Novalis à Freiberg : Présentation
 
Drame en cinq tableaux par Federico Novosco
 

Friedrich von Hardenberg, dit Novalis, l’un des plus grands poètes romantiques allemands, nous revient, pendant une heure et demi, à travers ce drame en cinq tableaux, qui met en scènes sept personnages.

Nous sommes à la veille de Noël de l’année 1799,  à Freiberg en Saxe, siège de la célèbre école des mines. Le jeune Novalis rend visite à sa fiancée, Julie, chez ses beaux parents, les Charpentier. Poursuivant ses études de minéralogie, le jeune homme avait bénéficié de l’affection de cette famille, après le décès tragique de son premier amour, Sophie. Pourtant, le mariage de Novalis et de Julie se heurte aux rêves des deux fiancés : ils ne concordent pas, à moins que...

Julie et Novalis parviendront-ils à franchir les barrières des conventions mondaines ? Pourront-ils  restaurer l’harmonie de leurs  corps et de leurs cœurs blessés par la maladie ? Trouveront-ils leur bonheur dans cette vie, et au-delà? Sauront-ils s’unir l’un à l’autre dans la communion intime de leurs âmes ?

Les échanges passionnés de  Novalis et de sa fiancée, les réactions surprenantes des parents, la sympathie de  la sœur de Julie et de son beau-frère, le futur général von Thielmann, ainsi que  la froide lucidité du célèbre Professeur Werner, attisent incompréhensions et  passions. Raison et sentiment, animus et anima, s’opposent à une époque de bouleversements révolutionnaires. A la veille de l’émergence d’un nouveau monde, les angoisses, les désarrois et les espoirs paraîtront étrangement familiers au spectateur du XXIème siècle…

Inspiré de la vie tragique de Novalis, ce drame est baigné par les derniers feux d’une civilisation disparue. Les géniales intuitions du poète, auteur d’« Henri d’Ofterdingen », des « Disciples de Saïs » et des « Hymnes à la nuit », nous interpellent, au plus profond de nous-mêmes, dans la belle et précieuse langue poétique du XXVIIIème siècle finissant.
 
Federico Novosco a écrit cinq pièces de théâtre sous différents pseudonymes et sur des sujets divers (Dernière publication : Ruggiero del Ponte, « Le mémorial de Chartres », L’Harmattan, collection « Théâtre des cinq continents », 2013).
 
Né en Avignon en 1947, Federico-Ruggiero a été charmé, depuis bien longtemps, par le chant magique des écrivains romantiques d’Iéna.
 


 
Novalis à Freiberg
 
 
 

Federico Novosco

Je dédie ce texte à la mémoire de Claude Girault dont l’inspiration prend sa source chez les poètes romantiques allemands.

Automne 2013
 
 
« Madone sixtine » de Raphaël

(Dresden Gemäldegalerie-Alte Meister)
 
 
Personnages (*) :
 
-          Johann Friedrich : Johann Friedrich Wilhelm von Charpentier, 62 ans, Berghauptmann de Saxe, ancien professeur à la Bergakademie de Freiberg
 
-          Johanna Dorothea : Johanna Dorothea Wilhelmine von Charpentier, 51 ans, son épouse, née von Zobel
 
-          Julie : Julie von Charpentier, 23 ans, leur dernière fille
 
-          Johann Adolf : Johann Adolf von Thielmann, 35 ans, capitaine de hussards de l’armée saxonne, leur gendre
 
-          Wilhelmine : Wilhemine von Thielmann, 30 ans, sœur ainée de Julie, épouse de Johann Adolf
 
-          Werner : Professeur Abraham Gottlob Werner, 50 ans, directeur de la Bergakademie de Freiberg
 
-          Novalis : Friedrich Georg Philip, Freiherr von Hardenberg, 27 ans, fiancé de Julie, beau jeune homme à cheveux longs et boucles flottantes.
 
Ils sont habillés en habits de fête pour la veillée de Noël, austères et sombres  à la mode luthérienne. Seul, Novalis porte des habits de couleur : bleue et jaune
 
(*) Il est souhaitable que  tous les acteurs soient de bons chanteurs pour entonner,  en fin de spectacle : « Heilige Nacht » de Reichardt,  qui sera joué au piano par Wilhelmine.
 

Nous sommes à Freiberg en Saxe, près des Monts Métallifères (« Erzgebirge »), à la veille de Noël 1799.
 
La scène se passe dans le salon et la salle à manger des époux Charpentier. Les fenêtres, décorées de tentures bleues et jaunes, donnent, au loin, sur les Erzgebirge. Le feu d’une grande cheminée chauffe la pièce. De beaux candélabres éclairent la pièce.
 
L’ameublement est cossu, mais sans ostentation. Sur une table, à côté d’un fauteuil, des livres dont celui de Schleiermacher, « De la religion ».
 
Au centre, une table décorée pour la nuit de Noël (houx et gui, bougies allumées,…) avec  verres et bouteilles de vin ainsi qu’une belle carafe d’eau en porcelaine de Saxe.
 
Dans un coin, un piano, surmonté d’un étrange vase de fleurs  à dominantes bleues et jaunes des quatre saisons (œillets, iris, passiflore, hortensias, asters, delphinium, jacinthe d’eau, et même… des lotus bleus), avec sa banquette pour deux personnes.
 
A l’opposé, une horloge à balancier dont on perçoit les va-et-vient réguliers. Le début de chaque tableau sera rythmé par la sonnerie de l’horloge.
 
Au fond, un grand tableau représentant Dresde et les bords de l’Elbe. La plaine d’or (« Goldne Aue ») de Thuringe, près du Harz figure sur une autre gravure, plus petite.
 
« Nous sommes en mission, nous sommes appelés à civiliser  la terre »
 
Novalis
 
                                                                          Prologue
 
Werner se présente devant le rideau en tenue de ville.
 
Werner : Je suis le professeur Abraham Gottlob Werner. J’enseigne depuis vingt ans la minéralogie à la Bergakademie de Freiberg. C’est la plus ancienne école des mines d’Europe. Nous formons des ingénieurs en vue d’améliorer le rendement de nos exploitations, déjà les plus productives du monde.

La Prusse a imposé à notre Saxe de lourdes indemnités, après sa victoire à l’issue de la dernière guerre de Silésie : elle a duré 7 ans. Notre Duc bien aimé Frédéric Auguste n’a pas pu rester neutre : il avait choisi, ou subi  pour son malheur et pour le nôtre, l’alliance avec la France et l’Autriche. Les armées saxonnes n’ont pas fait  le poids face à la  discipline prussienne et aux finances anglaises.
Aujourd’hui, il faut payer.
Grâce à nos activités minières, la Saxe parvient à s’acquitter des dettes que nous a imposées  le roi Frédéric II de Prusse.

En cette soirée de Noël 1799, je vais rejoindre la famille de mon éminent collègue, le Berghauptmann von Charpentier. Il reçoit ses enfants, les Thielmann, et  son futur gendre, Friedrich von Hardenberg, mon ancien élève. Friedrich a pris un nom de plume pour écrire des poésies et des romans, Novalis. Aujourd’hui, il va revoir sa fiancée Julie pour la première fois depuis plusieurs mois.

Il me tarde de serrer Frédéric  dans mes bras, il me plait beaucoup, ce jeune ingénieur des mines si prometteur.

Mesdames et Messieurs, il me faut implore votre pardon, je m’esquive,  je dois aller m’apprêter !

 Vous serez en bonne compagnie : la famille Charpentier  vous invite chez elle.

A tout à l’heure.

 « Toutes les religions sont également bonnes, quand les gens qui les professent sont d’honnêtes gens ».
 
Frédéric II de Prusse  
                                                                  
 
Ville de Dresde : les ruines de l’ancienne Kreuzkirche
 
Par Bernardo Bellotto
 
Tableau 1
La famille von Charpentier, le soir de Noël 1799
 
« Que tout soit propice à l’étranger. Il lui reste peu d’amis. Mais c’est avec ces amis-là qu’il attend le grand anniversaire. »
 
Novalis
 
Johanna Dorothea s’affaire autour de la table qu’elle décore pour la soirée de Noël. Elle ajoute des guirlandes de toutes les couleurs. Son mari, Johann Friedrich,  est absorbé par la lecture d’un livre : la traduction de la « Théorie des fonctions » de Lagrange par Gruson.
 Il est seize heures à la grande horloge qui sonne quatre coups que l’on entend distinctement. La lumière est chaude et tamisée sur l’ensemble de la scène.
 
Johanna Dorothea : Voilà bien un temps de Noël ! La  tempête de neige n’a pas cessé depuis une semaine. Nos enfants sont en route depuis plusieurs jours pour nous rejoindre ce soir ! Je suis  inquiète. Où peuvent-ils bien être ? La nuit tombe !
Qu’en penses-tu Johann ?

Johann Friedrich : Il n’est pas si tard. Ils connaissent le chemin.

Johanna Dorothea : Je n’arrive pas à vaincre ma tristesse. De sombres pressentiments m’assaillent. Nos deux fils et mes  deux filles bien aimées passent chez  les fêtes chez leurs cousins ; nous ne recevront que notre fille, Wilhemine, et sa famille. Heureusement, nos petits-enfants nous offriront la grâce de leur innocence.
 
Johann Friedrich : Tu oublies donc  Frédéric, le fiancé de notre Julie ? Il doit  venir, lui-aussi !
 
Johanna Dorothea : Je ne cesse de penser à lui et  je me fais du souci pour Julie.

Johann Friedrich : Tu as bien tort, ma chère épouse. C’était le plus brillant étudiant de la Bergakademie. J’espère que mes fils auront autant de talents que lui. Le Professeur Werner le tient en haute estime et souhaite venir le voir ce soir. Je ne suis pas d’accord avec toutes les théories scientifiques du professeur, mais c’est mon ami. Werner  m’a offert, en français, « la théorie des fonctions » de Lagrange, il y a quelques années.  Nous ne pouvions pas le laisser passer cette belle veillée de Noël tout seul !

Johanna Dorothea : Vous connaissez bien les aptitudes professionnelles de Frédéric, tous les deux, j’en conviens. Mais ce garçon est un rêveur. Souviens-toi, Johann Friedrich,  pour ses fiançailles avec Julie, il y a quelques mois, il m’avait dédié un mystérieux poème. Il s’y présentait comme un étranger, un éternel voyageur, dans  le temps et dans l’espace.

Johann Friedrich : Toujours à te plaindre, ma chère amie !
Si mes souvenirs sont fidèles, Frédéric te remerciait ainsi pour le réconfort qu’il trouvait chez nous, loin de sa famille qui habite Weissenfels en Thuringe. La chaleur de notre foyer le réconfortait.

Johanna Dorothea : Mais notre fille sera-t-elle heureuse ?
Julie ! Essaye de retrouver la mélodie de « Sainte Nuit »de notre  grand Reichardt.

Julie entre avec une partition sous le bras en fredonnant. Elle s’assied devant le piano sans mot dire et joue  la « Sainte Nuit » de Reichardt.
 
Johann Friedrich : Tu devrais faire des progrès au piano, ma fille. Une bonne épouse ne peut pas se contenter de jouer de l’harmonica, fût-il de verre ! Qu’en pensera mon jeune ami Hardenberg ?
Il est temps pour toi de convoler en justes noces.

Julie : Je suis impatiente de le revoir. Il est maintenant assesseur des mines. Il se donne tant de mal pour préparer notre avenir !

Johann Friedrich : J’en suis heureux pour toi, et pour notre famille. Ce Frédéric est une personnalité extraordinaire. Il est sérieux et a le cœur à l’ouvrage, comme son père, le directeur des salines de Kösen, Artern et Weissenfels. Frédéric dispose  d’une excellente formation scientifique. Il a assimilé nos  techniques minières avec une telle facilité ! Le plus fascinant, c’est qu’il  prend aussi plaisir à écrire des poèmes et même parait-il un roman.

Johanna Dorothea : Ma Julie, essaye donc d’en savoir un peu plus … Il paraît qu’il était en novembre à Iena pour lire ses deniers écrits à des amis que tu ne connais pas encore.

Johann Friedrich : D’après mes renseignements, il y a deux frères, les Schlegel, Auguste Guillaume et Frédéric. Ces deux là vivent entre Berlin, Leipzig et Iena, sans réussir à se fixer. Ils forment avec d’autres écrivains, une sorte de petit cénacle qu’ils qualifient de « romantique ».
Va savoir ce que cela veut dire !
Pourtant, ce sont des hommes de plumes connus, surtout August Wilhelm, le plus âgé.

