PRÉFACE au livre d’Honorine Ngou, "Mon mari, mon salaud", Éd. Ntsame, Libreville, Gabon, 2012
Claudette Oriol-Boyer
Préface au livre d’Honorine Ngou
Mon mari, mon salaud
Ed., mai 2012
Cinq ans après avoir écouté les femmes de la génération de sa mère témoigner des violences insupportables subies dans le cadre des mariages forcés, Honorine Ngou donne la parole aux femmes de la génération suivante. Celles-ci ont en commun d’avoir toutes cru à la réussite de leurs couples, librement choisis, avant de vivre l’effondrement de leurs illusions face à l’incroyable duplicité de leurs conjoints ou compagnons.
On découvre alors que, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, la disparition des mariages forcés et leur remplacement par des mariages d’amour n’a malheureusement signifié la fin des souffrances ni pour les femmes gabonaises…ni pour les autres femmes.
Chacun des 31 récits rapportés par Honorine Ngou met en scène les trois moments clés de la vie d’un couple qui se fait puis se défait : d’abord un état amoureux initial qui conduit au bonheur (à deux, puis avec les enfants), ensuite la découverte brutale, par l’épouse, d’une ou plusieurs aventures adultères du mari ou pire encore de son mariage avec une autre femme, enfin la décision de « pardonner » ou de rompre.
La période de bonheur dure de un à dix ans, le temps de donner naissance à un ou plusieurs enfants (parfois même jusqu’à 7) : « Je me suis mariée par amour. Il comblait tous mes besoins. Nous ressemblions à un jeune couple alors que nous avions déjà dix ans de mariage. », « Il ne buvait pas, ne fumait pas et menait une vie rangée. C’était le mari idéal. », « J’aimais beaucoup Samuel, mon mari, et j’avais une confiance presque aveugle en lui. Nous avons choisi de nous marier sous le régime des biens communs. Même si certains de mes proches et mes amies m’avaient mise en garde, je trouvais normal que Samuel et moi partagions nos biens. », « Entre mon mari et moi, c’était le grand amour. », « Mariée par amour à vingt cinq ans, je faisais confiance à mon mari. Pour moi, il était un demi-Dieu à cause de sa gentillesse et de sa bonne éducation. Quand certaines de mes collègues se plaignaient de leur mari infidèle et avare, j’étais remplie de fierté car le mien était à la maison pour le déjeuner et rentrait tous les jours au plus tard à 20 heures. J’étais convaincue que mon mari m’aimait et ne pouvait pas me tromper.».
Cet état de grâce qui semble si bien établi, prend néanmoins fin, dans tous les récits, lorsque l’épouse découvre que son mari mène secrètement, depuis un temps variable, une double vie.
La révélation de la forfaiture arrive alors comme « un coup de tonnerre dans un ciel bleu ». Sans rien dire, le mari (ou le compagnon) ou bien a épousé une autre femme, ou bien va en épouser une autre, ou bien mène une double vie avec une maîtresse, ou bien a eu des enfants avec une autre, ou bien installe sans prévenir une nouvelle épouse au domicile conjugal, ou bien utilise l’argent de sa femme pour entretenir une autre femme, ou bien a prévu d’épouser deux femmes le même jour, ou bien même disparaît sans donner de nouvelles pendant des jours, des mois ou des années. Et, pour faire bonne mesure, il se désintéresse du sort de sa femme et de ses enfants.
La souffrance surgit alors, aigüe, stupéfiante, insoutenable et leurs paroles se répondent comme une longue litanie : « Inutile de dire le choc que j’ai eu. Je tremblais de tous mes membres. Je me sentais défaillir. », « J’étais révoltée. J’avais des idées de meurtre. », « J’ai cru que la terre s’ouvrait à mes pieds. », « Je suis restée sans parler. J’avais l’impression que je n’avais plus d’idées. Je sentais que je devenais folle. Je croyais vivre un cauchemar. Mon cœur débordait de haine. Je me sentais humiliée, amoindrie, inutile. », « J’avais reçu cela comme un poignard dans le dos. », « J’étais si offusquée que je n’ai plus rien voulu entendre. », « Je n’existais plus pour lui. J’ai vécu un calvaire en silence. », « J’avais envie de le tuer et de mourir après. », « C’était la pire honte de ma vie. », « J’ai voulu tout casser. », « Mon cœur était amer et rempli de colère. », « Je me suis mise à transpirer abondamment à huit heures du matin. J’ai cru que mon cerveau bougeait et que mon crâne s’était ouvert. ».
