Claudette Oriol-Boyer
à propos de
Ce sera hier : échos des choses
 
in Revue Un cabinet d'Amateur n°8
 
Au départ, il y avait seulement la consigne "Ecrire un texte de quatre pages maximum à partir des polaroïds de Perec".
Chaque écrivain était donc libre d'interpréter à sa manière l'expression "à partir de" pour se choisir des contraintes plus ou moins précises portant sur les plans thématique et/ou formel.
En ce qui me concerne, plusieurs éléments ont été déterminants sans que je puisse me rappeler de façon certaine l'ordre dans lequel ils sont apparus.

Le principe d'un trajet mimétique
Au moment d'écrire à partir des   polaroïds, prenant conscience que ces images témoignaient d'un trajet mimétique entrepris par Perec désireux probablement de refaire, en grandeur réelle, le voyage accompli par les émigrants autrefois, je décidai d'évoquer dans mon texte ce même voyage.
Restait à trouver comment, selon quelles contraintes, allait se faire la mise en écriture.

Une contrainte temporelle : le futur antérieur
Je fis l'hypothèse que, pour Perec, faire ce voyage mimétique c'était se donner l'expérience d'un passé qu'il n'avait pas vécu afin qu'il fasse ainsi également un peu partie de sa mémoire à lui.
En fait, pour lui, s'embarquer pour la traversée c'était partir en direction d'un futur tourné vers le passé.
Le futur antérieur s'imposait.

Un premier titre : Ce sera hier
Je fus heureuse de constater que ce paradoxal rapport au temps allait me permettre d'utiliser un titre énantiomorphe que j'avais depuis longtemps envie d'affecter à un texte  : Ce sera hier[1].

Une contrainte thématique : usage des cinq sens
On pouvait remarquer que les polaroïds, qui présentaient la mer et le bateau, montraient seulement des éléments susceptibles d'avoir été vus aussi bien par Perec que par les émigrants.
Désirant me couler dans la même démarche mimétique que Perec, je décidai d'utiliser le pouvoir des mots pour évoquer ce que ces photos ne pouvaient ou ne voulaient pas restituer : les perceptions liées à l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, et aussi la vision des gens présents sur les bateaux. Ainsi mon texte rendrait-il compte d'une traversée imaginaire à partir de sensations synesthésiques.
J'allais ainsi combler une absence, celle des êtres, sur ces polaroïds qui ne montraient que des choses.

Un deuxième titre : Echos des choses.
Cette remarque portant sur la présence des choses m'amena à choisir un autre titre : Echos des choses.
 
Une contrainte homosyntaxique intertextuelle
Ce titre me plaisait car j'avais depuis longtemps envie d'écrire un texte intitulé Echos des choses, qui aurait le même nombre de phrases et la même syntaxe que le roman de Perec intitulé Les Choses. Je voyais là une occasion de réaliser partiellement ce projet d'écriture laissé en suspens
Compte tenu de la longueur imposée par la commande de TEM, mon texte ne pouvait entrer en résonance qu'avec un chapitre des Choses. Je choisis le premier. Il avait neuf paragraphes. Mon texte en comprendrait donc lui aussi neuf. Chacun d'eux aurait le même nombre de phrases que ceux de Perec, les phrases ayant elles-mêmes une syntaxe identique à celles de leurs homologues dans le paragraphe.

Une contrainte structurelle globale : le chiasme
A chacun des neuf paragraphes, j'affectai un des cinq sens puis j'organisai leur distribution selon un chiasme en harmonie avec la circularité temporelle déjà programmée et avec les ondes concentriques mentionnées par Perec dans sa liste de mots. L'ordre fut le suivant : vue, ouïe, odorat, goût, toucher, goût, odorat, ouïe, vue. Sans forcément en avoir eu une conscience claire, je mettais ainsi le rapport le plus intime avec le corps au centre du texte.

Une contrainte homophonique ou homographique
Ayant commencé à écrire, j'ai rencontré une nouvelle difficulté : je n'avais pas de règle pour sélectionner les termes qui devaient prendre place dans le moule syntaxique prédéterminé.
J'ai alors pensé que l'écho des Choses  pouvait opérer non seulement sur le matériau syntaxique mais également sur la matière sonore et/ou graphique des mots : autrement dit, le lexique d'une phrase pourrait être engendré en tenant compte à la fois de la thématique sensorielle affectée au paragraphe et d'une approximative correspondance phonique (assonances, allitérations) ou graphique (anagrammes) avec le matériau phonique et graphique des termes figurant dans la phrase correspondante des Choses.
Ainsi ai-je vu peu à peu se mettre en place un parcours d'écriture mimétique qui me permettait de voyager scripturalement en compagnie de Perec et thématiquement en compagnie des émigrants.

