycase : Jérôme, mais cela ne sert à rien. En revanche, je commence à vous connaître, et je crois que vous êtes victime d’un système qui vous dépasse, le bouc émissaire idéal. Je souhaite plaider votre cause ! Ce sera une bonne publicité pour mon cabinet, je le reconnais!

Jérôme Châteaufort : Je n’ai pas de quoi vous rémunérer en dehors d’un grand coup de pub pour votre cabinet. Si tout se termine en Bérézina, nous aurons tout perdu. Vous, votre temps et votre notoriété. Moi, mon honneur et peut-être ma vie.

Liz Merrycase : Jérôme, nous n’en sommes pas là. Il faut se battre ! Dès que possible, j’étudierai les rapports de l’Inspection Générale de Bling-Bling Bank, de la Commission des Banques et les conclusions du juge. On y trouvera de multiples contradictions : chacun présente la situation à son avantage. Ce qui nous intéresse, c’est le rôle de votre hiérarchie, ou plutôt son absence de réaction. En cas d’incarcération, je ferai appel pour obtenir des mesures d’élargissement.

Jérôme Châteaufort : Alors, la prison, c’est bientôt pour moi ? Ma mère n’y survivra pas !

Liz Merrycase : Tout dépend des attitudes du parquet et du juge, des pressions qu’ils subissent, du contexte médiatique, et même politique pour Bling-Bling Bank. Vous êtes devenu une star, le champion mondial des pertes de trading !

Jérôme Châteaufort : Je faisais confiance au Juge Bekaécrou … J’avais étudié ses ouvrages de droit pénal. Je le crois inflexible et d’une probité à toute épreuve. Que faire maintenant ?

Liz Merrycase : Ne vous faites aucune illusion ! Ne vous laissez pas atteindre par les épreuves. Vous pourriez aller à la prison de la Santé, comme d’autres prévenus célèbres. Il peut y avoir des failles dans le secret de l’instruction. Cela joue dans les deux sens. Nous devons construire une véritable stratégie de défense. Mais si vous voulez changer d’avocat, je n’en prendrai pas ombrage.

Jérôme Châteaufort : Quelle est la meilleure partition à jouer ? S’il y a confrontation avec certains de mes collègues, seront-ils assistés par les avocats de Bling-Bling Bank ?

Liz Merrycase : Bonne question ! La Bling-Bling Bank laissera tomber certains de ses cadres mais où situera-t-elle le cordon sanitaire pour préserver son avenir ? Pour ceux qui resterons placés sous son ombrelle de protection, leurs avocats prétendront que leurs clients, vos anciens collègues, ne sont ni coauteurs, ni complices.

Jérôme Châteaufort : Comment y voir clair dans cet imbroglio

Liz Merrycase : En matière judiciaire, nous en sommes réduits à faire des paris. Nous ne pouvons jurer de rien et ce risque, nous devons l’assumer à partir de plusieurs scenarii possibles. Le plus vraisemblable serait que la Bling-Bling Bank ne lâche personne, sauf exceptions. Ces exceptions, ce pourraient être votre n+1, votre assistant, ou encore votre courtier, Moussah.

Jérôme Châteaufort : Si je vous comprends bien, il faudrait que je fasse cause commune avec ces trois-là, contre la banque, alors que ce sont des traîtres en puissance. Non seulement, ils n’ont aucune idée, mais ils ne se sont rendu compte de rien. Ils me doivent tout !

Liz Merrycase : S’ils étaient considérés comme coauteurs ou complices, ils encourraient les mêmes peines que vous. Du coup, il y a des chances que leurs avocats, cherchent à les désolidariser de votre sort. Dans ce cas, comme la Bling-Bling Bank, ils se présenteront comme victimes innocentes, et vous resterez l’organisateur du plus grand casse du XXIème siècle… ce dont vous vous vantez ! Vous êtes devenu un héros du « P.B.G. », le « Paysage Bingo Mondial ».

Jérôme Châteaufort : Et John Pierpont, notre chef admiré, lui qui m’a interrogé le premier, lui qui est responsable des objectifs de performance et des bonus ? C’est le patron du trading à Bling-Bling Bank, de son organisation et de son contrôle.