La décision finale des femmes gabonaises sera, pour la moitié d’entre elles, le pardon et la résignation, pour l’autre moitié, la rupture et le divorce.
S’agissant du divorce, les raisons sont celles que pourraient donner toute femme blessée dans son amour, sa confiance, son amour-propre, son dévouement : « Nous avons divorcé. Tant mieux ! Aujourd’hui, je suis devenue une femme avisée, mûre. », « Ce qui est dramatique c’est que j’ai perdu dix ans de ma vie avec cet homme nocif. »
Parfois le choix n’est pas considéré comme définitif : « Il vint solliciter mon pardon et me proposer la réconciliation. J’ai refusé catégoriquement. Je me suis montrée impitoyable et je lui ai fait savoir que je ne voulais plus jamais le voir. Je préférais élever mes enfants seule plutôt que de vivre avec un traître. Nous n’avons pas divorcé mais chacun vit de son côté. Même si j’arrive à lui pardonner un jour, rien ne sera plus comme avant, cet homme est un salaud, un criminel. »
Quant au pardon et à la résignation, ce sont des pressions sociales qui imposent leur adoption comme le montre l’exemple suivant : « J’ai voulu demander le divorce mais mes amis et certains de mes parents m’en ont dissuadée. Depuis, je ne fais plus confiance à mon mari. Mais alors plus du tout. »
Plus que l’aventure du mariage, ces récits mettent en scène ce qui peut arriver à toute relation de couple. En effet, les couples dont il est question sont aussi bien libres, que mariés de façon coutumière ou mariés légalement. C’est pourquoi, en tous lieux d’Afrique, d’Amérique, d’Asie ou d’Europe, chacun pourra y reconnaître son propre vécu.
Si on peut y retrouver l’expérience des moments de romantisme euphorisant que traverse toute relation amoureuse à ses débuts, on est vite amené à se rappeler également combien, partout, cela est fragile et peut s’effondrer brusquement.
Quelle femme au monde pourrait demeurer insensible à l’expression lancinante de ces révoltes muettes ou explosives ?
Quelle femme au monde pourrait se sentir à l’abri de tels traumatismes, de semblables pertes des repères, de pareilles douleurs ?
Les conclusions désabusées de plusieurs interlocutrices pourraient être celles de n’importe quelle femme « trompée » :
« Tout avait l’air de bien marcher entre nous ! C’est après la terrible nouvelle que j’ai commencé à croire qu’aucune femme ne peut se dire à l’abri d’un coup dur. Il y a toujours quelque chose que son mari lui cache et qu’elle finit par découvrir tôt ou tard. », « La femme qui croit que son mari ne la trompe pas finit toujours par être déçue quand elle découvre le contraire. Il y a une phase d’incubation de l’infidélité, puis arrive la phase de sa manifestation et de la souffrance qu’elle entraîne. »
Ainsi peut-on découvrir que toute femme apprend avec la même surprise que « ça » n’arrive pas qu’aux autres.
Si on relit les entretiens pour tenter de comprendre ce qui se passe, on découvre que c’est toute la société environnante qui est responsable. Il apparaît très vite en effet que les protagonistes de ces drames ne sont pas seulement les deux membres du couple. Dans l’ombre, évoluent d’autres acteurs de ce qui se joue entre un homme et une femme, les parents, les sœurs, les frères, les amis, les amies, les enfants. Ils constituent la trame d’une toile où sont pris et piégés les « héros » des drames conjugaux. C’est ainsi qu’au-delà des histoires particulières, c’est tout un mode de pensée implicite qui se révèle, toute une conception des rapports hommes/femmes.