Johanna Dorothea : Je me suis laissé dire qu’ils vivaient tous les deux avec des femmes bien libres, selon mon goût. Caroline Böhmer et Dorothea Veit ont déjà été mariées plusieurs fois. Cela n’a pas l’air de gêner  notre Frédéric… Caroline serait même républicaine, pour ne pas dire révolutionnaire ! Il paraît qu’elle aurait fait de la prison à Königstein pour cela !
 
Johann Friedrich : Traite-la de Jacobine, tant que tu y es ! Que veux-tu, ce sont des artistes !
 Outre les femmes de ses amis, Frédéric fréquente un physicien de renom, bien qu’autodidacte et solitaire, Johann Wilhem Ritter.C’est un adepte du savant italien Galvani. D’autres sont versés dans la philosophie, tel ce jeune  professeur Schelling, si ambitieux! Et puis, un homme bienveillant les a rejoints tout  récemment. Il s’agit du poète Ludwig Tieck, un passionné de théâtre.

Johanna Dorothea : Pourquoi le père de Frédéric,  si confit en dévotions avec sesFrères Moraves, le laisse-t-il faire ? Frédéric ne devrait-il pas se consacrer à son nouveau métier au lieu d’écrire des vers ?
Il n’a plus vingt  ans !

Johann Friedrich : Son père a consenti à bien des sacrifices pour les études de son fils ainé. Avec la philosophie et l’histoire à Iena, puis les écoles de doit saxon à Leipzig et Wittenberg, et enfin notre  Bergakademie, il a fréquenté les meilleurs professeurs, Schiller, Reinhold, Werner, et d’autres.
Le moins connu est pourtant le plus original, c’est Reinhold : imagine qu’il a été ordonné prêtre barnabite puis franc-maçon…
Ma Julie, tu pourras être fière d’épouser un savant, aussi bien juriste qu’ingénieur, issu de l’illustre famille des Hardenberg.

Julie : Je me réjouis aussi  de devenir l’amie de ses deux sœurs, Sidonie et Caroline. Frédéric m’a également  parlé des ses jeunes frères qu’il adore : Karl et Erasme.

Johanna Dorothea : Sa mère doit être une femme admirable, mais je ne la connais pas…
Personne n’arrive,  nous sommes seuls… Je voudrais vous confier mes angoisses à tous les deux. Julie, tu sais bien que tu n’es pas la première…

Julie : Mère, que veux-tu dire ?

Johanna Dorothea : Vous ne pouvez pas éprouver les souffrances d’une mère. Je me sens épuisée. C’est encore à moi d’aller chercher des renseignements !

Johann Friedrich : Pourquoi te tourmentes-tu ?

Johanna Dorothea : Je sais de source sûre que ton Frédéric aimait une jeune fille avant de te connaitre. Elle s’appelait Julie comme toi. C’était une roturière, Julie Eisenstück, d’après ce que je crois savoir. Le plus surprenant, c’est que cette Julie n’en aurait pas voulu de ton Frédéric !

Johann Friedrich : Ma Johanna, ce ne sont peut-être que des ragots ! Qu’un jeune étudiant si loin de sa famille ait quelque aventure, c’est plutôt dans l’ordre des choses… Au moins, ce jeune baron n’a pas l’esprit étroit !

Johanna Dorothea : Tu ne serais donc pas gêné si l’histoire venait à se répéter avec ta fille !

Johann Friedrich : Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Une première expérience amoureuse n’engage pas l’avenir.

Johanna Dorothea : C’est possible, mais il y a plus grave !

Johann Friedrich : Toi, Julie, es-tu au courant de quelque chose ?

Julie : Je crois bien que oui…
 
Johann Friedrich : Comme d’habitude, je suis donc  le seul à tout ignorer. De quoi s’agit-il ?

Johanna Dorothea : Voilà l’affaire. Après avoir réussi ses examens de droit à Wittenberg,  il y a cinq ans, son père a envoyé Frédéric faire des stages d’administration à Tennstedt chez l’une de ses relations, le bailli Just.

Johann Friedrich : C’était la sagesse que de passer par le terrain avant de solliciter une fonction officielle dans les Salines de Saxe.

Johanna Dorothea : Certes, mais au hasard des inspections que menaient le bailli Just avec son stagiaire, voilà qu’ils arrivent un jour au manoir de Grüningen, près de Tennstedt. Le capitaine von Rockenthien y habitait  avec une veuve qu’il a épousée, Madame von Kühn.

Johann Friedrich : Où est le problème ?

Johanna Dorothea : Il n’y en a pas,si ce n’estque Madame von Rockenthien, veuve vonKühn, avait déjà deux filles d’un premier mariage. La seconde, Sophie, n’avait alors que 13 ans.

Johann Friedrich : Et alors ?

Johanna Dorothea : Comme tu sembles l’ignorer - ou l’avoir oublié - notre Frédéric est tombé follement amoureux de Sophie,  dès le premier instant.

Johann Friedrich : La mère de Sophie a-t-elle accepté ? Son beau-père n’a-t-il pas réagi ?

Johanna Dorothea : Je n’en sais rien. Toujours est-il que Frédéric a fait la cour à cette adolescente. Il l’a  idéalisée au point de la confondre avec ses rêveries philosophiques,  pour ne pas dire mystiques. Il l’appelait Sophie, sa sagesse, son ange-gardien, son médiateur vers l’autre monde… et même Shakuntala !

Julie : Mère, tu me mets mal à l’aise. Qui plus est, personne ne me demande mon avis. Après tout, c’est moi que cela regarde. Frédéric a sincèrement aimé Sophie qui n’est plus de ce monde. Maintenant, c’est moi qu’il aime. Je lui rends son amour de tout mon cœur.

Johann Friedrich. : Que s’est-il donc passé entre Frédéric et Sophie, je veux le savoir !

Johanna Dorothea: Frédéric n’a pas osé avouer sa passion pour Sophie à son père. Les deux jeunes amoureux se sont fiancés secrètement,  quelques mois après leur première rencontre. Une bague en fait foi, je le sais. Cependant, Frédéric continuait à fréquenter son cénacle littéraire à Iena, à écrire des poèmes, tout en poursuivant son stage chez le bailli Just.

Johann Friedrich : Jusque là, rien de bien dramatique, si ce ne sont, peut-être, ces fiançailles secrètes…

Julie : C’est mon avis, Mère, puisque Sophie est morte. Tessous-entendus me font peur…

Johanna Dorothea : Après être tombée gravement malade, Sophie a subi plusieurs opérations au foie à Iena par les bons soins du Docteur Starck. Puis, elle est rentrée à Grüningen. Elle ne s’est jamais remise. Elle est morte deux ans plus tard, dans d’atroces souffrances. Notre Frédéric, qui s’était alors ouvert de son amour à sa famille, a assisté Sophie jusqu’à son dernier soupir. Ses frères, et même son père, l’ont soutenu dans cette épreuve cruelle. Son ami Frédéric Schlegel était aussi présent.

Julie : Mère, tu t’inquiètes à tort. Frédéric est le meilleur des garçons. Il a su faire face au malheur.

Johanna Dorothea : Certes, ma fille, mais depuis cette époque, il souffre d’hallucinations. Il a cru communiquer avec la morte au cimetière de Grüningen. Ce qu’il écrit est, paraît-il, inspiré de dialogues avec les ombres. Ce garçon semble appartenir à la fois aux royaumes des morts et des vivants. Il n’hésite pas à composer des chants religieux, et même des hymnes qu’il a  dédiés à la nuit.
Il me fait peur.

Johann Friedrich : Tu commences à m’ébranler, Johanna, je le reconnais. Je n’imaginais pas que Frédéric ait pu être bouleversé à ce point par le décès d’un premier amour de jeunesse. Il avait aussi beaucoup souffert de la maladie et de la  mort de son frère cadet, Erasme, quelque temps plus tard.  Frédéric, avait dû faire une cure à Teplitz, il y a presque deux ans ; on craignait alors  la tuberculose.
Aujourd’hui, il s’est complètement remis. Sinon, je n’aurais pas autorisé les fiançailles de Julie.

« [Pour Novalis,] la mort est comprise comme une fascination, une séduction, une tendance instinctive vers l’informe et le chaos ; la vie est cependant pour lui  la quintessence du devoir. N’est-ce pas ce qui a conduit ce rêveur tuberculeux de l’éternelle nuit nuptiale à ses idées sur l’Etat, destinées à unir la belle communauté humaine ? »                                                     
 
 Thomas Mann
 
 
Tableau du Professeur  A.G. Werner
                           
(Par Gerhard von Kügelgen ou version  de l’Ecole des Mines de Paris)
 
 
    Tableau 2
Les époux von Thielmann viennent sans enfants
 
 
« L’homme parfaitement accompli doit vivre, pour ainsi dire, à la fois et en même temps, en plusieurs lieux et en plusieurs hommes. La ronde élargie  des événements les plus divers doit être toujours présente à son esprit. »
 
Novalis
 
Il est seize heures trente à la grande horloge du salon dont la sonnerie résonne distinctement. La scène est nettement plus éclairée que dans le premier tableau.
 
Johanna Dorothea : J’entends des claquements de sabots. ! Voilà que l’on frappe à la porte.

Wilhemine von Thielmann entre, couverte de pied en cap.
 
Wilhelmine : Nous voici, chers parents, nous voulions arriver plus tôt, mais le temps est glacial !

Les trois femmes s’enlacent tendrement.

Julie : Wilhelmine, où sont mes petits neveux ? Je désire  les embrasser, tout de suite !

Wilhelmine : Ils étaient  malades,  le voyage était trop long pour eux avec ce froid ! Ils sont restés chez nous avec leur gouvernante. Notre petit dernier, Franz-Friedrich n’a que six mois… Son parrain, Frédéric ne pourra pas l’embrasser.
A propos, nous nous sommes arrêtés chez les Hardenberg à Schlöben, dans leur vieux domaine près d’Iena. Puis, nous nous sommes attardés chez nos amis les von Taube, du côté de Chemnitz. Leur château de Klaffenbach est magnifique, et si bien entretenu !

Pendant que Wilhelmine se réchauffe près du feu, Johanna Dorothea, très contrariée,  se retire sans mot dire dans un coin du salon. Johann Adolf entre à son tour, en uniforme de Rittmeister de hussards saxons. Johann Friedrich vient le saluer très chaleureusement.
 
Johann Adolf : Les chevaux sont à l’abri : ils étaient épuisés ! J’ai accompagné notre brave cocher à la cuisine pour qu’il reprenne des forces. Il le mérite bien !

Johann Friedrich : Venez, mon cher et premier gendre, que je vous salue !
 Si vous saviez comme je suis heureux de vous revoir !

Johann Adolf : Et moi donc, Père ! Mais votre fille Caroline n’est-elle pas là ?
 
Julie les interrompt vivement : Et Frédéric, l’avez-vous rencontré à Schlöben ?

Wilhelmine : Disons plutôt que nous l’avons croisé. Il avait hâte de revoir ses amis d’Iena. Grâce aussi au régisseur de Schlöben, Billerbeck, l’hospitalité chez les Hardenberg a été fort chaleureuse. Je t’en dirai plus long tout à l’heure. Frédéric ne devrait pas tarder à arriver,  il nous l’avait promis.

Les trois femmes se retirent au fond de la scène, près de la cheminée, et poursuivent un dialogue animé,  avec force gestes ; on ne les entend pas.

Johann Friedrich : Prenons  un  verre de vin de Moselle. Je l’ai fait préparer à votre intention.

Johann Adolf : Volontiers, Père, cela nous réchauffera sans nous troubler les esprits !
Je vous l’avoue,  je n’y vois plus très clair dans la situation politique depuis quelque temps. A votre avis, que va-t-il  arriver dans notre vieille Europe ? Avez-vous pris connaissance des dernières nouvelles ?

Johann Friedrich : Je suis  si absorbé par ma fonction de Berghauptmann des mines de Saxe. Il me faut trouver de nouveaux procédés d’extraction. Vous, avec votre vie de garnison, vous avez tout le loisir de vous tenir au courant !

Johann Adolf : Comme vous y allez, Père ! Nous sommes astreints à nos exercices, à nos parades, à l’instruction des soldats, à l’entretien des chevaux et des armes.
Enfin, j’ai cru comprendre qu’en France, après la révolution, la Terreur et le Directoire, cette grande nation allait encore changer de gouvernement.