Liz Merrycase : A mon avis, il jouera à fond la carte de Bling-Bling Bank. Il s’arrangera avec Phil pour démontrer que les contrôles ont fonctionné… même si c’était un peu tard ! D’où l’importance de ces rapports d’inspection qui vont arriver sur nos tables en ordre dispersé. Chacun, suivant son intérêt, y trouvera les pièces à conviction qu’il recherche pour sa défense.

Jérôme Châteaufort : Vous disiez que ces rapports devaient se contredire, et qu’on pourrait les utiliser pour ma défense.

Liz Merrycase : En théorie, tous ces contrôleurs sont supposés indépendants, mais comme les carabiniers, ils prennent le temps d’arriver après la bataille. Pas de précipitation inutile…voire dangereuse ! Ils doivent se faire pardonner leur remarquable inefficacité en période de crise. N’oubliez jamais que l’Inspection Générale de Bling-Bling Bank dépend de Phil Tank et la Commission de contrôle des Banques du Gouverneur, Christian Wallnut. Quant aux commissaires aux comptes, ils font un rapport sur le contrôle interne, d’après les déclarations du Président. Jusqu’ici, tout ce petit monde disait, écrivait, certifiait que tout allait bien pour rassurer les actionnaires, les Autorités de contrôle et les marchés financiers...Finalement, le Comité Spécial du Conseil d’Administration de se prononcera. Dany Pression coordonnera ces remontées d’information et les mettra en forme à son avantage. Ces inspecteurs ont les mêmes formations, échangent leurs rôles au cours de leurs carrières et ont intérêt à bien s’entendre.

Jérôme Châteaufort : Comment puis-je faire face à une coalition si bien huilée ?

Liz Merrycase : Compte tenu de l’importance de l’affaire, nous devrions solliciter un collège d’Experts judiciaires spécialisés en finances et en informatique, mais il faut que le juge Bekaécrou l’accepte. Ces Experts sont indépendants et bénéficient d’une connaissance du secteur. Ils priveraient le juge d’une marge de manœuvre dans ses réquisitions. Si ce que vous m’avez raconté est vrai, leur rapport mettrait en lumière les informations dont chacun disposait en temps réel au sein de votre hiérarchie. Il en résulterait l’identification des responsabilités de chacun. Ils pourraient aussi découvrir que le contrôle interne était inadapté. Dans ce cas, c’est la direction générale de la Bling-Bling Bank qui serait considérée comme responsable. Il resterait à définir la nature des délits par intervenant, tout au long de la chaine de responsabilité, ce qui revient au juge.

Jérôme Châteaufort : Le juge, est-il lié à la conclusion des experts judiciaires ?

Liz Merrycase : Oui et non, il reste libre de son interprétation des faits. Il se peut que d’autres parties réclament des contre-expertises ; en fait ces rapports d’experts judiciaires font pencher la balance.

Jérôme Châteaufort : Je vais prévenir Moussah.

Liz Merrycase : Malheureux, surtout pas ! Vous êtes sur écoutes. J’espère que vous ne l’avez pas déjà fait.

Jérôme Châteaufort : C'est-à-dire que…Bon, j’appelle ma copine Daisy, elle arrivera à me regonfler.

Jérôme Châteaufort appelle sa copine à plusieurs reprises, sans succès. On entend le répondeur automatique plusieurs fois : « Je ne suis pas disponible, rappelez ultérieurement. »

Jérôme Châteaufort : Décidément, tout le monde me laisse tomber. Allez, j’appelle mon Frérot.

Allo, Conan, je suis avec notre avocate, Liz Merrycase. Je risque la prison. Je suis en liberté conditionnelle. Je peux venir crécher chez toi ?

Voix du Frérot, Conan au téléphone : Tu plaisantes, Jérôme, ils ont aussi perquisitionné chez moi et m’ont piqué mon ordinateur. Tu as le chic pour mettre le bazar partout. Déjà tout petit…

Jérôme Châteaufort : Conan, un bon geste. Pense à notre mère…

Voix du Frérot, Conan, au téléphone : C’est la meilleure, celle-là ! Notre mère ne cesse de pleurer. Je l’ai prise chez moi, elle ne supportait plus le regard en coin des voisines. En province, tout se sait. Elle n’en peut plus ! Débrouille-toi tout seul !