Un rapport aux contraintes de plus en plus ludique
Vint alors un travail patient où, pour chaque terme présent dans Les Choses, je cherchai, dans un dictionnaire de rimes ou de scrabble, un ou plusieurs termes en échos.Voici sur de courts passages quelques exemples de ce travail :

Extrait des Choses :
Tout serait brun, ocre, fauve, jaune: un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l'orange presque criard d'un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l'hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière ‑ le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir‑ et les grandes zones d'ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur.

Extrait correspondant de Ce sera hier : échos des choses
 Avec la brume, tout aura été âcre, fade, saumâtre sous un univers de senteurs un peu épicées, aux touches parcimonieusement et presque subrepticement posées, au milieu desquelles auront surpris quelques exceptions plus sucrées, l'orange surgie au hasard d'un voisin, quelques agrumes gâtés récupérés parmi les épluchures. En plein repas cependant, les fragrances flottant au-dessus des flots, auront rendu les promesses un peu moins tristes, loin des parfums perdus des roses. Ç'aura été espèces d'espoirs. A bord, certes, les passagères odeurs. striées d'épices lumineuses - le fenugrec, l'anis sec, la mimétique anthyllide vulnéraire, la mélasse filasse mêlée à la cannelle, les vagues effluves de cardamome noire - et les lents arômes de l'ombre grâce auxquels auront brillé en échos les mots et les choses, les émois oubliés, l'ambroisie lourde et riche, le santal tapageur, le cuir assoupli, auront été havres de mémoires mères, îles de bonheurs passés et futurs.

Mais peu à peu, l'écriture a pris de plus en plus de liberté avec la règle. Je me suis autorisée à jouer de mille manières avec le texte de Perec, reprenant ses mots pour mieux les détourner comme ci-dessous :

Extrait des Choses :
La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations, tous les problèmes qu implique la vie matérielle trouveraient une solution naturelle. Une femme de ménage serait là chaque matin. On viendrait livrer, chaque quinzaine, le vin, l'huile, le sucre. Il y aurait une cuisine vaste et claire, avec des carreaux bleus armoriés trois assiettes de falence décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, des placards partout, une belle table de bois blanc au centre, des tabourets, des bancs. Il serait agréable de venir s'y asseoir, chaque matin, après une douche, à peine habillé. Il y aurait sur la table un gros beurrier de grès, des pots de marmelade, du miel, des toasts, des pamplemousses coupés en deux. Il serait tôt. Ce serait le début d'une longue journée de mai.

Extrait correspondant de Ce sera hier : échos des choses
Cette vie aura été difficile et complexe. Toutes les obligations, tous les problèmes qu'implique la vie matérielle auront réclamé des solutions nouvelles. Des drames sans ménagements se seront reproduits chaque matin. On aura dû implorer, chaque fois, pour goûter le vin, l'huile, le sucre. Il n'y aura pas eu de cuisine vaste et claire, avec des carreaux bleus armoriés, des assiettes de faïence décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, des placards partout, de belles tables d'acajou au centre, des tabourets, des bancs. Il n'aura pas été agréable de venir s'asseoir par terre, chaque matin, sans eau pour la toilette, sans avoir pu se déshabiller. Il n'y aura pas eu, sur l'absence de table, de gros beurriers de grès, de pots de marmelade, de miel, de toasts, de pamplemousses coupés en deux. Il aura toujours été trop tôt ou trop tard. Ç'aura été le début et la fin de longues journées sans paix,

A la fin, je vis même la possibilité d'introduire dans mon texte, de manière connotée, le commentaire de son élaboration :

Extrait des Choses :
Il leur semblerait parfois qu'une vie entière pourrait harmonieusement s'écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiqués qu'ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses. Mais ils ne s'y sentiraient pas enchaînés: certains jours, ils iraient à l'aventure. Nul projet ne leur serait impossible. Ils ne connaîtraient pas la rancœur, ni l'amertume ni l'envie. Car leurs moyens et leurs désirs s'accorderaient en tous points, en tout temps. Ils appelleraient cet équilibre bonheur et sauraient, par leur liberté, par leur sagesse, par leur culture, le préserver, le découvrir à chaque instant de leur vie: commune.