Johann Friedrich : Comment est-ce possible ?

Johann Adolf : C’est  simple ! La France est exsangue. Elle a besoin d’un chef!
Connaissez-vous le Général Buonaparte ? C’est lui qui a battu les Anglais à Toulon, infligé de terribles défaites aux Autrichiens à Castiglione, puis à Bassano. Il a même failli  occuper Venise ! Buonaparte était parti il y a quelques mois avec ses troupes en Egypte pour prendre les Anglais à revers. Il avait emmené avec lui une mission archéologique composée des meilleurs savants français. Il y en avait cent soixante sept !
Ce Napoleone Buonaparte vient de revenir en France. Avec son frère Lucien, il a manœuvré pour obtenir une nouvelle constitution pour son pays. Grâce à un ancien prêtre que les révolutionnaires avaient envoyé comme Ambassadeur à Berlin l’an dernier, c’est chose faite ! Buonaparte sera Premier Consul,  le  véritable maître du pays, si le Conseil des Cinq-cents  l’approuve. Il n’a  que trente ans !

Johann Friedrich : Tout cela ne me dit rien qui vaille ! Ne risque-t-on pas une dictature militaire en France ?
 
Johann Adolf: Appelez cela comme vous voudrez. Moi, j’admire ce jeune général. Il devrait vous plaire : c’est un artilleur, un scientifique !

Johann Friedrich : J’espère que vous plaisantez, mon cher gendre ! Je veux bien croire qu’il sache exécuter des calculs de tirs, mais je serais curieux de sonder ses connaissances en minéralogie, par exemple… S’il a le pouvoir, je crains qu’il ne répande la guerre en Europe. Après l’Italie et l’Autriche, ce sera le tour de la Saxe, de la Prusse, de la Pologne, et pourquoi pas de la Russie ! Vous verrez qu’il occupera Berlin un jour

Johann Adolf : Aujourd’hui, la France a besoin d’un esprit éclairé pour la remettre sur le droit chemin. Buonaparte saura vaincre ses ennemis extérieurs et intérieurs. Il n’en manquera pas, en effet ! En attendant, il prépare les statuts d’une banque d’Etat pour créer une monnaie forte.

Johann Friedrich : Cela ne nous concerne pas. Nous ne sommes plus en guerre, la Prusse non plus. Notre Duc de Saxe bien aimé, Frédéric le Juste, porte bien son nom.

Johann Adolf : Savez vous que le Général Napoleone Buonaparte avait envisagé, avec le Directoire, de proposer une paix universelle à l’Empereur d’Autriche, et même aux Anglais ? Il veut libérer les peuples et faire reconnaître les droits de tous les citoyens européens.

Johann Friedrich : Je n’en crois rien. Les Français occupent  la rive gauche du Rhin. C’était bien la peine que la Prusse s’allie aux Autrichiens pour faire,  une paix honteuse avec la France, le pays de la révolution. Feu ce pauvre roi de Prusse, Frédéric Guillaume II,  cet être volage et illuminé,  était  au bout du rouleau. Qu’en aurait pensé de tout cela son prédécesseur, Frédéric II,  que certains appellent le Grand ?

Johann Adolf : Je respecte le grand Frédéric II,et surtout ses armées, c’étaient les meilleures d’Europe. Avoir gagné la guerre de Silésie contre l’Autriche, la France et la Suède, quel exploit !

Johann Friedrich : Je ne l’aime pas ! Je suis  sujet du Grand Electeur de Saxe et fidèle à mon Prince. Ce sont bien les troupes de Frédéric II, ce Prussien tyrannique,  qui ont bombardé notre belle ville de Dresde le 19 juillet 1760. J’y étais. J’avais à peine vingt  ans. Nous avons eu beaucoup de morts, des amis, des proches. L’une de nos plus belles églises, la Kreuzkirche, a été détruite, ainsi que les faubourgs de Pirna. Cette attaque injuste de la Saxe n’avait pas d’autre but que de provoquer notre alliée de toujours,  l’Autriche. Nos troupes saxonnes, près de 20.000 hommes, ont alors été intégrées de force dans l’armée prussienne. Vous ne l’ignorez pas !

Johann Adolf : Je le sais, Père,  vous me l’aviez déjà rappelé…

Wilhelmine : Tiens, puisque vous avez si bonne mémoire,  mon cher gendre,vous devriez vous souvenir que la Saxe aété occupée par la Prusse pendant  près de sept ans.
Ici-même,  à Freiberg, l’armée prussienne du général von Kleist a battu les Impériaux, nous n’avions pas besoin de tout ce désordre si près de nos mines … Une véritable catastrophe !
Et vous, Monsieur mon gendre, vous qui savez tout, rappelez-moi donc quelles indemnités d’occupation votre bon roi Frédéric II  de Prusse a mis à notre charge !

Johann Adolf : Euh, euh,…

Johann Friedrich : Quatre millions quatre cent cinquante cinq mille et deux cent trente trois écus payables par lettres de change, lesquelles sont toujours en vigueur, puisqu’il faut vous rafraîchir la mémoire ! Et tout cela pour se payer une fanfaronnade dans le parc de Sans Souci ! Le régent de Saxe, le  Prince François-Xavier, a créé notre Bergakademie, après cette guerre. Nous travaillons aujourd’hui encore pour rembourser la Prusse. Sans nos richesses minières pour rétablir nos finances, ce serait la misère pour tous !

Johann Adolf : Ne vous inquiétez-pas, Père, l’avenir de la Saxe sera assuré ! J’y veillerai, les armes à la main.
Quant à Frédéric, votre futur gendre et mon excellent  ami, je l’ai vu travailler d’arrache pied à Artern. Il se dépensait sans compter pour résoudre des problèmes d’extractions minières et apporter des solutions nouvelles. Il observait, il réfléchissait, il écrivait rapport sur rapport.

Johann Friedrich : Ne faisait-il vraiment que cela ? Des collègues m’ont fait comprendre qu’il avait publié un curieux libelle de sa composition dans le « Journal de la monarchie prussienne »…

Johann Adolf : Il lui fallait souhaiter la bienvenue au nouveau couple royal dans son langage de poète. Pour Frédéric,  l’amour entre Frédéric Guillaume III et la reine Louise de Prusse  constitue le gage de la paix dans le royaume. On a intitulé cet écrit de circonstance : « Foi et Amour ». Il a été édité l’an dernier, mais il a déclenché pourtant  la colère du Roi de Prusse…

Johann Friedrich : J’aurais aimé que l’histoire donne raison à notre Frédéric ; néanmoins,  je comprends les réticences duRoi et de sa cour de Berlin. Comme ses prédécesseurs, Frédéric Guillaume III sera entrainé dans les tourments de la guerre, même s’il y répugne aujourd’hui. La Reine Louise elle-même pourrait  l’y inciter un jour. Allez savoir…
Je m’inquiète pour la faiblesse militaire de la Saxe, sans parler de cette pauvre Pologne, toujours à la recherche d’un Roi légitime. Mais revenons à ma question : Frédéric, cet esprit aussi doué pour les sciences que pour les lettres, a-t-il enfin abandonné ses rêveries poétiques,  voire mystiques ?

Johann Adolf : Frédéric est mon ami, je m’en honore. Il répondra lui-même à vos questions.

Les trois femmes, se rapprochent en silence de l’avant scène.
 
Johanna Dorothea : Messieurs, auriez-vous l’intention de nous négliger encore longtemps ? Vous oubliez vos devoirs ! Il faut nous servir à boire. Rien de tel qu’un doigt de vin de Moselle pour accueillir le Sauveur en cette Sainte Nuit.
Ce n’est pas tous les jours Noël, n’est-ce pas mes filles ?

Ils trinquent tous ensemble, en se regardant droit dans les yeux : Au Sauveur d’ici et de l’au-delà ! Que son règne advienne dans ce monde et nous rapproche de l’autre!
 A la Nuit qui L’a vu naître !A Frédéric le Juste, notreSouverain ! A nos familles !

Johanna Dorothea : Wilhelmine, penses-tu que Frédéric sera un bon mari pour notre Julie ?

Wilhelmine : Je ne connais pas Frédéric aussi bien que mon Johann Adolf, mais je respecte leur amitié. Il y a quelques années, Frédéric voulait embrasse la carrière d’officier…

Johanna Dorothea, l’interrompant vivement : C’est bien beau tout cela,mais son père n’a pas les moyensfinanciers qui lui permettraient de faire une carrière militaire au bon niveau.

Wilhelmine : Aussi y a-t-il renoncé ! Son frère Karl s’essaye courageusement dans cette voie, sans espoir de créer son régiment. Aujourd’hui, Karl s’ennuie avec ses troupes devant Mayence. Quant à Frédéric, il a hésité à partir à Berlin,  sur la recommandation de son oncle Gottlob Friedrich von Hardenberg, le Grand Croix de l’Ordre Teutonique, pour devenir fonctionnaire de l’administration prussienne.

Johanna Dorothea : Il aurait bien fait ! Il aurait déjà une belle situation. Pensez-donc, avec la bienveillante attention du cousin de son père, le Comte Karl August, qui est déjà gouverneur de Magdebourg, Halberstadt, Westphalie et Neuchatel ! De la graine de Ministre, celui-là, et peut-être même de chancelier de Prusse !

Johann Adolf : Permettez, ma chère belle-mère, Frédéric est tout sauf un rond de cuir ! Il aurait tant souffert à Berlin au milieu de tous ces ambitieux ! Aujourd’hui,  le Comte Karl August von Hardenberg peine à faire valoir ses idées politiques en Prusse, mais il est le seul à vouloir s’opposer à Napoléon. Il rêve d’une monarchie à tendance démocratique. Frédéric tient à sa conception du monde, il ne se situe pas sur le même plan, c’est un homme d’esprit et de coeur.
Wilhelmine,  te souviens-tu  de l’accueil  si chaleureux que nous a toujours réservé Frédéric ?

Wilhelmine : Mon plus beau souvenir, c’est le mariage de la sœur ainée de Frédéric à Schlöben, l’automne dernier. Les arbres n’avaient pas encore perdu leurs feuilles. En ce jour de fête, ses amis  avaient tressé pour la mariée  une couronne d’or avec les feuilles  d’automne... Frédéric a dit un poème si affectueux en l’honneur de Caroline et de  son beau-frère,  Frédéric  von  Rechenberg. Toi, Julie, tu avais apprécié la gentillesse de son frère Karl, et de sa sœur Sidonie. Ils ont  été merveilleux. Enfin,  nous avons  tous dansé pour célébrer la noce dans la joie !

Johann Adolf: Ce bonheur devait vous combler!

Wilhelmine : Pour être honnête, j’avais aussi remarqué ce jour-là, un certain air maladif, chez les frères et sœurs Hardenberg, comme une angoisse à peine voilée qui assombrissait leurs regards. J’ai aussi appris la mort prématurée d’Erasme, le frère le plus proche de Frédéric.

Julie : Quel délabrement dans leur domaine de Schlöben, la bibliothèque mise à part ! Dire que  c’est mon Frédéric qui doit en hériter !

Johann Friedrich : Ma fille, tu ne dois pas juger cette famille sur ses biens, ou même sur sa santé. Mon ami Ulrich Erasmus, leur père, est un piétiste convaincu,  un adepte du Comte Zinzendorf. Veuf, il a voulu redonner toutes ses chances à la vie. Il travaille dur pour élever ses onze enfants. Frédéric lui-même a reçu une excellente éducation religieuse  à Neudietendorf. Grâce à sa force d’âme, il fera preuve de ressorts exceptionnels face à l’adversité. Il l’a déjà montré après la mort de Sophie et d’Erasme.

Johanna Dorothea : Etre bon époux, c’est une chose, et  je l’admets pour Frédéric, si c’est toi qui le dis, mon Johann. Mais sera-t-il un bon père de famille?

Wilhelmine : Maman,  il a de qui tenir… Pourquoi vouloir exiger de lui tout,  et tout de suite ? Tu t’inquiètes pour sa santé, mais j’ai pu constater qu’il était excellent cavalier. A l’occasion, il aime  boire le bon vin de Thuringe. Qu’en pensez-vous, Messieurs ?