Jérôme Châteaufort : Tu me laisses tomber, toi aussi, Conan…

Voix du Frérot, Conan au téléphone : Jérôme, j’aimerais savoir ce que tu as fait. Tu m’as toujours tout caché ; aujourd’hui, te voilà coincé. Ce que je peux pour toi, c’est te filer l’adresse d’un copain. Il a un garage en banlieue. Tu y seras au frais. Bonne chance Jérôme !

 Scène 8

Dans l’ancien bureau de Dany Pression, l’horloge de l’ordinateur marque : samedi, 18h. C’est l’année suivante, au mois de mai. Le cours de bourse de Bling-Bling Bank est au plus bas : 150 €, contre un plus haut de 1.500 € un an plus tôt. Les clubs « drivers » de Dany Pression ne sont plus suspendus aux murs qui sont maintenant décorés par des peintures bucoliques de Brueghel l’Ancien. Dany Pression entre en sifflotant, deux mallettes à la main, tandis qu’Ange Mary range les derniers papiers.

Dany Pression : Vous êtes encore là, vous ! Cela me fait plaisir de vous revoir après cet ouragan. C’est mon dernier jour à la Bling-Bling Bank et je n’ai plus de secrétaire ! Déjà plus de dix ans de Présidence… et la perte définitive de ma retraite-chapeau. Elle représentait quand même 50.000€ par moi. C’est mon épouse qui va s’inquiéter. Je n’aurai plus que 720.000 € par an, moins de 2.000 € par jour … enfin sans compter ma retraite d’inspecteur général de l’Etat ! Dire que certains de mes collègues achèvent leur vie à l’Ehpad des grands serviteurs de l’Etat, au conseil de la constitution avec chauffeur, remboursement de frais et de confortables indemnités….

Ange Mary Prat : Monsieur, le sort vous accable. Je vous plains, mais je suis contente de vous retrouver. Je m’attache quand les personnes sont dans la peine. J’appelle Léon pour vous reconduire chez Nicole votre épouse. Peut-on voir ensemble les derniers dossiers à classer ?

Dany Pression : Ange Mary, permettez-moi de vous appeler par votre prénom, nous n’allons rien classer, et vous n’appellerez pas Léon. Ce soir, je conduis moi-même ma voiture, et je file au golf de Chantecrême. C’est vous que Léon ramènera à votre domicile.

Ange Mary : Monsieur…

Dany Pression : Buvons une coupe de champagne. Voici la ligne « Crystal » de Roederer, à moins que vous ne préfériez un Krug ou un Deutz. Si vous êtes d’accord, vous serez embauchée en CDI comme secrétaire de Calamity Fame, qui a trouvé un nouveau « job ». Je vous rassure, ce n’est pas une banque. Finis la galère, l’intérim ou les CDD qui s’enchainent ! Elle a demandé une prime de bienvenue pour rendre hommage à votre conduite exemplaire devant l’ennemi… C’est notre façon de décorer les anciens combattants de Bling-Bling Bank, enfin, c’était…

Ange Mary, sautant de joie : Comment vous remercier tous les deux! Quel bonheur pour moi et ma famille ! Tout cela va nous aider, à changer notre vieux téléviseur la TNT, vous savez.

Dany Pression repousse le cendrier et invite Ange Mary à s’assoir à côté de lui sur le canapé et sert les deux coupes de champagne avec beaucoup de maladresse. Ange Mary ne peut étouffer un fou-rire.

Dany Pression, avec son plus beau sourire : Ecoutez-moi et dites-moi ce que vous pensez, il n’y a plus de secret entre nous. Vous savez garder pour vous les confidences de chacun : vous êtes une véritable « secrétaire ».

Ange Mary : On nous appelait ainsi autrefois. Nous sommes devenues des « assistantes de direction » de classe X ou Y, bien que nous n’assistions à rien et que nos patrons ne dirigent pas grand-chose ! Certaines connaissent l’orthographe et la grammaire mais ce n’est plus le cas des petits nouveaux !

