Avril 2007
 
Hommage à Pierre Paul Sagave, Professeur de responsabilité civique
 
 
« Sans doute le chemin de la liberté individuelle et de la responsabilité civique était-il trop ardu pour cette bourgeoisie qui, menacée dans sa sécurité économique, croyait découvrir, dans l’Etat National Socialiste, le vaillant gardien de ses privilèges. »
Recherche sur le roman social en Allemagne, Aix-en-Provence (1960)

Autant qu’un prestigieux Professeur d’Université, Pierre Paul Sagave était un modèle d’humanisme en action que l’on entendait, grâce à sa voie de stentor, … et que l’on respectait, pour son exceptionnelle personnalité !

Son inquiétude était grande face à une civilisation occidentale en voie de perte de valeurs, voire de sens. Bruyamment orchestrée à Nanterre à partir du 22 mars 1968, cette ouverture inachevée n’a jamais trouvé ses lignes mélodiques dans les suites d’une partition cacophonique jouée sur le mode occidental, notamment en Europe, Continentale. Pierre Paul Sagave se nourrissait d’une expérience humaine hors du commun. Sa brillante carrière académique (agrégation, Doctorat, Professorat à la Faculté des Lettres et à l’Institut de Sciences Politiques d’Aix en Provence puis à Nanterre), lui permirent de rencontrer d’éminentes figures intellectuelles. Ainsi son admiration allait-elle à Edmond Vermeil, Professeur à Strasbourg, puis à la Sorbonne et célèbre auteur des « Doctrinaires de la Révolution Allemande ». Dans cet ouvrage prémonitoire de 1938, Edmond Vermeil mettait en garde les grandes puissances européennes « tant qu’il en était encore temps », contre l’extrême danger du totalitarisme nazi.

 Opposant farouche du régime nazi, déchu de la nationalité allemande pour cause d’insoumission en 1935, Pierre Paul Sagave devint résistant à Marseille. Son grand ami en résistance, le Germaniste P. Bertaux, spécialiste de Hölderlin fut Préfet de la République (Toulouse, Lyon), puis Directeur Général de la Sûreté Nationale. Pierre Paul Sagave était familier de Thomas Mann et adepte de la culture européenne la plus éclairée. Il admirait chez ce Prix Nobel, fils d’une lignée patricienne de Lübeck, le long et douloureux combat qui conduit « à cet idéal humaniste et universaliste qui lie la liberté de l’individu à la dignité de l’être social » (L’idée de l’Etat chez Thomas Mann, 1955). Pour Pierre Paul Sagave, la nécessaire adaptation aux exigences actuelles (« Die Forderung des Tages ») passait par le respect des cultures antérieures, c'est-à-dire leur connaissance approfondie, tant dans leurs dimensions religieuses, qu’économiques et sociales. C’était pour lui la condition nécessaire à la participation authentique des citoyens à l’élaboration des cultures en devenir, face aux nouveaux défis du monde.
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Elève à HEC, désireux de ne pas trop sacrifier à Mercure, voire aux dieux Lares, j’avais entrepris une licence d’allemand à Nanterre, en 1966, sur les conseils avisés des Professeurs F. Hartweg et G. Schneilin. Mon destin croisa le chemin de Pierre Paul Sagave lorsqu’il accepta, contre toute attente de ma part, de diriger mon mémoire de maîtrise. Celui-ci était consacré aux avantages fiscaux et sociaux dont bénéficiait Berlin Ouest, à l’époque du Rideau de Fer. Pierre Paul Sagave était alors Directeur du Département d’allemand et Responsable du Centre de Recherche sur Berlin et l’Allemagne du Nord de la Faculté des Lettres de Nanterre. Ebloui par son insatiable curiosité d’esprit et sa connaissance profonde du monde contemporain, dans ses réalités économiques et sociales, je lui proposais, par la suite, un sujet de Doctorat du 3ème cycle sur le contexte financier des Buddenbrook, et de l’œuvre de Thomas Mann, en général. Cette proposition suscita son enthousiasme le plus vif. Ne devait - il pas publier lui-même, en 1975, dans le Festschrift für W. Emrich : « Zur Geschichtlichkeit von Thomas Mann Jugendroman :Bürgerliches Klassenbewusstsein und kapitalistische Praxis » ?

Cette orientation des recherches d’un Professeur de « Germanistik » peut paraître surprenante. C’est oublier qu’il avait publié en 1956, dans les Cahiers du Sud, une étude originale sur la pensée politique de Schiller. Le souci du concret avait amené Pierre Paul Sagave à rechercher également l’influence des économistes célèbres en France (Quesnay, Turgot, Necker, …) sur la pratique politique de Goethe dans le Duché de Saxe-Weimar (1976), prolongement d’une réflexion sur l’ « économie et l’homme » dans les « années de voyage de Wilhelm Meister » (1952). En Goethe, c’était aussi le « Weltbürger », le citoyen du monde, ouvert aux cultures orientale, qu’il admirait profondément. Au-delà du croisement fertile des cultures, les fondements de l’action personnelle suscitaient sa curiosité, autant sur le plan économique, politique et social que religieux.