Johann Friedrich : Son cœur à l’ouvrage ne fait aucun doute. Il a réussi ses examens de droit et de minéralogie plus vite que la plupart des autres étudiants. A partir d’un enseignement donné, il assimile tout, il est  fascinant! Grâce à sa prodigieuse intuition, il va  loin dans la compréhension des choses, des hommes et de la nature. Dans son cas,  le disciple dépasse le maître. Frédéric pense qu’un monde meilleur reste à construire. Pour lui, la force universelle, c’est l’amour que chantent les poètes de tous pays,  de toute éternité.
Tu as bien de la chance, Julie !

Julie: J’en suis consciente,  Père ;  j’espère que Frédéric me considèrera comme sa femme, qui aspire, avec lui, à une vie de famille paisible. J’appartiens à ce monde-ci, moi ! Je veux des enfants, un ménage harmonieux, des amis qui se contentent du bonheur quotidien.
Je n’en demande pas plus…

« Pas de paix entre les peuples de la terre sans paix entre les religions du monde !
Pas de paix entre les religions du monde sans paix entre les églises chrétiennes !
La paix ne souffre pas de partage : elle commence à l’intérieur ! »
 
Hans Küng
 
 
Novalis en habit
 
(Tableau tardif d’un peintre non connu)

 Tableau 3
 
Frédéric,  le poète Novalis
 
 
« Le sens de la poésie est le parent intime du sens prophétique et religieux, (…) ainsi que de l’intuition du voyant.»                                                                                                                           
   Novalis
 
Il est dix sept heures à la grande horloge qui sonne cinq coups. Les Thielmann et les Charpentier, debout autour de la table, tendent l’oreille sans réagir. Ils ont déposé leurs verres sur un plateau au centre de la table. Soudain, Frédéric-Novalis se trouve au milieu d’eux. Il est habillé d’une superbe veste bleue avec un jabot blanc et d’un pantalon jaune vif. Il parle de façon rapide et enthousiaste. Un puissant faisceau lumineux le sui constamment.
 
Novalis : Bonsoir à tous, mes chers amis, et surtout à toi, mon amour, ma Julie. Je vous prie de me pardonner mon retard, mon cheval commence à se faire vieux !

Novalis les embrasse tous joyeusement en terminant par Julie qu’il enlace tendrement.
 
Wilhelmine : D’où viens-tu ? Nous étions tous inquiets, la nuit t’a précédé dans la maison de mes parents… Es-tu resté à Iena ?

Novalis : J’ai tant de choses à vous dire ! Mais où est mon petit filleul Franz ?
Je n’ai passé que trois jours à Iena. Je le regrette,  nous avions formé là-bas, la « Hanse des poètes ». Nous nous enrichissions depuis quelques  années par l’échange de nos idées, de nos écrits, de nos sentiments… Et voilà que la plupart de mes amis n’étaient plus là ! Le grand Fichte vient d’être révoqué de l’Université pour cause d’athéisme ! Quant à August Wilhelm Schlegel, il a filé à Berlin, … Je ne sais pas si sa femme Caroline l’a suivi… Saisi de nostalgie en ce moment solitaire, j’ai ressenti le désir profond de revoir la Madone Sixtine de Raphaël à Dresde. La route a été rude et nous avons failli mourir de froid avec mon vieux cheval. La Madone m’a réchauffé le cœur. Je demeure sous le charme de son regard de compassion,  de son sourire apaisé. Elle offre,  à qui la contemple, ce qu’elle a de plus cher, son Fils, notre Sauveur, Lui qui appartient au ciel et à la terre. Les yeux rieurs des putti m’ont encouragé  à Lui parler sans façon. Grâce à elle, j’ai rêvé à nouveau,  à l’âge d’or de mon enfance. Ces instants de bonheur ont une valeur d’éternité.
 J’ai pour Marie, Mère de Jésus,  une dévotion  catholique, universelle….

Johann Friedrich : Depuis quand as-tu quitté ton office à Artern ?

Novalis : Il y a huit jour ;  je suis tellement heureux de vous retrouver tous ! Comme tu m’as manqué, ma belle Julie !

Johanna Dorothea : Frédéric, nous allons vous laisser seuls avec ta fiancée. Cependant, donne-nous d’abord des nouvelles de ta famille : comment va ta mère ?

Novalis: Elle est bien fatiguée ! Moi, leur fils ainé, je me sens coupable d’être encore une charge pour mes parents. Mes deux derniers frère et sœur, Hans Christoph et Amalia n’ont encore que sept et six ans. Quant à  ma chère mère, elle vient de fêter ses cinquante ans !

Johann Friedrich : Ne t’inquiète pas pour tes parents :ton père, mon ami, est solide, dur à la tâche et fidèle au poste !

Novalis : Souvenez-vous qu’il a déjà soixante-deux ans ! Il  se fait du souci car il n’a pas encore marié ma sœur Sidonie qui a pourtant dépassé sa vingtième année.

Johann Friedrich : Ton père est un jeunot, il a un an de moins que moi…

Novalis : Pardon, mille fois pardon ! Si vous saviez comme il est rigide ! Mon père ne voit pas et ne veut pas comprendre l’évolution de ce monde. Je lui suis  infiniment reconnaissant. C’est lui qui m’a orienté sur la Bergakademie, vers vous, mes chers amis, et, sans le savoir, vers ton cœur, mon adorable Julie.

Johann Friedrich : Tu peux en effet le remercier. Il n’a pas hésité, sur ma recommandation, à régler pour toi les honoraires de ce jeune émigré français, ton camarade,  le mathématicien d’Aubuisson. Ce savant  t’a initié à l’analyse combinatoire et au calcul différentiel du génial Leibniz.
Mais en quoi, mon cher et futur gendre, la « rigidité », la « foi inébranlable »  de ton père peuvent-elles gêner tes projets ?

Novalis : A Iena, j’ai fait la connaissance du professeur Schiller, cet homme extraordinaire,  ce porte-parole des sentiments des peuples : grâce à lui, j’ai réalisé  les méfaits dramatiques de l’absolutisme des Princes. J’ai  pris goût à la liberté de penser et  au commerce des esprits éclairés de toutes les origines.

Johann Friedrich : Je vois,mais alors pourquoi avoir publié  quelques années plus tard l’apologie du couple royal de Prusse ? Ne sont-ils pas les héritiers de ce Frédéric II, lui qui, sans le moindre scrupule, avait échangé la Silésie contre l’évacuation de notre belle Saxe ?

Novalis: Héritiers indirects, Père ! Après le règne de Frédéric Guillaume II, j’ai fondé un grand espoir sur le nouveau couple royal de Prusse. L’amour de Frédéric Guillaume III et de la reine Louise  se répandra comme la poudre. Il enflammer le cœur de leurs contemporains, qu’ils soient prussiens ou saxons. Ces deux souverains ouvrent aujourd’hui la voie vers la monarchie universelle en Allemagne.

Johann Friedrich : Je ne comprends pas !

Johann Adolf : Frédéric, il faut t’expliquer ! J’ai mis du temps à saisir ta conception de la vie et de la mort… Je n’y suis parvenu qu’à l’issue de nos discussions du soir, à Artern, chez le Major von Funck. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi, je l’avoue…

Novalis : A Iena, c’est vrai, je n’ai pas fait beaucoup de droit, mais j’ai bénéficié de l’ouverture de mon esprit. Grâce au professeur Reinhold, je me suis initié à la philosophie de Kant. Ce n’est qu’à Leipzig et à Wittenberg que j’ai commencé à étudier la jurisprudence saxonne. Là, je me suis lié d’amitié avec un camarade merveilleux, Frédéric Schlegel. Il m’a ouvert les yeux sur la magie  de la poésie, l’aspiration de chacun à l’harmonie universelle, la force irrésistible de l’amour. Cette passion-là, je l’ai vécue avec ma Sophie. Un peu plus tard, j’ai étudié  les œuvres de Fichte et ses conceptions esthétiques. J’ai eu la chance de  rencontrer  ce grand penseur chez notre ami commun, Niethammer. Fichte m’a appris que  la volonté de chacun peut participer à la construction d’un monde meilleur.
Ce n’est certes pas la révolution française qui constitue le terme de mon cheminement. La Terreur et l’assassinat du roi Louis XVI et de sa famille m’en ont convaincu. J’en ai discuté  avec d’Aubuisson : je ne me fais plus guère d’illusions à ce sujet. Je suis un fils spirituel d’Hemsterhuys, à la fois  disciple de Platon et de Rousseau : comme son héros, Alexis,  j’attends un nouvel âge d’or.
Si cet âge d’or a existé parmi les hommes, pourquoi ne pourrait-il pas survenir grâce à  l’action de chacun d’entre nous ? N’aurions-nous pas le droit de l’espérer ? Et le devoir de  le susciter? Chassons toute nostalgie. A nous de transcender notre quotidien ! Nous vivrons ensemble l’aurore qui achèvera la longue nuit de notre paradis perdu !

Johann Friedrich : Tu m’inquiètes, Frédéric. Je ne vois pas le lien que tu établis entre la religion et l’absolutisme des princes, comme tu le suggères.

Johann Adolf : J’ai lu ton manifeste : « La chrétienté ou l’Europe », et je l’approuve en tous points ! Explique donc à tous quel était ton dessein !

Novalis : Les frères Schlegel éditent leur  revue, l’Athäneum, à Berlin. Pour les Schlegel, c’est chez les  Grecs que se situait l’âge d’or de l’humanité.
Moi, je pense  au moyen-âge en Europe, avant les croisades ou  encore à l’Egypte ancienne, le pays des lotus bleus… Tous ne devraient-ils pas s’unir autour d’une seule foi ?
J’ai lu mon mémoire à mes amis, le mois dernier, à Iéna, espérant qu’il soit accepté dans leur revue.
C’est le respect du message authentique du Christ, je le crois, qui peut restaurer, pour nous, un nouvel âge d’or, grâce à une authentique foi commune. Cet avènement se réalisera sans l’intermédiaire des églises, qui nous opposent aujourd’hui  les uns aux autres. A mon avis, les Francs-maçons et les Jésuites devraient coopérer à cette œuvre de paix en Europe.  Frédéric II lui-même ne les avait-il pas tous accueillis dans le royaume de Prusse ?

Johann Friedrich : Belle utopie, en effet, je te souhaite bonne chance !

Novalis: Cette aspiration vers un monde meilleur ne peut reposer, à toute époque et dans tous pays, que sur un sentiment religieux personnel. Ceci n’a rien à voir avec les querelles dogmatiques des théologiens d’hier et d’aujourd’hui. La réconciliation des églises d’Orient et d’Occident passe par l’adhésion à un message d’amour universel. Les dieux antiques et les religions révélées participeront à cet avènement, comme les Mazdéens et les sages de l’Inde. Georg Forster, l’ami de Caroline Schlegel, a  découvert la richesse spirituelle des antiques poètes hindous…

Un silence gêné s’installe dans l’assistance.
 
Johann Friedrich : Il est temps de trinquer ensemble à cette belle soirée ! J’admire ton beau projet, Frédéric ;  je crois que nous serons d’accord pour l’approuver tant qu’il restera du domaine des rêves. Passons aux actes tout de suite !

Ils boivent puis déposent leurs verres vides sur un plateau, sauf Julie et Frédéric qui n’ont pas bu. Julie et Frédéric restent seuls et s’assoient côte à côte devant le piano, verres à la main.
 
Julie: Frédéric, tu m’as  embrassée, mais tu ne m’as pas vraiment adressé la parole depuis que tu es arrivé. Dis-moi, cette Sophie, tu l’aimes toujours ?

Novalis : Son cœur a ouvert le mien à l’amour. Jusque là, je n’avais rien compris à la vie et rien ressenti de tel.

Julie : Mais, aujourd’hui, Sophie est morte, Frédéric ! Ton amour pour elle l’est-il aussi ?

Novalis : Ma Julie, seule son enveloppe charnelle nous a quittés, et dans quelles souffrances ! Ma famille l’avait alors pris en grande affection, même mon père !

Julie : Tu penses donc toujours à elle ?

Novalis: Je ne peux  me résigner à la solitude imposée à nos deux cœurs. Je pense aussi à la disparition de mon frère Erasme, nous étions si proches…

Julie : Moi, je suis là, bien vivante.

Novalis. : Je le sais, je le vois et je t’aimerai pour le reste de ma vie.
Sophie sera la médiatrice de notre amour sur cette terre,  et au-delà. Nous nous retrouverons tous ensuite, quand le Sauveur en aura décidé ainsi.

Julie: Il nous faut vivre entre temps ! Je veux t’avoir pour moi toute seule ! Tu seras le père de nos enfants, mon Frédéric !
 