Dany Pression, en souriant : Allez-vous m’écouter enfin ! Je ne suis plus rien sur un plan professionnel. Il y a plus d’un an que je ne suis plus PDG de Bling-Bling Bank ; j’avais fait nommer DG Franky Otetoidelà. Il ne me paraissait pas mal, ce jeune Franky, il n’avait pas eu le temps de toucher à toutes les magouilles; il est jeune et travaille à la banque depuis 6 ans. C’est un membre de l’Inspection de l’Etat, comme moi, comme mes prédécesseurs, on ne peut pas tout changer à la fois ! L’annonce de ma mort professionnelle est prématurée…Il faudra compléter ma nécrologie !

Ange Mary : Il faut être prudent dans la vie, ne pas se fier aux rumeurs, aux « buzz », comme ils disent. Monsieur Otetoidelà aurait dû démissionner de l’Inspection de l’Etat. Ce n’est pas un cadeau que vous lui faites !

Dany Pression : C’est un avantage du statut réservé à notre élite républicaine. Lui est trop jeune, il n’a pas quinze ans d’ancienneté. Moi, j’ai fait les cabinets ministériels, je suis en retraite différée de la fonction publique… On ne dirait pas ? Il ne faut pas lâcher la proie pour l’ombre… Savez-vous la suite ?

Ange Mary : Non, mais je devine, Monsieur Otetoidelà a dû trouver la place trop petite, inconfortable, et il vous en a voulu…

Dany Pression : C’est humain, je m’y attendais, ce n’est pas le plus grave. Quand il a été nommé DG, le cours de Bling-Bling Bank était remonté à 600 €, puis il avait grimpé à 750 €. Quelle honte pour moi ! Comme si j’étais la cause des problèmes ! Il fallait que je me fasse pardonner d’exister. Ce fichu cours de bourse, retombera aux environ de 200 €, peut être moins. Vous réalisez, Ange Mary ?

Ange Mary : Non, pas vraiment !

Dany Pression : Le marché ne voulait plus de moi. Alors que mes administrateurs, faisaient semblant de refuser ma démission, on m’envoyait au casse-pipe. J’ai tendu la sébile aux Américains pour éviter la faillite, et on me déclare hors-jeu, inutile, nuisible ! on est prêt à me payer un EHPAD, traitement d’Alzheimer inclus. C’est moi qui leur ai sauvé la mise. Vous trouvez cela normal, Ange Mary ?

Ange Mary : Non, mais pourquoi vous intéresser au cours de Bling-Bling Bank ? Les financiers ne se font pas confiance entre eux ; moi, je n’ai jamais fait confiance à ma banque. Pourquoi être amer parce qu’on vous exclut des jeux financiers? Les salariés de Bling-Bling Bank pensent-ils encore à vous? Et les patrons de PME qui attendent leur crédit ?

Dany Pression : Nous n’avons pas vécu les mêmes choses, vous et moi. D’abord les salariés ont été des petits privilégiés sous mon règne avec leur épargne salariale ; ils ne vont me regretter. Les PME, je m’en balance ! Elles nous laissent régulièrement de ces ardoises. Un an auparavant l’affaire, notre cours était de 1.500 €, ce qui veut dire que le marché estimait la valeur de Bling-Bling Bank entre 25 ou 30 fois notre bénéfice annuel, c’est ce qu’on appelle le PER. C’était mon prix d’excellence, celui que j’ai recherché tout au long de ma carrière. Ce Franky Otetoidelà, tout PDG de Bling-Bling Bank qu’il est devenu grâce à moi va devoir réviser ses prétentions à la baisse avec un PER de 10 ou 5, sans parler du rendement sur fonds propres. On découvrira d’autres Jérôme Châteaufort à l’avenir, dans ce qui reste de la Bling-Bling Bank. Gare aux réactions des fonds de pension ! Il leur faut du rendement pour verser les retraites des petits vieux américains et d’ autres pays nantis.

Ange Mary : D’après Phil Tank, le plus grave, ce sont les coups portés aux stock-options. Pour les syndicats de Bling-Bling Bank, c’est une mauvaise nouvelle pour l’épargne des salariés.

Dany Pression : Ange Mary, vous m’êtes sympathique. Est-ce-que je vous fais pitié ?