Pour Pierre Paul Sagave, ces divers domaines s’avéraient interdépendants dans l’exercice authentiquement éclairé de la responsabilité individuelle. Trop peu étudiés à son goût dans le monde des Lettres, ces soubassements de la conscience personnelle pouvaient s’avérer certes difficiles à cerner, mais toujours tributaires des continuités et ruptures propres aux véritables héritages culturels. La conscience de classe en était l’un des aspects principaux dont, selon lui, seules d’exceptionnelles personnalités savaient s’émanciper au profit d’une identité créatrice dans les domaines culturels des arts, des lettres, et des sciences.

Le « grand œuvre » du Professeur Sagave reste , à mes yeux, la publication en 1954, par la Société d’édition des Belles Lettres, de ses trois études magistrales sur les Buddenbrook, la Montagne Magique, et le Docteur Faustus . Elles ont été réunies sous le titre :« Réalité sociale et idéologie religieuse chez Thomas Mann ». Ces textes, denses et profonds, explorent le cheminement douloureux d’un écrivain, Thomas Mann, sur la pente ardue de l’émancipation spirituelle et artistique. Son aboutissement se révèle d’une hauteur de vue universelle. Pierre Paul Sagave résume ainsi ses réflexions : « En dépit des dangers qui l’ont menacée, cette destinée est demeurée harmonieuse ; elle implique le maintien d’un patrimoine spirituel que Thomas Mann a fait fructifier. Aux traditions bourgeoises allemandes et chrétiennes héritées de ses pères, l’écrivain a su ajouter l’apport de l’expérience contemporaine : celle d’un humanisme social, à portée universelle. Thomas Mann a constamment élargi l’horizon de sa pensée. »

Inconstance de la jeunesse aidant, de nouvelles recherches m’amenèrent à préférer un sujet qui n’était, de toute évidence guère aux normes académiques de l’époque : « Novalis et Henri Bosco, deux poètes mystiques ». Au lieu de m’en dissuader, Pierre Paul Sagave fut pour moi un exceptionnel patron de thèse, m’initiant aux environnements intellectuels d’Albert Beguin, G. Bachelard, M. Brion, G. Gusdorf, I. Marrou, R. Ayrault, et bien d’autres. Mention spéciale doit être faite pour le très profondément érudit Professeur Claude Girault, Président de l’Amitié Henri Bosco et rédacteur en chef des Cahiers du même nom. Les racines familiales de Pierre Paul Sagave, son enseignement à Aix-en-Provence, (à la Faculté de Lettres et à l’Institut d’Etudes Politiques) son étude trop méconnue sur Goethe et Mistral, à l’occasion du centenaire de Mistral, illustraient à mes yeux sa sympathie pour deux cultures éloignées qui m’étaient chères. Avec le recul, je pense que Pierre Paul Sagave était interpellé par la portée symbolique des sentiments religieux que je considérais moi-même, comme fondateurs des familles spirituelles, dont les affinités profondes s’exprimaient dans le domaine poétique. Lui-même avait étudié avec soin les interférences historiques de la civilisation et de la religion à travers les différentes influences de l’éthique protestante. N’expliquait-il pas l’évolution de trois générations de Buddenbrook, et leurs succès respectifs dans les affaires commerciales, civiques, puis culturelles, par les variations de leurs attitudes religieuses ? Ma soutenance de thèse en 1973, à la fois en français et en allemand, devant lui-même, le Professeur Jean Onimus de Nice, grand connaisseur de l’œuvre et de l’écrivain Henri Bosco, ainsi que l’un de ses collègues allemands spécialistes du romantisme d’Iéna,le Professeur Joseph Kunz, de l’université de Münster, porta en effet sur la convergence des attitudes spirituelles et des expressions poétiques utilisées par Henri Bosco et Novalis. Ainsi se trouvait établi un dialogue entre générations, sur une base spirituelle, bien éloignée des réflexes structuralistes, si prégnants dans l’ambiance des années 1970. Heureux de ce dépassement potentiel des tendances « althusséro-lacaniennes » du moment, Pierre Paul Sagave considéra cet exercice comme l’aboutissement d’un processus herméneutique original, appliqué à deux personnalités exceptionnelles. Ces deux explorateurs des « deux mondes » échappent à leur culture d’origine pour retrouver des affinités profondes qui dépassent l’espace et le temps, à la recherche d’une harmonie perdue… que leurs rêves éveillés se proposent de réinventer !