Novalis: Julie, je serai capable de créer notre famille avec toi, d’élever notre descendance, si Dieu me prête vie. D’ailleurs, je prépare une lettre pour le conseiller financier von Oppel, afin qu’il augmente mes émoluments. Il y aura tant de travaux  à Schlöben pour accueillir notre famille.

Julie : Tu espères obtenir combien ?
 
Novalis: Je pense qu’une somme de quatre cent thalers devrait couvrir nos besoins et correspondre à mes capacités.

Julie : Ce n’est pas un peu juste ?

Novalis: Je solliciterai une aide de mon père pour nos premières années de mariage, de l’ordre de cent thalers. Sais-tu que lui-même ne dispose que de six cent cinquante thalers par an ?

Julie : Non, mais me voilà rassurée pour notre ménage,  Frédéric mon  bien-aimé.
 Dis-moi, est-ce-que tu continues d’écrire ?

Novalis. : Oui, grâce à toi, ma Julie, toi qui m’a donné de nouvelles raisons de vivre. Tes charmes m’ont guéri d’une  aspiration profonde  à la mort. Tu seras ma muse !

Julie : Comment cela ?
 
Novalis: Mes écrits  sont sans doute peu compréhensibles pour tous. A vrai dire, mes amis, les frères Schlegel, hésitent à retenir la « Chrétienté ou l’Europe » pour l’Athäneum. Ils ont demandé conseil aux grands de ce monde. Depuis, ils le trouvent d’inspiration trop catholique, trop universelle en quelque sorte. Je pense qu’ils évolueront, mais cela prendra du temps, trop pour moi.

Julie : Comme c’est triste !

Novalis: Moi, je n’ai pas le temps, la vie passe si vite ! Aussi, au cours de mes longues soirées à Artern, j’ai conçu le projet d’un grand roman. Ce sera l’œuvre de ma vie, une sorte de bible qui annoncera l’avènement de l’ère nouvelle. Elle s’appellera : « Heinrich von Ofterdingen ». J’ai déjà rédigé les  premiers chapitres.

Julie : Ah bon ! …  Qui est cet Heinrich von Ofterdingen ?
 
Novalis : C’est un mystérieux troubadour du XIIIème siècle. Il mettait sa vie en jeu lors de joutes poétiques à la Cour de Thuringe, au château de la Wartburg. Les Margraves, les beaux-parents de Sainte Elisabeth, avaient réuni à cet effet les meilleurs poètes : Wolfram von Eschenbach, Walter von der Vogelweide, et quelques autres, … C’était le 7 juillet 1207, le jour même où  la future Sainte Elisabeth naissait en Hongrie.

Julie: Où es-tu donc allé chercher tout cela ?

Novalis : Schiller, le premier, m’a initié à l’histoire des Croisades en Orient.Je me suis intéressé  surtout  à celle où périt l’Empereur Barberousse, en Turquie. Je rêve à   la croisade de Frédéric II de Hohenstaufen, en 1229, celle-là même où le mari de Sainte Elisabeth, le Landgrave Louis de Thuringe, mourra avant de s’embarquer pour l’Orient.  L’Empereur Frédéric  conduit ses chevaliers  jusqu’à Jérusalem, comme une ambassade diplomatique, sans verser le sang. Il a même convenu d’une trêve avec le sultan Ali Kamil.
L’Empereur avait emmené son professeur de philosophie, un arabe musulman de Sicile. Ma chance  a voulu que je retrouve les traces étranges des Troubadours de Provence, qu’Ofterdingen aimait tant,  dans les chroniques de Thuringe. Le Major von Funck, qui a écrit une vie du grand Empereur germanique, avait mis sa bibliothèque à ma disposition à Artern.
Chez nous, à Weissenfels, nous conservions d’antiques éditions des chants des Minnesänger.

Julie : Et l’étude de tous  ces grimoires est suffisante pour écrire un roman ?

Novalis : A la même époque, je m’entretenais avec mon ami Ludwig Tieck  de la poésie provençale et des rêves mystiques de Jacob Böhme. Nous étions enthousiasmés par notre communauté d’inspiration, à la recherche de l’âge d’or, celui- là même que les Troubadours avaient chanté. Ils accédaient à la  vraie noblesse, celle des chevaliers qui se battent avec les armes du cœur.

Julie : Et moi qu’est-ce-que je viens faire dans tout cela ?

Novalis : Comme les troubadours de Provence et d’Allemagne, je te chanterai, toi, ma Dame, ma Muse, ma Julie, toi qui m’ouvre, par ton amour, les portes de la poésie. Tu ne resteras pas ma nymphe, victime de ton impatience…

Julie : Je ne vois  pas…

Novalis : Tu comprendras  en lisant mon roman. Renoncer à ses rêves de jeunesse, voilà la source de tous les malheurs ! C’est ce qu’accepte le père d’Henri  d’Ofterdingen : il mène une vie médiocre,  à Eisenach après avoir pourtant voyagé jusqu’à Rome. Henri part avec sa mère pour un long voyage initiatique qui le conduira jusqu’à Augsburg, chez son grand-père maternel. Au cours de sa route vers le Sud, Henri rencontrera des marchands, des chevaliers,  des mineurs de fond. Il sera initié à la magie de la  poésie, celle qui permet de communiquer entre vivants et morts,  de toutes époques et de tous pays. Il découvrira que le poète authentique est le prophète de l’amour, cette force qui crée l’harmonie universelle à partir du chaos initial. Ce qu’une personne seule ne saurait réaliser, un couple uni dans la vie et dans la mort,  peut l’accomplir…

Julie : Crois-tu vraiment que nous pourrions faire ce chemin-là ensemble ?
 
Novalis: Oui, mais il nous faut partager le même rêve. Notre rêve deviendra la réalité de notre vie future.
 
Julie : Il faudra donc que je change mes habitudes ?

Novalis: Notre amour est une grâce, elle nous est offerte par le Sauveur. A nous de répondre à son appel, sans jamais y renoncer. La tentation  du confort matériel,  la volonté de domination ou l’angoisse guettent le bonheur des vieux amants. « La peur vient du diable, la joie et le courage de Dieu ».
 
Julie et Novalis se regardent longuement et  posent leurs verres sans les avoir bus.
 
« Ferme ton œil physique et ouvre celui de l’esprit. Ainsi, tu feras remonter au grand jour ce que tu as vu dans ta nuit ».                                                                                                                       
 
 C.D. Friedrich
 
« …le sentiment d’une religion cosmique est le plus puissant et le plus noble motif pour la recherche scientifique. »
 
A.      Einstein


La salle du tournoi des poètes à la Wartburg

7 juillet 1207

(Avec au fond la fresque de Moritz von Schwind)

 

Tableau 4
 
 Des confessions inhabituelles
 
A Julie :
« Nous pouvons, à Ses côtés, avec confiance
Supporter les charges de la vie
Et nous dire, l’un à l’autre,  avec bonheur :
Son royaume céleste commence maintenant
Nous nous retrouverons dans ses bras
Lorsque nous disparaitrons d’ici.»
 
Novalis
 
Il est dix sept heures trente comme l’indique la sonnerie de l’horloge. Tous se regroupent autour de la table. Johann Friedrich leur sert cérémonieusement un nouveau verre de vin en commençant par les dames. C’est un excellent vin rouge de Thuringe.
La lumière de la scène décline progressivement, mais le faisceau lumineux suit maintenant distinctement Frédéric et julie.
 
Johann Friedrich : Il est temps de penser à Noël. Dirigeons nos pensées vers le Sauveur.  Il vient   del’autre monde pour nous dire son message d’amour. C’est Lui qui unira à jamais les destins de Frédéric et de Julie, si telle est Sa volonté.
 
Novalis et Julie s’enlacent  tandis que les quatre autres les entourent, lèvent et boivent leurs verres en leur honneur. Julie et Novalis, émus,  gardent à la main leurs verres qui restent pleins.
 
Johann Friedrich : Tes parents nous manquent, Frédéric ! Je pense en particulier à ton père, Ulrich Erasmus. En fidèle des Frères Moraves, il n’aurait pas manqué de nous inviter à  la confession de Noël, à la « Weihnachtsbeichte ». Qu’en penses- tu ?

Novalis, vivement : Non, Père, de grâce ! Cela faisait partie de nos tristes traditions familiales de Weissenfels. Je suis ici pour célébrer avec vous notre bonheur de jeunes fiancés. Il y a mieux à faire…

Johann Friedrich : Comme tu y vas, mon futur gendre ! Oublierais-tu déjà les leçons de ton père ? Je ne vois pas où est la contradiction !

Novalis. : Je vous propose d’aller au-delà de ces hypocrites confessions,  sans lendemain.
 Que chacun ici  livre  à tous  le fond de ses pensées !
Que sont nos rêves de jeunesse devenus ? S’en souvient-on seulement ? Les a-t-on respectés ? Doit-on les regretter ? Comment espère-t-on les réaliser à l’avenir ?
 
Johanna Dorothea, Wilhelmine et Julie, toutes trois en chœur : Quelle bonne idée ! Nous sommes d’accord !

Johann Friedrich : Je m’incline, si vous êtes  tous prêts à jouer le jeu, surtout  vous  Messieurs, époux ou fiancé de mes filles, je compte sur votre sincérité !

Johann Adolf : Entendu, cela  augurera au mieux du bonheur de chacun. Que de tristes contritions  accompagnaient nos habituels aveux de faiblesse d’autrefois.

Johann Friedrich : Allons-y donc.
 Commençons par vous, Mesdames, politesse oblige ! A toi, Julie, ma fille chérie.

Julie : Mon rêve de jeunesse est  simple. Depuis toujours, je veux être épouse et mère, vivre dans un foyer paisible et confortable. J’aimerais que mon mari ressemble à mon père et je souhaite devenir une aussi bonne maîtresse de maison que ma mère. Il faut  des revenus réguliers et un domaine bien géré par un régisseur fidèle. Mon vrai bonheur serait  d’allier  notre famille à la noblesse de Saxe, ou pourquoi pas de ¨Prusse ou de Bohème, tout en échappant aux dangers de la guerre.

Wilhelmine : Ma pauvre sœur, ton rêve est bien difficile à réaliser. Aujourd’hui, notre belle Saxe est menacée de toutes parts. Et puis, les quartiers de noblesse ne conduisent-ils pas vers les champs de bataille ?

Julie : Je le sais, hélas ! Nous avons promis d’être sincères, le moment est venu de vous avouer mon angoisse. J’hésite à accepter l’amour de Frédéric. Mon fiancé est  poète, il  risque de me conduire là où je ne voudrais pas. Ses sentiments me paraissent inaccessibles, hors de portée de mes  aspirations. Je ne me sens pas prête à renoncer à mes rêves de jeune fille rangée, je veux  seulement un mari comme il faut.

Johanna Dorothea : C’est ton droit le plus strict, ma fille, tu n’es que fiancée. Tu n’es pas encore mariée avecFrédéric.

Julie se met à pleurer à chaudes larmes. Novalis ne dit rien mais parait absorbé dans ses rêveries. Il se prend la tête dans ses mains, si bien que l’on devine qu’il pleure aussi.
Un silence gêné s’installe.
 
Johann Friedrich : A toi, ma fille,  Wilhelmine.

Wilhelmine : Je suis heureuse d’avoir déjà réalisé la plupart de mes rêves de femme. Je suis épouse et mère, mon mari me comble de son amour depuis huit ans. Je tremble chaque fois qu’il part se battre pour la Saxe, la Prusse, ou qui sais-je encore ! Pourquoi pas demain,  le Tsar ou même la France ? Au milieu de ces tourments inévitables, mon foyer familial sera protégé, je le sais,  par le rempart de notre affection  contre  les malheurs du monde.

Johann Adolf : Je te remercie, Wilhelmine pour ton témoignage si émouvant pour moi.

Wilhelmine : Mon Johann, je te fais confiance pour traverser sain et sauf ces conflits incessants qui nous menacent. Tu es un militaire, mais tu es d’abord fidèle à ta conscience. Comme ton ami, le Major von Funck, tu fais preuve de discernement malgré le jeu fluctuant des alliances des grandes puissances.
Tu sauras défendre notre amour et notre foyer  contre vents et marées. Que puis-je espérer de plus ?

Johann Friedrich : Ton bonheur me ravit, ma fille ! Et toi, ma chère épouse ? As-tu réalisé tes rêves de jeunesse ?