Ange Mary : Ce n’est pas la première pensée qui me vient à l’esprit. Dany, je vous trouve étrange et immature, comme quelqu’un qui serait parvenu à plus de 60 ans sans subir d’épreuve. C’est inhumain. Je trouve que votre comportement est parfois insensé.

Dany Pression : Pourquoi ?

Ange Mary : Vous n’avez renoncé à vos bonus que face à l’indignation générale ; vous allez partir à la retraite avec une pension cent fois supérieure à celle des français moyens. Depuis les événements, vous avez exercé pour plus de 1,5 millions € de stock-options. On se demande si ces rémunérations sont méritées au vu de vos résultats … Les envieux ne paraissent pas manquer pour s’emparer de votre poste ! Ce n’est pas la rareté qui fait le prix du talent d’un Président de Bling-Bling Bank … Pourquoi regrettez-vous de quitter ce ghetto de nantis ?

Dany Pression : Je ne suis pas seul en cause. Pour Phil, ce sera mieux. Il y a un tarif, même s’il n’est pas vraiment syndical… Je ne suis pas un apatride comme John Pierpont qui ne paye pas ses impôts en France. Il est passé par Tokyo, Hong Kong, New York et maintenant Londres. Je suis un bon citoyen Français, moi. Ma seule erreur a été de maintenir dans leurs fonctions la plupart des supérieurs hiérarchiques de ce Jérôme Châteaufort. Ils auraient dû tous disparaître immédiatement !

Ange Mary : Tout le monde n’a pas menacé de faire exploser les banques de la planète et subi la plus grosse fraude mondiale. Où en êtes-vous avec ce jeune Jérôme Châteaufort ?

Dany Pression : Il est chambré à la prison de la Santé grâce aux bons soins du Juge Bekaécrou. Un coriace, celui-là. Il a multiplié auditions, confrontations, perquisitions depuis un an. On l’a dissuadé de faire nommer des experts judiciaires. Sinon, on perdait le contrôle de la situation. Dès que le procès commencera, je demanderai à être entendu comme témoin.

Ange Mary : Que comptez-vous leur dire ?

Dany Pression : Ma vérité bien sûr ! La seule, la vraie, la mienne ! Dans un procès « à la française » il n’y a que deux acteurs qui ne sont pas autorisés à mentir : le témoin et l’expert judiciaire. C’est pour cela qu’on se méfie d’eux. Aujourd’hui, je ne suis ni témoin, ni expert, je suis victime !

Ange Mary : Qu’est-ce qu’elle a de particulier cette vérité, en dehors du fait que ce soit la vôtre ?

Dany Pression. : Ce n’est pas celle de nos concurrents ou des hommes politiques qui se réjouissent de me voir trainé dans la boue. Cette vérité-là, je l’ai fait inscrire dans nos rapports d’inspection interne. Il était temps ; s’il y a appel, je ne maîtriserai plus rien. Je vous livre, à titre confidentiel, la triste réalité de mon vécu au cours de ces derniers mois. D’abord, j’ai réalisé qu’on me faisait signer des attestations annuelles pour valider nos systèmes de contrôle Or, ceux-ci étaient incomplets et pour le moins inefficaces. La loi veut cela : le président signe seul. C’est aberrant dans un Groupe de plus de 150.000 personnes, dont le bilan dépasse les mille milliards €, implanté dans plus de cent pays. J’aurais dû refuser. Je ne contrôlais rien et tous me mentaient. La hiérarchie a été défaillante sur toute la ligne. Ils ne se sont pas assez méfiés. Ils devaient tout surveiller pour mon compte. Le seul talent de Jérôme Châteaufort, c’est le mensonge ; nous avons suscité chez lui des tentations trop fortes pour sa petite cervelle. Enfin, je voudrais que ce trader crapuleux nous demande pardon pour ce qu’il nous a fait et qu’il s’en repente. Je pourrais alors retrouver ma sérénité.

Ange Mary : En disant cela, Dany, c’est vous que vous défendez ou c’est la Bling-Bling Bank ? J’ai du mal à m’y retrouver… N’aurait-il pas suffi de repérer que ce Jérôme Châteaufort ne prenait jamais de vacances ou simplement de changer ses codes d’accès?