Je n’ai réalisé que bien plus tard combien le  « noyau dur » des fondateurs de la nouvelle université de Nanterre - et en particulier Pierre Paul Sagave au sein de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines - avaient pu souffrir dans leur volonté d’adapter l’enseignement supérieur français au monde moderne. Pierre Paul Sagave avait quitté, au moins en partie, ses attaches aixoises qu’il aimait tant. Il habitait , à l’époque dans un hôtel particulier de la superbe Place d’Albertas. Paul Ricoeur, quant à lui avait abandonné sa chaire de philosophie à la Sorbonne pour rejoindre, le campus de Nanterre, encore tout proche d’immenses bidonvilles…, et de la gare de la « Folie » ! La démission du Doyen Grappin (également germaniste) en septembre 1968, puis, le départ forcé de son successeur,le grand philosophe et phénoménologue Ricoeur, du fait des errements d’étudiants maoïstes, au début de 1970,et enfin la déception d’un immense pédagogue, tel Levinas, furent pour beaucoup les signes visibles de l’enlisement durable d’une partie de la pensée académique en Europe Continentale. Interpellé par l’homme « unidimensionnel », imaginé par H. Marcuse à San Diego, des 1964, beaucoup de nos amis américains ont finalement assimilé - trop rapidement - une certaine propension européenne à la décadence au « déconstructionnisme » enseigné par Derrida à Yale, au cours des dernières années du 20ème siècle.

Revanche naturelle de l’histoire, face à ces paroxysmes de l’esprit de système, c’est aujourd’hui P.Ricoeur, qui apparaît, de façon globale, comme l’un des plus grands penseurs de notre temps : ses enseignements à Chicago, à la suite de P. Tillich, et en coopération avec M. Eliade, sur l’histoire et les symboles religieux, font désormais autorité, sur les divers continents. Ainsi, la reconstruction d’une pensée académique tolérante est-elle possible, sur la base d’une éthique renouvelée intégrant philosophie et sciences humaines-y compris la sémiotique et le langage poétique-, grâce à un dialogue ouvert entre les civilisations. Aucune d’entre elles, - pas plus que les diverses familles religieuses - ne sauraient désormais prétendre à l’universel. Cette attitude respectueuse de l’altérité et de la singularité de chaque personne constitue désormais, pour beaucoup, l’un des meilleurs gages pour relever les défis de la globalisation économique et sociale, mais aussi culturelle, au 21eme siècle.
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Comme pour de nombreux collègues, le Comité de Rédaction d’ « Allemagne d’Aujourd’hui » m’a permis de poursuivre rencontres et discussions avec Pierre Paul Sagave et son cercle d’amis. J’y ai assuré, pendant quelques années, la chronique économique, alors que Félix Lusset était Rédacteur en Chef. Le Colloque de Cerisy, organisé en 1974 avec P.  Bertaux, sur la famille Mann fut également une occasion de contacts avec des personnalités exceptionnelles (Maurice de Gandillac, entre autres …).

Le numéro de la Revue d’Allemagne d’Avril – Juin 1982 réunissait, quelques temps plus tard, sous la direction de F. Hartweg, les hommages rédigés à l’occasion du départ à la retraite de Pierre Paul Sagave.

Pierre Paul Sagave avait su garder le souci de l’ouverture aux autres, à la réalité de leurs vies quotidiennes et des difficultés de tous les jours. Cette attitude de bienveillante attention à l’égard de toute recherche innovante constituait le secret d’une jeunesse conservée si longtemps. Elle lui a permis de comprendre – dans toute leur profondeur humaine – les évolutions de notre monde contemporain, au-delà des modes universitaires, voire de toutes sortes de conformismes médiatiques et politiques.

Ainsi, Pierre Paul Sagave conclut-il, de façon prémonitoire, dans son ouvrage sur Paris et Berlin (dans la seconde édition en français, 1995).

« Une communauté urbaine (Berlin) de cette dimension ne saurait vivre sans être réintégrée dans sa fonction historique de capitale.
Privé de cette raison d’être, Berlin risque de devenir le foyer d’un incendie social. Paris court également ce risque, mais pour une cause différente : la disparité entre la capitale bien ordonnée et sa banlieue chaotique peut aboutir à une confrontation explosive. Ainsi, à l’aube du troisième millénaire, chacune de ces deux métropoles doit relever un défi redoutable. »

Depuis, les émeutes de l’automne 2005 ont ébranlé l’ordre républicain dans la banlieue parisienne et Berlin connaît un taux de chômage proche des 20 %...

Merci, cher Professeur Pierre Paul Sagave, d’avoir ouvert l’esprit et le cœur de nombreux étudiants à de nouvelles exigences éthiques, si nécessaires à un monde contemporain en recomposition. Cette éthique se construira sur le dialogue permanent entre les civilisations et l’exercice, sans faille, de la responsabilité personnelle et civique, face à des puissances économiques et politiques de plus en plus globales.

Vous nous avez quittés le 13 septembre dernier, après une vie chargée d’épreuves et de combats, mais toujours respectueuse de la dignité et de la singularité de chacun.

 C’était à deux jours de la Saint Roland, qui porte le nom du personnage mythique de l’Empire unifié des Francs et des Germains (mais aussi des Lombards et des Romains …).


Professeur Dr Dr Gérard Valin

Expert Financier pres la Cour d’Appel de Paris
Ancien Directeur Général du Groupe Essec
Ancien Doyen des professeurs du CERAM
de Sophia-Antipolis