Pensées amicales à la mémoire du Grand Rougier
 
 
Cher Grand Rougier, notre vieil ami, notre beau mas de Provence, terre propice à la joie et à la vie, fille du Rhône et du Mistral, tu nous as fidèlement accueillis, enchantés, protégés.
 
Ton histoire est longue et réunit nos familles depuis Théodore Aubanel jusqu’aux petits-enfants venus de Sibérie. Sous la fraîcheur des platanes, nos grands-parents, Laure et Michel,  ont  aimé et réuni, chaque été, la ronde des « petits ». La balançoire abritait les jeux des garçons, le puits ceux des filles. Les bois cachaient, d’année en année, nos nouvelles cabanes.
 
Tu as prospéré, grâce aux durs labeurs des Chastel, des Ricaud, de Carmen et de Carmello. Tu nous entourais de tes vertes prairies et de tes  belles vignes  aux racines chaudes, comme celles  de Châteauneuf du Pape. Ton « cagnard »  abritait les ainés,  à l’ombre du magnolia et des lagers stroemias, au moment béni de la sieste ;  les petits, encore bercés par leurs rêves enchantés, les comblaient de  leur tendresse, en quittant la fraicheur des chambres aux volets mi-clos. Puis les tracteurs ont succédé aux chevaux, tandis que la cuisine, la « dépense » et le « tub » des enfants gardaient  toute leur authenticité … Nous vivions alors au milieu de tes parfums et de la fraicheur de tes « roubines »,  qui rayonnaient à partir du canal Crillon. Les journées s’achevaient au salon, à peine éclairé, à l’ombre de ses murs ocres et des tableaux des Cassin, des Monroe et autres ancêtres dont les noms étaient parfois oubliés…
 
« Qui chante son mal, l’enchante » écrivait Théodore Aubanel pour ses amis du Félibrige dans le « studio » décoré à ses couleurs, inspirées de la palette de Pierre Grivolas. Tu as su aussi, toi notre  Grand Rougier au grand cœur, apaiser les faims et les douleurs de la dernière Guerre Mondiale, en donnant, toujours et encore, à ceux qui se réfugiaient auprès de toi ou de ta sœur aînée d’Avignon, « La Pignotte », des raisons de croire en l’avenir. Ceux du Nord, comme mon père, Pierre, ont affronté, nuit après nuit, tes moustiques, après avoir vaillamment combattu les Panzer de la 1ére Division de cavalerie avec les F.M. et les coupes-coupes des Tirailleurs Sénégalais du 26ème R.T.S. Ils ont perdu ces batailles, mais la vie a triomphé : Guittemie est née le 1er septembre 1941 dans la chambre dite d’Annie, grâce aux bons soins  médicaux de notre grand père, « Bon Papa ».
 
Nous avons ensuite partagé ces merveilleuses vacances d’été, baignées par le soleil et le chant des cigales, au milieu des amandiers, figuiers, cognassiers, poiriers, muscats de ta treille et autres pins à pignon. Nous avons aussi éprouvé, de temps à autres, les piqûres des « cabriands », scorpions et  vipères … La chasse aux « brandales », avec Olivier, du côté du « champ du pendu », exigeait la fabrication de chaque cartouche à plombs, le nettoyage du fusil à un coup (canon de 20 !), et suscitait bien des protestations de la part des titulaires du permis de chasse !
 
Et puis la ville s’est rapprochée avec ses grandes surfaces, coupant la ligne d’horizon entre l’allée de platanes et le Ventoux. Jean-Paul a recrée pour nous, dans ses aquarelles, la nostalgie de tes harmonies secrètes. Le poème d’Aubanel écrit aux pieds de la Vierge qui sourit aux Provençaux, n’est plus que la promesse  des aubes ensoleillées qui nous réveillaient comme les roses blanches et les papillons. Grâce à l’ombre des platanes, la pointe étoilée de ton cadran solaire,n’avait pas arrêté   la ronde des temps heureux : on allait,  tous les soirs, chercher le lait chez les Déaraud, on jouait  avec les petits Pistachi sur le chemin de Panisset. Quittant la fraicheur des Dauland, de Fontvert et de Saint Tronquet, on parcourait la Provence, à vélo, vers les Alpilles, Avignon, Caromb, le Luberon, la Sainte Baume, la Sainte Victoire ou le Mas de l’Amarée aux Saintes Maries.
 
Tu as connu chaque visage des familles que tu avais abritées : les Aubanel, Bonnet, Cadart, Cassin, Seyssaud, Thierrens, Valin et ainsi que les sourires des cousins qui te rendaient visite : les Amic, Berbesson, Dumas, Girardon, Jouë-Pastre, Lepeytre, Senac ... Leurs âmes apaisées viennent  parfois à notre rencontre, au plus profond de nos nuits urbaines, perturbées par le bruit des avions et des voitures. A l’ombre de tes volets percés d’un cœur, et sur une  mélodie nostalgique de ton piano désaccordé, leurs ombres apparaissent dans nos songes, calmant  les palpitations de nos cœurs inquiets. En pensant à  la magie silencieuse de tes nuits étoilées, nous te remercions, cher Grand Rougier, toiqui es devenu bien fragile avec l’âge, tout en restant si généreux. Tes murs de pierre  reposent  sur les galets du Rhône, de l’Ouvèze et de la Sorgue. Les feuilles des platanes disparus ne caressent plus les tuiles fatiguées de ton toit : il se rapproche désormais de ton Ciel. Même l’odeur des taillis que l’on brulait à l’automne, s’est dissipée pour toujours. Pourtant, c’est en  souriant humblement que tu  nous demandes encore, de temps à autres, une pensée amicale. Au milieu de nos vaines agitations et des urgences inutiles, tu nous as offert la beauté de la vie simple, le calme de tes vergers et de tes champs, la joie des repas partagés autour des assiettes anglaises aux oiseaux bleus. Ta douce présence  est plus que jamais vivante dans nos cœurs reconnaissants.  Adieu, belle âme du Grand Rougier, toiqui avais su abolir le temps pour les amis que tu réunissais sous ton aile bienveillante.
 
Le Pontet-Villeneuve lez Avignon, le 25 juillet 2010.                        
Dadou