Johanna Dorothea : Pas tout à fait, Johann Friedrich, je dois en convenir. Je te suis infiniment reconnaissante d’avoir créé avec moi notre belle famille. Mais, toi, Johann, tu es tellement absorbé par ton travail ! Il nous permet de vivre de façon digne et honnête, au milieu de la considération des citoyens de Freiberg et de Saxe. Mais à quoi bon tous ces sacrifices à ton âge ?
Tu as réussi à développer de nouvelles théories en mathématiques, en minéralogie et en physique. La Cour de Saxe t’en sait gré, tes anciens élèves t’admirent. Laisse aujourd’hui de nouveaux talents te succéder ! Vivons ensemble nos derniers jours !
Que ton corps, ton esprit, et surtout ton cœur m’entourent de leur affection comme au premier jour…

Johann Friedrich : Je le souhaite ! Cependant,  tous ces jeunes talents ne sont pas encore mûrs ! Il me faut  les aider à ne pas se fourvoyer : il  nous reste tant de mystères à élucider.
A toi, mon cher Frédéric, tes rêves sont-ils devenus réalités ?
 
Novalis: Le plus précieux d’entre eux se réalise grâce à vous, chers beaux-parents. Vous m’avez accueilli chez vous, alors que j’étais un étranger. Vous m’avez donné votre fille Julie comme fiancée, je veux en être digne !
Me voici ingénieur des mines et assesseur des Salines de Saxe. Je ne doute pas que l’on fasse droit à mes demandes en matière d’émoluments. Tout cela, je vous le dois, Père.
Cependant, je vous  le concède bien volontiers, mes rêves ne s’arrêtent pas là.

Johann Friedrich : Je l’espère bien ! Et le bonheur de ma fille Julie, ta future épouse, y-as-tu songé ?

Novalis : Vous connaissez, et vous admirez le grand Goethe. Vos compétences exceptionnelles ont  été mises à contribution, à sa demande, pour administrer certaines mines du Duché de Weimar, à Ilmenau.
Néanmoins, croyez-vous que le Conseiller Ministériel von Goethe saura rendre une femme heureuse ? Et Charlotte von Stein ? Et Lili Schönemann ? Et Charlotte Buff ? Et Frederike Brion ? Ou encore Faustina, la jeune veuve romaine ?  Et bien d’autres encore sans doute à venir… ?

Johann Friedrich : Ma foi, je n’en sais rien, c’est à chacune d’entre elles  qu’il faudrait poser ta question quelque peu impertinente…
Quant à  la mine d’Ilmenau, je reconnais que cela n’a pas été une grande réussite technique. J’y ai cependant rencontré un noble émigré de Lorraine, François Ignace de Wendel et l’un de ses fils, un véritable connaisseur  de la science des mines. Elle ira loin, cette famille-là ! Goethe lui-même,…

Novalis, l’interrompant vivement : Goethe a renoncé à  ses rêves de jeunesse ! Il en fait sa philosophie, son œuvre est là pour le prouver. Son Werther  meurt de désespoir, il n’est que le premier d’une longue série d’échecs ! Maître Guillaume abandonne ses ambitions théâtrales pour vivre, comme tout le monde, de ses économies. Il entend rendre de menus services à la société, sans risque et sans ambition. Il aurait pu danser la vie avec  la belle Mignon qui va mourir de chagrin, elle aussi. Quant à Faust, son pacte avec le diable l’éloigne à tout jamais de l’amour de Marguerite. Tel Orphée, il ne respecte pas les règles éternelles du véritable amour. Il préfère le passé à l’avenir…

Johann Friedrich : Serait-ce le prix de l’expérience ? 

Novalis : Ce renoncement à vivre pleinement constitue un aveu d’échec associé à un égoïsme sans courage : il préfère que les autres souffrent à sa place, surtout s’il s’agit de femmes ! En dépit de tout cela,  le grand Johann Wolfgang von Goethe, homme de pouvoir et écrivain célèbre, jouit aujourd’hui de tous les honneurs de ce monde ! On l’appellera bientôt : « Son Excellence », laquelle « Excellence » continuera à gratifier ses amours passagères d’un poème voire d’une élégie, selon son humeur du moment…

Johann Friedrich : Ce n’est pas aussi un peu ta tentation, Frédéric… Les noms changent, mais tu leur dédies  bien des hymnes à ces femmes qui t’aiment…

Novalis : Pas du tout ! Pour moi, les femmes ne sont pas des prototypes artificiels, ce que certains philosophes qualifient d’  « éternels féminins successifs ». A vrai dire, seules les  pulsions du moment les rendent désirables à vos poètes officiels...
 Une femme unique, de chair et de sang, avec son cœur, son esprit, son âme, voilà celle qui m’attire. Nous cheminerons ensemble pour toujours jusqu’à la mort,  et au-delà…

Johann Adolf : Frédéric, tu nous troubles, je t’en conjure, sois plus clair, pour ta fiancée comme pour tes futurs beaux-parents.

Novalis: Pardonnez-moi !
 Johanna Dorothea, Wilhelmine et Julie opposaient à l’instant la paix du foyer aux tumultes du monde. Je ne les contredis pas.  Je soutiens,  pour ma part,  que la force de l’amour ne saurait faire bon ménage avec les luttes de pouvoir, les ambitions des princes, les méfaits de la guerre. L’amour partagé  ne réunira-t-il pas toutes les générations autour d’une même table, dans une même communion ? 
Mon rêve, c’est d’être pleinement homme, poète et ingénieur, homme de lettres et de sciences, voyageur des deux mondes, amant et aimé, époux et père.

Johann Friedrich : Il y a un moment où il faut choisir, Frédéric, sinon rien ne s’accomplit. Tes congénères ne verront dans ton attitude qu’une preuve d’immaturité : cela  n’a rien de rationnel.

Novalis: Je n’en crois, rien, père. Cœur et raison ne s’excluent pas. Notre génération n’a  adopté qu’une vue extérieure de la nature. L’observation est certes une étape primordiale. Elle  s’avère cependant insuffisante pour comprendre l’intimité de chaque être. « Ce chemin secret va vers l’intérieur ». Ainsi nous-seront révélés un jour le mystère des origines, l’harmonie de la nature, la signature divine présente au cœur de chacun.  «  L’univers n’est-il pas en nous » ? Ne sommes-nous pas des poussières d’étoiles ?

Julie, hésitante : Frédéric,  ne serait-ce pas le champ réservé de la religion ?

Novalis: Sans doute,  mais la religion se réduirait-elle à l’enseignement des clercs ? Le poète, quant à lui, éveille son cœur et son esprit, à la recherche des secrets du passé, du présent et de l’avenir. « Seul, le poète peut  percevoir l’infini dans le fini ». C’est pourquoi les mondes des vivants et des morts lui sont familiers. Son intuition est le chemin le plus sûr pour explorer ces terres inconnues. Grâce au rêve, il appréhende la réalité intime de l’univers. En écrivant ses contes, il traduit ce que son cœur et son esprit ont  vu et entendu. Ainsi se fait-il comprendre par ceux qui connaissent le langage des âmes, celui que Jakob Böhme utilisait, autrefois,  non loin d’ici,  à Görlitz.
 
Wilhelmine : Mon Johann me dit  aussi parfois des choses étranges, proches de ce que tu suggères. Dis-moi, Frédéric, crois-tu qu’il puisse encore exister aujourd’hui de véritables poètes ?

Novalis : On les reconnait à leurs vies et à leurs œuvres. Ainsi, certains de mes amis ont écrit des romans qui illustrent leur vocation poétique. C’est la « Lucinde » de Frédéric Schlegel ou encore le « Sternbald » de Ludwig Tieck, qui viennent  de paraître.

Johann Friedrich : Je n’ai  pas lu les romans de tes  amis, mais tout cela ne me parait qu’exprimer des idées générales. Je crains que tes aspirations ne nous éloignent de la vie quotidienne. Respectes-tu  encore l’approche scientifique que nous t’avons enseignée à la Bergakademie ?

Novalis : Je vous dois des excuses, à vous le meilleur des époux et des pères,  le savant reconnu par tous. Grâce à vous et  au Professeur Werner, des progrès considérables ont été réalisés dans l’exploitation des mines, la connaissance des cristaux, la rentabilité de la production en Saxe.

Johann Friedrich : J’accepte bien volontiers tes excuses. Nous nous comprendrons mieux désormais.

Novalis: Je le souhaite  de tout cœur, car  j’apprécie nos confrontations intellectuelles.
Cependant, je maintiens que les plus grands progrès scientifiques proviendront d’une approche globale, d’un effort de synthèse qui reste l’apanage du poète. J’entends par là l’intégration globale des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la botanique, et aussi de la biologie, de la médecine, de l’astronomie ou même de l’économie. Nos esprits bornés doivent faire un effort de transcendance. Il ne faut pas laisser ces disciplines à la seule maîtrise de leurs experts : ils  nous égarent avec leurs termes abscons ! Nous devons dominer par nôtre esprit les avancées fulgurantes des progrès scientifiques pour les placer au service de l’homme. Si Dieu me prête vie, je voudrais écrire une  encyclopédie pour mettre cette synthèse à la portée de tout un chacun. Elle ressemblera à  une symphonie dont la partition est déjà écrite dans la nature. Il faut savoir l’écouter.

Johann Friedrich : Mais ton ambition dépasse les capacités d’un seul homme, fût-il ingénieur des mines !

Novalis. : L’intellect d’une personne n’y suffira pas, cela va sans dire. Cependant, l’essentiel est ce que l’on ne voit pas. Ainsi,  la perspective de tout chercheur d’infini s’élargit grâce à la poésie. Il nous faut accepter, au cœur même de chaque science, les éclairs  de nouvelles  transcendances qui nous submergent. Cette quête nous conduit  vers la politique, la philosophie et la religion. Ne le crois-tu pas, toi-aussi, ma Julie ?

Julie : Franchement, je ne sais plus quoi penser !

Johann Adolf : Je n’ai pas les mêmes talents que Frédéric ; cependant, je voudrais que tu nous comprennes, Julie. Je ne suis qu’un officier  de hussards qui veut savoir pour qui il se bat. J’ai souffert de voir la Pologne dépouillée, à trois reprises, par les puissances européennes. Je n’approuve pas  la diplomatie indigne de Frédéric Guillaume II. Je crains désormais que la Saxe ne soit plus assez forte pour survivre seule. Je redoute les renversements des alliances liés aux appétits, voire aux états d’âme des princes. Notre malheureuse Europe a un besoin urgent d’une nouvelle spiritualité qui l’unisse autour d’un rêve partagé par tous.  Frédéric  nous ouvre la voie de ce  monde nouveau.

Johann Friedrich : Ce point de vue te fait honneur, mon cher gendre. Dis-nous donc, toi-aussi, quels sont les rêves dont tu as hérités de ta jeunesse

Johann Adolf : Je rêve d’un juste équilibre entre les puissances européennes, en vue de l’instauration d’une paix durable. Cette tâche revient à l’Empereur d’Autriche, au Tsar de Russie, aux Rois de Prusse, d’Angleterre, et à  d’autres encore. Quant à la France républicaine, je voudrais qu’elle devienne l’alliée durable de la Saxe. Libérée de ses folies meurtrières, elle deviendrait le modèle de l’Europe.

Johanna Dorothea : Cela aussi,  c’est de l’utopie, mon  cher gendre. Comment imaginer une alliance durable entre notre Saxe luthérienne et la France catholique ? Crois-tu donc à un nouveau règne de la dynastie saxonne sur l’Europe ?
 
Johann Adolf : Sauf votre respect, Mère, le Duc de Saxe, Auguste le Fort, s’était bien converti au catholicisme pour ceindre la couronne de Pologne ! Quant à la France, elle est toujours partagée par les courants les plus divers. Ses Huguenots ne sont-ils pas venus se réfugier en Prusse et en Saxe après la révocation de l’édit de Nantes ? La famille Charpentier n’en est-elle pas un  bon exemple ?

Johanna Dorothea : Leurs ancêtres ne pouvaient pas agir autrement pour rester fidèles à leur foi !

Johann Adolf : Les Jésuites sont venus en Silésie après leur expulsion de France, mesure échangée par le Ministre Choiseul contre les subsides du Parlement de Paris  qui était à majorité janséniste.  Avec la Prusse, nous sommes des terres d’accueil tolérantes ! Mon rêve serait que cette ouverture d’esprit se généralise, indépendamment de toute appartenance religieuse.
Comme Frédéric, je pense qu’il est grand temps de dépasser ces clivages religieux institués par des églises partisanes. Ils sont la cause, sinon le prétexte, à tant de guerres.