Extrait correspondant de Ce sera hier : échos des choses
Là, il leur aura semblé qu'une vie entière aura coulé, sur la mer offerte, sans rivages, si parfaitement la même qu'ils auront fini par la croire, pour un temps, l'unique mémoire des choses enfouies en ses ondes concentriques. Mais ne s'y seront pas sentis prisonniers ceux qui auront su trouver l'aventure parmi les mots. Nul autre projet n'aura pu mieux accompagner leur trajet. Grâce à lui, ceux-là auront pu reconnaître l'inconnu de leur coeur, leur âme, leur vie. Moyens et désirs de vivre se seront rencontrés en tout point dans ces repérages à perte de parole. Certains auront même pu découvrir le bonheur en quelque instant de vie commune.


Un troisième titre : Ce sera hier : échos des choses
Il m'était difficile de choisir entre les deux titres successivement envisagés. Le premier mettait en lumière le rapport au temps et à la mémoire. Le deuxième mettait en scène le travail intertextuel à partir du roman de Perec. Je pris le parti de les articuler. Le titre final devint  : Ce sera hier : échos des choses.
 
Le dépassement des contraintes
L'exercice auquel je viens de me livrer n'est que la remémoration et l'explicitation des échafaudages mis en place consciemment pour permettre l'écriture.
J'observe cependant, comme Régine Detambel me l'a fait justement remarquer un jour, que je peux dire non pas comment j'ai produit un texte mais bien plutôt comment je me rappelle l'avoir écrit.
Il m'apparaît cependant également que le texte produit est bien autre chose que l'application de ces contraintes de départ. Comme si peu à peu la force de l'objet fabriqué le rendait capable de digérer l'outil qui l'a permis. Comme si la contrainte se détruisait peu à peu au contact du texte et d'une textualité qui impose d'autres lois plus souterraines, moins immédiatement visibles parce que moins affichées, d'autres lois dont la présence rend inopérante une lecture qui se contenterait de retrouver les contraintes élaborationnelles conscientes.
En fait, me remémorer les contraintes a pour principal intérêt de faire surgir ce dont elles ne rendent pas compte, c'est-à-dire l'épanouissement de règles plus personnelles, inconnues de moi-même et qui me constituent pourtant.
Tout s'est passé comme si le rapport intertextuel avec Perec (lui-même praticien de la citation implicite) avait eu pour principal effet de me ramener vers moi-même
Comme si les bribes de texte avaient fait résonner des bribes de réel. Comme si le vécu dans l'écriture était le moyen d'accès au vécu personnel.
Car c'est bien mon expérience personnelle et intérieure du temps que j'aime rencontrer dans les petites mémoires mobiles et bruissantes  qui scandent le texte : émois oubliés, parfums perdus, havre de mémoire mère, mémoire moirée, mémoire corporelle, nostalgie de ce qui n'aura pas encore eu lieu, mémoire prospective, espèces d'espoirs...
Venant d'écrire cette dernière phrase, je me relis et me dis aussitôt qu'espèces d'espoirs sera fort probablement le titre d'un autre texte que je suis en train d'écrire.
 
Il devient clair qu'après avoir cherché à me remémorer comment j'ai consciemment écrit ce texte à partir des polaroïds de Perec, pour en savoir plus, il me faudrait encore accéder aux mécanismes d'écriture mis en oeuvre à mon insu.
 Comment? En narcotisant (selon l'expresion d'Umberto Eco dans Lector in fabula ) ce que je sais de l'élaboration et en m'efforçant de percevoir ce qui s'offre à un regard non averti.
Mais c'est une autre histoire, celle d'un comment je "me" (re)lis...


[1] J'avais déjà utilisé cette expression dans une nouvelle "Les réverbères de Coriolis", parue in revue TEM, Texte en main n° 10/11, où l'on pouvait lire cette phrase : "Ce sera l'année dernière (...). Car là où tu vas, je ne suis plus et, là où je vais tu ne m'as pas déjà accompagnée. (...) Parce qu'à vrai dire, quand pour toi ce sera hier, pour moi c'était demain.", p. 161.