Dany Pression : Je ne sais plus …, je m’étais trop identifié à la Bling-Bling Bank. C’est tentant : tous parlent du « Groupe bancaire de Dany Pression », ou du « Groupe d’assurance de Claudy Baby ». On a l’impression d’être le propriétaire. Je ne suis pas sorti de ce mirage, même si tout a changé.

Ange Mary : Et si la Bling-Bling Bank était devenue trop importante, trop compliquée, impossible à contrôler ? Peut-être qu’aucun dirigeant, quelque soient ses qualités, n’y aurait réussi ? Ou faut-il reconnaître que les patrons sont tellement déconnectés qu’ils perdent tout bon sens ? Ce ne seraient pas des Diafoirus, vos traders de génie ? Ce sont des moutons de panurge avec des bêlements codés, les bergers n’arrivent plus à leur tondre la laine sur le dos ! Vous n’avez pas assez de chiens de garde.

Dany Pression : Tout va trop vite sur la « Planète Finance ». J’étais trop vieux pour maîtriser la formule de « Black and Scholes » et les produits dérivés. Pourtant, j’ai essayé, mais je ne suis plus dans le coup. Nous cherchons à ne pas être dépassés pour ne pas être avalés sinon, on devient les derniers de la classe ! Nos concurrents en profiteront mais ils auront leurs « rogue traders »…

Ange Mary : Que pense votre femme de tout cela ?

Dany Pression : Je la tiens à l’écart de mes tracas, bien qu’elle soit aussi de la partie : elle a travaillé en gestion obligataire chez Bethany Brothers. Elle avait développé une belle clientèle institutionnelle. Elle a compris ce qui s’est passé à la Bling-Bling Bank,… Elle est contente de me récupérer sain et sauf, malgré mes égratignures. Nous adorons jouer au golf, avec nos deux filles. Nous progressons dans nos classements

Ange Mary : C’est encore la course aux meilleures notes, cette fois-ci en famille ! Décidément, je ne comprends pas votre besoin permanent de reconnaissance. Personne ne doute de vos capacités, Dany. Pourquoi continuer à jouer des coudes, à occuper le devant de la scène, à vouloir briller en société ? Vous vous attirez de la jalousie, et quand vous gagnez, de la haine. Vous ne préfèreriez pas vivre en paix avec vous-même, proche de ceux qui vous aiment ?

Dany Pression : C’est vrai que je n’ai plus de problème d’argent… Mais, il n’y a pas que cela. J’enrage de voir ces jeunes blancs becs essayer de m’imiter. A la fin des fins, il vaut mieux faire envie que pitié ! Ange Mary, est-ce-que je ne vous fais pas un peu envie ?

Ange Mary : Pas du tout ! Je ne saisis pas le plaisir que vous trouvez à vouloir être le premier en tout, sans prendre le temps de comprendre où vous mettez les pieds. C’est comme si vous aviez peur de rester seul avec vous-même, inquiet de laisser les autres vous approcher sans les asservir, ou ne plus avoir le pouvoir de les instrumentaliser à votre guise. Beaucoup de gens ne vous aident plus, alors qu’ils devraient vous aimer pour services rendus.

Dany Pression : Je souffre de plus en plus de ce sentiment d’incompréhension générale. Je me suis laissé embarquer dans des Conseils d’administration de sociétés dont l’activité m’est complètement étrangère : eau, électricité, pétrole, … En temps de crise, il ne reste plus que la solidarité des Inspecteurs de l’Etat, mais les temps changent. Je ne connais rien de leurs activités, sauf en matière de rémunération : bonus variable, stock-options, actions gratuites, retraites chapeau. Nous nous renvoyons l’ascenseur ! Ils y comptent tous, les jeunes comme les vieux !

Ange Mary : C’est du vent ! Peut-être que vous n’aimez pas assez ceux qui vous aiment avec leur cœur, vous attendent depuis longtemps et souffrent en silence. Y avez-vous songé, Dany ?

Interloqué, Dany Pression la regarde en souriant, finit sa coupe et se lève, décontracté.

Dany Pression : Non, vous pouvez peut-être m’y aider. Le voulez-vous ?

Ange Mary : Non, ce n’est possible ; j’ai bien compris que nos mondes n’auront pas le temps de se rapprocher. Il faut nous quitter, Monsieur le Président. Bon vent, Dany !