Dans cette société, organisée autour du maintien des hommes au pouvoir, les complicités sont partout car il est exclu qu’un mari reste « enfermé » dans le cercle restreint de son couple. L’homme qui est « rangé » est méprisé : « Les proches de mon mari lui reprochaient son sérieux, son sédentarisme et pensaient qu’il n’était pas normal, “car un homme sort, rentre tard, traîne avec des amis“. ».
Ainsi tromper sa femme, séduire encore et encore, est une sorte de « sport » où les hommes sont fiers de battre des records qui les valorisent aux yeux des autres. La souffrance de leurs femmes ne compte pas. La plupart ne se sentent pas coupables. Peu leur importe qu’ils aient promis d’être fidèles et monogames… La société est leur complice.
Même les femmes sont les complices des hommes. Par exemple, les « amies », bien qu’elles révèlent les secrets et les mensonges des hommes, encouragent à la résignation : « Comme à Libreville tout finit par se savoir, des personnes qui me connaissaient me rapportèrent ce qui se passait. », « J’ai voulu demander le divorce mais beaucoup de gens m’ont demandé de ne pas détruire ce que j’ai bâti durant des années à cause d’une femme légère. Réflexion faite, je leur ai donné raison. », « Je me suis résignée à rester. », « Je n’ai pas voulu faire de scandale. ».
Quant aux belles-mères, jalouses de leur pouvoir, elles vont jusqu’à programmer les infidélités de leurs fils, s’en réjouir et couvrir leurs mensonges. Tout se passe comme si une fois devenues mères, ces femmes oubliaient, elles aussi, leurs souffrances d’épouses : « J’en voulais à ma belle-mère. Elle semblait avoir été l’instigatrice de ce mariage clandestin…moi j’étais garée comme une vieille voiture. » Elles prennent le parti du mari et de la résignation : « Ma belle-mère me demande de supporter mon mari comme elle a supporté le sien. ».
Seuls les enfants permettent aux femmes de retrouver une vie heureuse après la disparition de leurs illusions. « Ce qui me console aujourd’hui, c’est que nous avons de merveilleux enfants qui font ma fierté et me font voyager dans tous les pays. », « J’ai décidé de les laisser dans leurs miasmes et de m’élever tout en continuant d’encadrer mes enfants. », « Un jour mes enfants me feront oublier tout ce que j’ai vécu et pourront faire de longues études. », « C’étaient mes enfants qui me consolaient et m’envoyaient des messages pour que je tienne bon. ».
On voit que, paradoxalement, le couple conduit les femmes à faire l’apprentissage de la solitude et de l’autonomie.
Il est évident que, même dans les couples les plus modernes présentés ici, le rapport amoureux est très vite éliminé au profit d’un rapport de pouvoir et de domination.
En lisant ces récits de vie, on peut voir en effet que, sans le dire clairement, en faisant même parfois semblant de vouloir l’égalité homme-femme, la société (et l’homme) exige toujours de la femme qu’elle soit soumise, qu’elle assume entièrement la vie quotidienne et qu’elle ne se montre surtout pas supérieure à son mari.
Dans ces récits, où la femme forte n’a pas de place, l’homme qui est aidé par sa femme est perçu comme inférieur. Les dons qu’elle lui fait sont autant d’offenses et d’injures à sa supériorité. En situation de dette perpétuelle, l’homme ressent la générosité de sa femme comme un poids, une entrave à sa liberté : « Avec mon salaire, j’ai pu construire une villa plus que correcte. (…) Il a souhaité que nous allions habiter chez son frère en attendant qu’il ait sa maison et pour éviter que la famille lui fasse le reproche d’habiter chez une femme. ». Plus une femme aime son mari, plus il veut la fuir, lui demandant même de l’aimer moins afin de ne pas se sentir prisonnier : « J’attends que tu me jettes ne fut-ce qu’une chaussette dehors pour partir. ». Cette femme forte qui lui est toute acquise ne suscite plus en lui le désir de la conquérir. Elle ne lui permet plus de se prouver qu’il est séduisant. Ainsi, paradoxalement, développe-t-il le besoin de séduire d’autres femmes pour se prouver et prouver à tous qu’il peut plaire.