Johann Friedrich : Je crois que l’on a fait le tour de la question !
Il me faut prendre le relai. Mes ancêtres, la famille Toussaint, des Normands huguenots devenus Saxons  en quelques générations,  m’ont légué le goût du travail, le sens du devoir et de la rigueur.
Je rêve que la science éclaire  ces évolutions  que nous subissons ! Nous avons besoin d’objectivité dans nos relations familiales, politiques et religieuses. Qui nous y aidera ? Nous autres, scientifiques, nous avons conscience de l’immensité de notre ignorance. Elle augmente au fur et à mesure que nous progressons. Nous ne pouvons avancer sur le chemin de la vérité qu’en acceptant le risque de nous tromper. Seule la logique nous permet d’éviter les erreurs durables. Je voudrais  que les nouvelles générations ne s’égarent pas dans de vaines impasses. Je reconnais la valeur de l’intuition, de l’illumination qui frappe le cerveau à la recherche d’une solution. Le génie, lui-même,  doit  accepter la contradiction, et s’il le faut, la réprobation de ses pairs.

Johanna Dorothea : Je ne te reconnais plus mon époux, toi le plus doux des hommes ! Vises-tu donc quelqu’un en particulier ?

Johann Friedrich : Je prends un exemple. Mon ami excellent  Werner  va nous rejoindre dans quelques instants ; c’est un farouche adepte du neptunisme. Selon lui, la terre des origines était recouverte par un immense océan qui se serait  progressivement sédimenté. Pour ma part, je penche plutôt, comme mon confrère, le géologue Johann Karl Wilhelm von Voigt, et bien d’autres, en Ecosse notamment, pour le volcanisme : la formation des continents s’expliquerait  par l’éruption de volcans alimentés par des laves en fusion. Pour les Anciens, Werner aurait été un disciple de Thales, tandis que je tiens pour Héraclite. Mille conséquences découlent, vous l’imaginez bien, de ces  approches  si différentes.  Il en va de la théorie de l’évolution des planètes, des espèces et en fin de compte de l’homme ! Qui départagera nos deux types d’intuition ? Ce serait  mon rêve  de connaitre la réponse exacte, ou tout au moins, que l’un de mes fils accède, un jour,  à cette vérité scientifique. Il nous faudra des preuves !
J’entends que l’on frappe à la porte : j’y vais moi-même !

« Ce sont les individus qui ont de la valeur… Les individus sont souverains. Ils n’ont pas le droit d’abdiquer leur souveraineté. »
 
Jacques de Bourbon Busset
« La pouesio, a grand cop d’alo
Plus aut, toujours plus aut escalo ;
Vai jusquo à Dieu,vai mounte vou…

La niue vèn lèu :
Enterin que l’oumbro davalo
Fai jour sus la cimo pourpalo
L’aucèu emporto sus soun alo
Li darrie trelus dou souleu. »
 
« La poésie à grands coups d’aile, plus haut, toujours plus haut,  s’élève ; elle va jusqu’où elle veut, elle va jusqu’à Dieu…
 
La nuit vient vite : tandis que l’ombre descend, il fait jour sur les cimes empourprées ; l’oiseau emporte sur son aile les derniers reflets du soleil »
 
Théodore Aubanel, « Le soleil d’outre tombe », recueil publié après son décès.


Maisons  des Charpentier à Freiberg

Tableau 5

 
Julie et Frédéric seront-ils réunis dans la vie ou dans la mort ?
 
 
« Descendons au cœur de la terre,
Loin de l’empire de la lumière.
La violence de la douleur
Donnera le signal de notre  heureux départ.
Nous arriverons vite aux rives du ciel
Dans notre fragile esquif. »
 
Novalis
 
Il est dix huit heures, environ, selon la sonnerie de l’horloge. Johann Friedrich, Johanna Dorothea et Johann Adolf  se rapprochent de Julie et Frédéric,  qui ont gardé leurs verres à la main, sans les avoir bus. Wilhelmine s’est assise devant le piano et y restera jusqu’à la fin de la pièce.
Johann Friedrich et Werner entrent vivement dans le salon bras dessus-bras dessous.
Le faisceau lumineux s’attarde sur le couple que forment Julie et Frédéric.
 
Werner : Bonsoir, mes amis ! Merci, cher Berghauptmann, de m’avoir convié en si agréable compagnie !

Johann Friedrich : L’honneur est pour nous, professeur ! Vous étiez attendu avec impatience !
Reconnaissez-vous votre élève, Frédéric von Hardenberg ?

Werner : Comment pourrais-je oublier un esprit aussi original, une intelligence si brillante, un cœur ouvert à tous ?

Novalis, rougissant : Maître, je vous présente tous mes respects.

Werner : J’ai rarement rencontré  un étudiant qui s’intéresse d’aussi près à ma collection de minéraux. Frédéric, vous aviez saisi l’esprit intime de ma classification, en communion de pensée avec ma conception de la science.
Au fait,  êtes-vous satisfait de votre position actuelle ?

Novalis: J’en suis ravi, Maître, mais vos stimulations intellectuelles me manquent ; je souhaiterais que nous restions en contact. J’aimerais  vous faire part des résultats de mes propres recherches.

Werner : Volontiers !  Je ne vous le cache pas, ma présence  est quelque peu intéressée. Je souhaite, Frédéric, vous charger d’une mission d’exploration minéralogique dans certaines régions de Thuringe. Je m’intéresse en particulier aux couches géologiques des rives de l’Elster, entre Gera et Zeitz. Vous êtes un homme de terrain et de réflexion, rien de significatif ne saurait vous échapper, et surtout pas des traces  géognostiques de basalte et surtout de lignite : nous avons tant besoin en Saxe !  Auriez-vous un peu de temps à me consacrer au printemps de l’année prochaine ? Vous poursuivriez ainsi les travaux de votre futur beau-père qui viennent  d’être publiés par Groschen à Leipzig.

Johann Friedrich : Je vois que nous retournons à nos préoccupations professionnelles. N’oublions pas  mes filles, Wilhelmine et Julie, et surtout toi, ma femme bien aimée, Johanna.
Préparons nos âmes à accueillir le Sauveur afin qu’il comble nos aspirations les plus chères pour la nouvelle année.

Julie, protestant violemment : Non, c’est trop facile ! Frédéric est mon fiancé depuis presqu’un an : je veux savoir quelles sont ses véritables intentions à mon égard. Sera-t-il un bon époux pour moi et un bon  père  pour nos enfants?

Johann Friedrich gêné, paraissant ne s’adresser qu’à Werner : Professeur, tout cela est de ma faute. J’ai invité chacun à évoquer ses rêves de jeunesse, aux lieux et places de la traditionnelle confession de Noël. Il est assez vite apparu que tous ici, nous n’étions pas sur la même longueur d’onde…

Werner, souriant : Je ne vous comprends pas. Je ne saisis d’ailleurs pas à quelle type de longueur d’onde vous faites allusion, cher Berghauptmann. S’agirait-il d’ondes magnétiques ? Ou encore de courants  galvaniques ? A moins que ce  bon Messmer ne soit pour quelque chose dans vos débats familiaux ?

Johanna Dorothea, intervenant vivement : Tout ce trouble incombe à Frédéric, et à lui-seul ! On ne saisit pas la moitié du quart de ce qu’il dit ! N’est-ce pas, mes filles ?
 
Wilhelmine et Julie se regardent sans rien dire et baissent la tête.
 
Johann Adolf : Moi, je comprends Frédéric. Nos esprits s’accordent naturellement. Frédéric, précise donc devant tous quelles sont tes intentions à l’égard de Julie.

Novalis, ne regardant que Werner : Puisque vous nous faites l’honneur de votre présence, mon cher Maître, je confesse qu’aucun de mes projets n’auraient de valeur sans  le rôle éminent que vous y jouez.

Werner : Bigre ! Je ne l’imaginais pas… Que de mystères !

Novalis : Maître, vous représentez le pôle lumineux, qui éclaire les faces cachées de ma personnalité. Vos lumières  sont cependant appelées à être désormais  dépassées...

Werner, interloqué : Comment cela ?

Novalis : Aujourd’hui ma vie, ce sont mes œuvres,  et je ne les ai pas achevées. J’y travaille à mes moments perdus, mais  je vous l’assure,  en dehors de mes heures de service.

Johann Friedrich : Soit, mais encore ?

Novalis : Comme pour chacun d’entre nous, ma vie poursuit son étrange  chemin d’initiation. Parfois, sans même nous en rendre compte, nous franchissons des étapes essentielles. Presque toujours, nous ignorons le terme ultime de notre marche nocturne. C’est ce que je veux exprimer dans mes « Disciples de Saïs ».

Werner : Saïs, mais c’est en Egypte, un temple où l’on adore Isis, la compagne d’Osiris, la mère d’Horus, celui que les Grecs appelaient  Harpocrate.

Novalis: Hyacinthe, qui est promis à Rosenblüte,  chemine  vers l’Orient en compagnie des disciples, sous la conduite du Maître. Saïs sera l’étape ultime de leur initiation. Ils sont à la recherche d’une vie harmonieuse, accordée à la nature qui les environne. Et le Maître,  c’est vous !

Werner : Je ne suis jamais allé en Egypte, moi !

Novalis : Sans doute, Professeur Werner, c’est une allégorie ! Elle me permet de faire figurer parmi vos disciples mes amis Baader, Steffens, Schleiermacher et moi-même !

Werner : Et que me faites-vous enseigner à mes disciples, mon cher élève ?

Novalis : A vrai dire, vous ne nous révélez pas vos secrets. Vous nous invitez à pénétrer la mystérieuse symphonie de la nature  grâce à  nos dons personnels. Ceux-ci, selon vous, procèdent autant du cœur que de la raison. Ces dons indispensables auraient existé depuis toujours, dans toutes les  sociétés et sous tous les climats. Vous appelez nos âmes à une intelligence singulière de la nature, en recherchant la signature du Créateur en toute chose, vivante ou non.

Werner, soudain intrigué : Bien, bien, mais comment tout cela finit-il ?

Novalis : Je ne le sais pas encore, si ce n’est que vous mourrez à Saïs. En revanche, le disciple préféré du Maître contemplera Isis, la mère des dieux, et peut-être même certaines divinités grecques et hindoues,  à l’issue de son initiation. Ce pourrait être pour lui un gage d’éternité.
 
Werner : Quel rapport y a-t-il  avec Hyacinthe et Rosenblüte ? Auront-ils des enfants ?

Novalis: L’avenir le dira. Ce sont les personnages de mon conte. Grâce à leur exemple,  le disciple progresse vraiment dans la compréhension de la nature.

Wilhelmine : Oui, mais Hyacinthe et Rosenblüte, c’est un peu Frédéric et Julie, non ?

Novalis : Cela  se pourrait, si leurs amours s’épanouissent dans le grand concert de la divine nature. Mais, je m’interroge  encore, je vous l’avoue.  Hyacinthe rentrera-t-il bien au pays ? Sera-t-il seul ? Que veut vraiment Rosenblüte ? Comment le savoir ?

Julie : Je te découvre sous un nouveau jour, mon Frédéric… Tu m’intrigues mais  tu m’attires, je suis profondément émue.  Pourquoi n’as-tu pas achevé de l’écrire,  ton mystérieux « Disciples de Saïs » ?

Novalis, la saisissant par la taille : Julie, ma bien-aimée, aide-moi, je t’en supplie, j’ai besoin de toi. La magie d’Henri d’Ofterdingen s’est emparée de moi. Elle dirige ma plume, elle ne la lâche plus depuis mon séjour à Artern. Elle transcende tous mes autres sentiments et surtout mon angoisse devant la mort.  Rejoins-moi dans mon rêve !

Werner, les interrompant vivement :   J’espère que je n’apparaitrai plus dans votre dernier roman, Frédéric !

Novalis : Détrompez-vous, cher Maître, vous y serez  présent, déployant tous vos talents.

Werner : Mais encore ?

Novalis : Lors de son voyage d’Eisenach à Augsburg, Henri d’Ofterdingen fait de nombreuses rencontres. Au cours d’une première étape, encore proche de la Wartburg, il devise avec des chevaliers de retour de croisade, ainsi qu’avec une jeune fille venue d’Orient. Quelques jours plus tard, les voyageurs parviennent dans le Nord de la Franconie, parsemé de grottes profondes.