Dany Pression : Bon retour chez vous, Ange Mary. Donnez cette enveloppe à Léon. Mon véhicule de service est désormais à lui. Il en rêvait. J’ai laissé pour vous dans le coffre les dernières bouteilles que m’avait offertes Anthony. Au point où j’en suis, je paye en liquide !

 

Epilogue

Tous les acteurs entrent, dans l’ordre « protocolaire » dans l’ancien bureau de Dany Pression. Ils forment une ronde, qui s’animera en fin de spectacle, autour d’Ange Mary, qui est rentrée la dernière.

Ange Mary, ouvrant grand les bras : Cher spectateur, il est temps de nous séparer. Le compteur tourne pour tous ! L’auteur se rafraichit les idées à la campagne et vous souhaite le meilleur. Vous souhaitez savoir ce que sont devenus les acteurs de cette tragi-comédie … Chacun de nous brûlait de vous en faire part.

Dany Pression, un club de golf à la main : Un an et demi après la découverte de la fraude, le procès de Jérôme Châteaufort s’est tenu ; j’y ai témoigné, à ma demande. Le Tribunal m’a écouté, sans tenir compte de mes déclarations, malgré l’appui de 3 avocats de première classe. J’ai pris ma retraite dans des conditions misérables ; cette affaire m’a coûté quelques millions de primes et ma réputation. Mon classement au golf en souffrira à l’avenir. Je ne vais plus dans les diners en ville et mon épouse Nicole soigne ma goutte. Elle touche une modeste retraite de 120.000 € par an. J’ai rajeuni la moyenne d’âge des comités de rémunération de groupes industriels. J’y siège avec mes copains de l’Inspection de l’Etat. Pas d’intrus, c’est notre dernier privilège.

Jérôme Châteaufort, menotté : J’ai été le seul à être condamné. Moussah est passé à travers les gouttes. J’ai écopé de cinq ans de prison, dont deux avec sursis en première instance. Je devais aussi rembourser 4,9 milliards d’euros à Bling-Bling Bank … Liz Merrycase n’est plus mon avocate ; j’ai choisi un ténor du Barreau, Olivier Lelorrain, le roi de la procédure, qui entretient sa réputation à mes dépens. J’ai fait appel du premier jugement. Je ne dois plus qu’un million € à Bling-Bling bank. Les Français n’ont rien compris à mon affaire, mais ils me plaignent et me soutiennent. Ils ont peut-être tort… Je ne regrette rien ! Ma hiérarchie a eu chaud mais ils ont tous été recasés, jusqu’au N+11, à l’extérieur de Bling-Bling Bank. On a acheté leurs silences avec des indemnités transactionnelles…

John Pierpont Weasel, une coupe de champagne près des lèvres : J’ai quitté sans regret cette Bling-Bling Bank à qui j’avais tant donné : elle n’a pas su reconnaître ma valeur exceptionnelle. J’ai été chassé par nos concurrents et je n’ai pas eu le temps de me reposer à Palace Gardens avec mes amis de South Kensington. J’ai été recruté à prix d’or par le Crédito Unico d’Italie, à qui je vais administrer quelques hormones de croissance. Vous aurez des nouvelles des effets secondaires. Je vais transformer mes modèles mathématiques en diamants des Abruzzes. Je largue les amarres et je ne payerai pas le sinistre du « naufrage Jérôme Chateaufort ». Ecouter « Les Vêpres Siciliennes » à la Scala de Milan sans bourse délier, cela ne se refuse pas ! Cela donne des idées, comme « La Forza del Destino » ! J’oubliais : j’ai été condamné en France à une amende minable par les Autorités de Marché pour avoir exercé mes stock-options avant la découverte de la fraude au plus haut du cours. Des peanuts, cette amende, le prix dérisoire du vice impuni ! De la “money direct in the pocket of the big chief”, grâce à l’intelligence artificielle de mon logiciel d’enrichissement personnel !