Quant aux femmes faibles, soumises, dépendantes de leur mari, elles ne sont pas mieux traitées : elles sont la propriété des hommes comme les meubles de la maison et elles seront quittées pour d’autres aventures amoureuses.
Ainsi qu’on peut le constater, les violences ne sont plus physiques comme au temps des mariages forcés mais elles sont tout aussi traumatisantes. On retrouve ce qui était déjà dominant à l’époque des mariages forcés : quelques idées communes bien installées dans toutes les têtes : la suprématie intangible du mâle qui contrôle, domine et méprise la femme, la soumission obligée de celle-ci qui est dévalorisée, brimée, exploitée et réduite à une fonction « reproductrice ».
Les récits montrent qu’en fait les hommes reviennent auprès de leurs femmes quand celles-ci n’acceptent plus d’être inconditionnellement soumises. On les voit demander pardon et être prêts à tout faire pour les reconquérir quotidiennement. On peut donc penser que tout irait mieux si l’homme n’avait pas besoin de prouver qu’il est fort, s’il acceptait ses faiblesses, sa part de féminité aussi bien que la force d’une femme qui, elle, en retour, saurait aussi montrer ses faiblesses.
Ce qui ressort, c’est l’effet nocif que peut avoir le désir régressif de se conformer à ce qu’une société attend.
Pour progresser, l’individu devra se construire des identités singulières. Et cela ne pourra se faire qu’en apprenant à parler avec l’autre, à sortir du silence.
Ce qui frappe dans les récits de ces femmes c’est qu’elles ne parlent pas avec leurs maris : l’ordre du discours et de la communication ne fait pas partie de leur vie.
On constate que le culte du secret est l’instrument de ceux qui veulent garder le pouvoir. Grâce aux silences et aux non-dits, ils placent les autres devant le fait accompli, les mettant, sans défenses et comme pétrifiés, à la merci paralysante de l’effet de surprise, quand il est trop tard pour changer le cours des événements.
En leur ouvrant aujourd’hui un espace de parole, Honorine Ngou permet à ses interlocutrices de s’adresser aux femmes et aux hommes du monde entier avec l’espoir que ce dont elles témoignent serve à vivre différemment. On serait d’ailleurs certainement intéressés si elle nous faisait entendre un jour ce que peuvent dire les hommes bafoués, les « salauds » et pourquoi pas, aussi, leurs « maîtresses ».
Aux mères et aux pères qui éduquent leurs enfants d’assurer maintenant un autre avenir aux futurs couples qu’ils formeront.
Quant à moi, bien que faisant partie d’une société où l’on affirme la liberté, l’égalité, la fraternité des hommes et des femmes, en regardant autour de moi, j’ai vu se confirmer jour après jour qu’en ces domaines, nulle part, rien n’est jamais acquis. Ainsi que le dit l’anthropologue Françoise Héritier, « La quasi-impossibilité masculine d'accepter de partager le pouvoir sous toutes ses formes, la virulence ou la condescendance des comportements et attitudes envers les femmes, leur cantonnement dans les travaux les plus faiblement rétribués et les moins appréciés, j'en passe, sont la norme non seulement des autres sociétés, mais bien de la nôtre » (Le Monde.fr, 11.02.2012, Propos recueillis par Nicolas Truong). Elle conclut sur une hypothèse un peu plus optimiste : « (…) il me semble que, devant cet ordre universel, qui est le modèle de tous les systèmes historiques de domination, qui commence à céder du terrain depuis un demi-siècle seulement en Occident, nous devons postuler que ce chemin difficilement parcouru sera progressivement emprunté par les autres sociétés (cultures) à leur tour. »
A chacun, à chacune, dans chaque pays, de faire le bilan de ses propres pratiques, de balayer devant sa porte, et de faire advenir, comme Honorine Ngou, comme toutes les femmes qui luttent, le pouvoir du discours, de l’information, de la réflexion, de la solidarité - pour que s’amoindrissent les rapports de force et que change un peu le monde.