Werner : Frédéric, tu sais bien que ces régions-là me sont étrangères. C’est la Saxe et les Erzgebirge qui m’intéressent au premier chef, et ensuite la Thuringe.

Novalis : Vous vous sous-estimez, Maître, votre réputation vous a précédé jusqu’en Autriche, en Angleterre, en France et même en Ecosse, alors la Franconie...
 
Werner : Sans doute, mais je me suis toujours demandé ce que les Highlanders pouvaient bien comprendre à tout cela ! Je vais essayer de convaincre de neptunisme un certain  Robert Jameson d’Edimbourg, il vient de s’inscrire à la Bergakademie pour l’année 1800.
Quant à mon ami,  l’abbé René Haüy de l’Ecole des Mines de Paris, nos échanges ont été quelque peu houleux... Je ne suis pas sûr qu’il apprécie ma collection de minéraux à sa juste valeur.

Novalis : Plus que vos connaissances scientifiques, c’est votre  intuition qui fait l’admiration de tous. Ainsi, à la veillée d’Henri avec les marchands, un vieux mineur les rejoint et se trouve subjugué par leur aspiration à comprendre les mystères du monde. Maître, j’ai décidé que vous serez  le beau-père de ce vieux mineur.

Werner : Frédéric, de quel droit …?

Novalis: Je suis l’auteur de ce roman ! Je crée donc cette famille… Elle m’est nécessaire !

Werner : Serait-ce trop  te demander ?  Quel sera mon comportement de beau père, selon Novalis ?
 
Novalis : Après lui avoir accordé votre fille,vous  souhaiterez former votre futur gendre à votrescience…

Werner : Je ne me connaissais pas une telle générosité… Je ne suis pas marié !

Novalis : Ne vous inquiétez pas, cher Maître,  ce vieux mineur restera pour vous un élève fidèle. Il ne vous trahira pas. Il emmènera  le jeune Henri et ses compagnons de route dans une  grotte profonde. Là, il leur montrera toute la grandeur et la difficulté de son métier. Patience, fraternité et solitude sont le lot quotidien des mineurs. Quel bonheur de découvrir le filon dissimulé dans la roche, les chants de joie des camarades, le courage des hommes qui descendent au fond de la mine !

Johann Friedrich: Tout cela est bien vrai, mais où cela nous mène-t-il ?

Novalis : Au fond de la mine, Henri rencontrera un ermite qui n’est autre que le Comte  de Hohenzollern, revenu d’Orient : il lui révèlera sa destinée future. Celle-ci se trouve écrite dans un livre en provençal, la vieille langue des Troubadours. Henri prendra  ainsi conscience de sa vocation poétique ; cependant,  le manuscrit, amené de Jérusalem par l’ermite, s’avère inachevé.

Julie: Dis-moi, Frédéric, Henri va-t-il se marier ? Aura-t-il beaucoup d’enfants ?

Novalis : Je ne sais pas encore…. Henri d’Ofterdingen voyagera, il connaîtra beaucoup de femmes de cultures et de fois  différentes, j’en ai le pressentiment !

Johanna Dorothea : Nous voilà bien avancés ! Frédéric, j’ai parfois l’impression que tu te moques de nous !
 
Novalis: La suite de mon roman le montrera.

Johann Adolf : Je sais que tu as déjà envisagé la fin de ton Henri d’Ofterdingen.

Novalis : Dans ma première partie, Henri devrait revenir avec sa mère à Augsburg. Il allait s’entretenir avec l’ami de son grand-père, le célèbre poète Klingsohr. Je ne vous le cache pas, Père,  ce Klingsohr ressemble  à votre ami   Goethe.

Johann Friedrich : Vraiment ?

Novalis : A ceci près, je dois le préciser, que Klingsohr est le père d’une jeune fille, Mathilde, dont Henri tombera  amoureux…
 
Johanna Dorothea, Wilhelmine, Julie, ensemble : Ah, enfin !

Novalis : Ce n’est que la première partie de mon roman qui décrit les   attentes d’Henri
d’Ofterdingen.  Par la suite  s’accomplira  la vocation du poète. Entre temps, le monde  sera complètement transformé. « L’amour, qui unifiera l’univers, est le but final de toute l’histoire du monde.»

Julie : Mais de quel genre d’accomplissement s’agit-il ? Auront-t-ils des enfants ?

Novalis : Henri et Mathilde seront les parents d’Astralis, le premier être de cet  ordre nouveau. Seuls les poèmes permettent d’exprimer le bonheur  merveilleux qui les attend tous. Certains  d’entre eux,  qui figureront dans mon Henri d’Ofterdingen,  sont déjà écrits.

Johann Adolf : Tu me les as lus à Artern, je m’en souviens.
Ils m’ont bouleversé ; j’y ai  entendu des  voix d’outre tombe qui nous invitaient à vivre avec elles dans l’harmonie universelle. Veux-tu bien nous les dire  aujourd’hui ?

Novalis : Volontiers !

« Quand les clefs de toutes les créatures
Ne seront plus les chiffres et les figures,
Quand ceux qui s’embrassent et chantent
En sauront plus que les grands savants,
Quand le monde retrouvera
En revenant à lui-même,
La liberté et la vie,
Quand enfin ombres et lumières à nouveau se marieront
Pour donner  à chacun la clarté véritable,
Quand tous comprendront que, de toute éternité, l’histoire du monde
N’est écrite que dans les contes et les poésies,
Alors, tout être vivant qui aura été détourné de sa vocation
 Fuira
Devant le secret
 Qu’une  parole unique suffira à révéler. » (*)

Julie : Je  te comprends, à présent, mon Frédéric. Tu es  animé par ton aspiration vers l’harmonie universelle. L’amour, c’est la force qui donnera son véritable sens au chaos originel, pour le bonheur de tous, en participant à la construction d’un monde nouveau. Notre amour nous unira pour toujours. Je serai ton unique, nous ouvrirons ensemble les portes d’un  univers à construire.

Novalis : Oui, ma Julie,  nous vivrons,  toi et moi,  de ce désir d’amour,  présent en tous et en toutes.  Il ne demande qu’à se manifester. Regarde,  ces fleurs bleues s’épanouissent d’ordinaire  à quatre saisons différentes.  Leurs racines plongent dans l’eau et leurs pétales ont la couleur du ciel matinal. Elles illuminent  notre Noël chez tes parents. Elles sont aujourd’hui  le symbole de l’harmonie future de notre foyer.
Nos cœurs   sont attirés par les mondes, visibles ou invisibles, qui les appellent. On ne saurait réduire les mystères de la création à un système de pensée, si ingénieux soit-il. Notre amour  et notre union  dissiperont toutes  illusions passagères. Nous fuiront les  vanités humaines. Sans toi, je n’aurai plus le courage,  ni de vivre,  ni d’affronter la mort. Tu illumines déjà  l’aurore de notre futur bonheur.

Julie : Je te le promets, mon Frédéric, notre amour sera  éternel, fécond et magique, comme ces lueurs bleues, symboles de  l’harmonie, qui annoncent l’aurore. J’ai envie de toi,  je veux partager notre amour avec nos futurs enfants. Je fais confiance en ton intuition poétique,  pour toujours.

Novalis : Je te veux, pour épouse  de tout mon cœur,  de toute mon âme, et de tout mon corps aussi,  ma Julie. Aujourd’hui, « Le monde devient rêve, le rêve se fait monde » 

 Je te dédie mon poème, si proche des désirs d’Henri d’Ofterdingen :

« L’envie d’étreindre le bien-aimé
S’accroit toujours et fleurit
Pour l’accueillir encore davantage
Et ne faire qu’un avec lui
En ne refusant plus rien à sa soif… »(*)

Johanna Dorothea : Voilà  un épilogue heureux pour nos jeunes tourtereaux ! Diable, que de paroles pour en arriver là !

Novalis: Notre itinéraire avec ma Julie ne s’arrête pas là !

 Je voudrais offrir un poème  à tous ici présent, par ta voix ma Julie, ma reine, la future mère de nos enfants.

Je l’ai appelé le « mariage des saisons » :

Julie lit  avec passion le texte que lui a donné Novalis

« Si les époques et les saisons se confondaient,
Si l’avenir venait à s’allier avec le présent et le passé,
Si le printemps s’unissait à l’automne, et  l’été à l’hiver,
Si les jeunes gens  mêlaient leurs jeux à  la sagesse des anciens,
Alors, mon tendre époux, la source de toutes douleurs s’épuiserait
Et nos cœurs seraient comblés 
Par un sentiment partagé de paix.» (*)

Johann Friedrich et Johanna Dorothea, ensemble : Allons, revenons sur terre, il est grand temps !
 
 Frédéric et Julie, que diriez-vous de fixer la date de votre mariage en août prochain ?
 
Ils se prennent  par la main entourant le couple de Novalis et de Julie au centre, qui boivent leurs verres, bras entrecroisés, à l’allemande.
Wilhelmine  joue avec entrain au piano  la « Heilige Nacht » de Reichardt.
Tous entonnent ce chant à l’unisson.
 
« Jamais la science ne pourra aller seule jusqu’au bout du chemin. Il nous faut donc faire appel à d’autres modes de connaissance, comme l’intuition mystique ou religieuse …, l’art ou la poésie, pour nous rapprocher de la réalité ultime. »
 
Trinh Xuan Thuan  
 
  «  Qui n’espère pas,  n’atteindra jamais l’inespéré, qui est au-delà de toute recherche et à l’écart de toutes les routes. »
 
Héraclite                                                                             
 
 (*) Traduction de Federico  Novosco


                                                               Cimetière de Grüningen

 
« Cela-même qui est en dehors de moi est en moi, est mien. Et inversement. »
 
Novalis
 
« L’univers existe en toi dans sa totalité. C’est à toi que tu peux tout demander »
 
Rumi


                                                                  Epilogue
 
Werner se place au centre de la scène et dit d’une voix émue :
 
Quinze mois après ce Noël mémorable à Freiberg, mon jeune élève et ami, Novalis,  le baron Friedrich von Hardenberg,  est mort, à vingt neuf ans,  de phtisie. Une grave hémorragie annonçant la tuberculose avait contrarié son projet de mariage avec Julie. Il a cependant eu la gentillesse de m’adresser ici à Freiberg, un long courrier, à la fois amical et scientifique, un an avant qu’il ne trépasse. Il n’a  pas eu le temps d’achever,  ni « Les disciples de Saïs », ni « « Henri d’Ofterdingen ». Son œuvre fera   de lui le plus grand des poètes romantiques allemands.

Malgré ses propres soucis de santé, Julie a veillé avec amour et dévouement sur son fiancé,  pendant plusieurs mois,  avant son décès. Quelques années plus tard, elle a épousé un jeune noble Hongrois, Karl  Podmanitzky, qui avait aussi été mon élève à Freiberg. Ils ont fondé la famille à laquelle Julie aspirait tant.

Mon vieil ami,  le Berghauptmann Johann Friedrich, nous a trop vite quittés, alors qu’il atteignait ses 65 ans. Sa femme Johanna Dorothea était déjà décédée,  la même année que Novalis. Leurs deux fils sont devenus d’éminents géologues ; le plus jeune, Johann,  mettra en valeur  des mines de cuivre dans les Pyrénées. Il travaillera en Suisse sur la géologie des glaciers du canton de Vaud.

Johann Adolf a atteint le grade de général. Il se battra d’abord contre les armées  de Napoléon à Iena. Lors de la campagne de Russie, il fait partie de la Grande Armée, en raison de l’alliance de la France et de la Saxe  et se distinguera à Borodino contre les troupes de Koutouzov. Par conviction personnelle, il se retrouvera du côté autrichien,  prussien et russe à Leipzig, la bataille des nations. A Waterloo,  son corps d’armée de cavalerie,  sous les ordres du Maréchal Blücher, prend une part décisive dans la victoire des alliés. Wilhelmine subit l’absence de son mari accaparé par ses engagements successifs pendant les guerres napoléoniennes. Elle lui  survécut   et  devint l’amie de la poétesse Anne von Droste-Hühlshoff.

 
« Je suis fils de la terre et du ciel, mais mon origine est divine. »
 
Lamelle d’or orphique - Cercles pythagoriciens de Petelia au Vème siècle avant J.C.
 
 
Partition de « Heilige Nacht » de Reichardt
                                                   
Bergakademie  de Freiberg : l’ancien porche d’entrée