Phil Tank, un fusil de chasse en bandoulière : Je coule une retraite heureuse ; le montant de ma pension représente cent fois celle qu’espère obtenir un jour Ange Mary. Ma consolation, c’est que ce fumiste de Dany Pression qui nous a servi de Président pendant trop d’années gagne moins que moi. Il y a une justice dans ce bas-monde ! Je garde un contact professionnel avec mes meilleurs traders et on parle du bon vieux temps, quand tout était permis. Ce John Pierpont, quel ingrat ! Même pas une carte postale du dôme de Milan ! Je plains les jeunes d’aujourd’hui : ils vont avoir du mal à faire aussi bien que nous ! Il n’y a plus de vrai chef ! Tout se dégrade…mais c’est leur faute, ce sont des narcissiques prétentieux ! Ils veulent chasser l’éléphant à la kalachnikof, alors qu’ils ne savent pas tirer la bécasse avec un calibre 20.

Calamity Fame, consultant son Ipad : J’ai quitté la Bling-Bling Bank en même temps que Dany Pression ; je travaille dans une grande agence de communication. Ange Mary m’a suivie et son intuition m’évite bien des bévues. Grâce à sa sensibilité, plus fine que la mienne, je fais moins d’erreurs. Désormais, les tordus qui m’entourent n’ont qu’à bien se tenir ! J’ai écrit un livre sur l’affaire « Jérôme Châteaufort et la Bling-Bling Bank ». Cela soulage ma conscience ; je n’ai pas revu Dany Pression … et encore moins ces crapules de Phil et de John Pierpont.

Liz Merrycase, un code pénal rouge dépassant du sac : Quel ingrat, ce Jérôme Châteaufort ! Il ne m’a pas payé mes honoraires. Dire que je me suis dépensée pour lui plus que pour aucun de mes clients : une perte sèche ! Sa cause n’était pas défendable. C’est une petite frappe envieuse qui n’a pas les moyens de ses ambitions. Je l’ai protégé à tort. Bon vent aux « rogue traders » qui voguent, impunis, sur les eaux troubles de tous les océans du monde défendus par des avocats cupides ! Leur business est promis au plus bel avenir. Les gens honnêtes, leurs victimes, ne seront plus que des épaves abandonnées sur les vagues des crises financières, croisant les yachts somptueux des escrocs.

Ange Mary Prat timide, les mains dans le dos, les yeux baissés : Je travaille avec Calamity. C’est la seule personne de la Bling-Bling Bank qui m’avait comprise. Je suis en CDI, mais je n’ai pas pu changer mon téléviseur. Mon mari a fait faillite et sa banque lui a coupé les crédits. Je déjeune parfois avec Léon qui est au chômage. Franky Otetoidelà ne voulait plus de lui, car il avait un fils de copain à caser. Du coup, Léon a revendu la voiture de fonction de Dany Pression pour payer ses traites. Je plains ces milliers de victimes innocentes qui payent les horreurs de cet infernal mistigri financier. J’ai honte : il y a des files d’attente toujours plus longues devant les soupes populaires du Secours National. Il parait que cette misère s’est répandue dans tous les pays du monde.

Que peut-on y faire, vous le savez, vous qui avez eu la gentillesse de nous écouter ?

On entend, jusqu’à ce que la salle se vide, le final de la cinquième symphonie de Beethoven (allegro en do majeur). Le destin, repu de ses dernières victimes, s’est provisoirement apaisé : il s’éloigne de Bling-Bling Bank … pour mieux frapper d’autres insensés de la « Planète Finance ». Les coquilles de noix ballotées par le tsunami d’une démesure financière incontrôlée, survivront-elles à une nouvelle tempête ? La foule anonyme des citoyens du monde, sans voile et sans gouvernail, saura-t-elle distinguer un jour : corrupteurs et corrompus, escrocs et victimes, coupables et innocents ? … Ce serait un miracle… Il leur faudrait avoir le courage de prendre leurs destins en main

 

« Pourquoi voudrions-nous paralyser les hedge funds, ces abeilles pollinisatrices de Wall Street ? »

 

Allan Greenspan, ancien Président de la Federal Reserve Bank U.S.

 

« L’idée de fonder une stratégie sur la valeur des actions est insensée »

 

  1. Welsh, ancien Président de General Electric

 

« Je ne me sens absolument pas coupable de ce qui s’est passé»

 

  1. H .Greenberg, ancien Président d’AIG

 

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