"Ce sera hier : échos des choses" de Claudette Oriol-Boyer (in Revue TEM, Texte en Main, n°12)
Claudette Oriol-Boyer
Revue TEM, Texte en Main, n°12
Ce sera hier : échos des choses
L'oeil, à bord, aura glissé sur la mer grise d'un lent mouvement de gauche à droite. Les nacrures auront été des hasards d'éclairs dont les marbrures fugitives auront lui. Trois nostalgies l'une de ce qui n'aura pas encore eu lieu, l'autre de John Ferguson, la troisième de ce qu'on n'aura pas encore dit, auront mené à une première tentative de fuite, retenue par les vantaux de métal noir veiné, et qu'un simple geste n'aura pas suffi à faire coulisser. La mer grise, alors, aura laissé place à un paquet de containers que trois tapis aux couleurs éteintes auront recouverts partiellement.
Ç'aura été, sur les clichés, une mémoire prospective, de la longueur exacte de l'instant, au large d'images que l'on aura forcées à parler. A gauche, dans une sorte d'alcôve, un vieux chant, dans la brume du soir affalée, aura été lancé par deux voix grecques lovées là où les piles auront été entassées pêle-mêle. Par-dessus le vieil air, un palan balancé, aura occupé tout l'espace sonore. Au-delà d'une fabuleuse caisse damasquinée, sur trois tapis de prière en soie, ancrés au sol par trois paires de genoux, trois fois dix doigt et trois têtes psalmodiantes, un autre vieux chant, croisant le premier, recouvert parfois de voix aux tons clairs, aura conduit à de petites mémoires mobiles et bruissantes, surgies comme au pied levé, flanquées de pénombres d'églises, mémoires moirées, trois fois germées puis emportées, abolies par d'autres voix : celle qui éclate jaspée comme une agate avec des duretés de pierre, celle qui se nasalise sensuelle, celle qui fond comme un bonbon, celle qui s'évade, cendre sur la mer de jade, celle qui s'enroule en voluptueuses volutes nacrées, celle qui monte en fausset, celle qui coupe, celle qui est cristal, celle qui a les inflexions de l'enfance ovale. Plus loin, après une pile bien ordonnée, des papotages, des babillages, des cabotinages auront fait résonner des mots frais ou impudiques à côté d'êtres qui fredonnent un vieil air dont on n'aura perçu que quelques bribes effilochées qu'auront vite emportées le vent et la froissure des chaussures dans leur perpétuel et nostalgique défilé. Des semblants de fenêtres où miroitent en trompe-l'oeil, des rideaux blancs et bruns, on aura entendu monter quelques palabres, un cri de recul, un bout de ritournelle. Un ordre de se taire, crescendo, bien timbré, sans pitié, peu coutumier, aura été accompagné d'un accueil indiscipliné. Une femme aura emporté des trombones, des cahiers pour écrire, un bloc-notes. Puis, au-delà d'une autre pile, superposé à un antique poème grec envoûtant proféré à voix basse, surmonté peu à peu par des accords de blues emplis de pauses, de nuages, de glas, d'aubes longues, de "toujours" de "jamais" décadents, le fabuleux miroitement de la mer, en quête d'échos séculaires, aura amené encore la tentation de fuir.
Avec la brume, tout aura été âcre, fade, saumâtre sous un univers de senteurs un peu épicées, aux touches parcimonieusement et presque subrepticement posées, au milieu desquelles auront surpris quelques exceptions plus sucrées, l'orange surgie au hasard d'un voisin, quelques agrumes gâtés récupérés parmi les épluchures. En plein repas cependant, les fragrances flottant au-dessus des flots, auront rendu les promesses un peu moins tristes, loin des parfums perdus des roses. Ç'aura été espèces d'espoirs. A bord, certes, les passagères odeurs. striées d'épices lumineuses - le fenugrec, l'anis sec, la mimétique anthyllide vulnéraire, la mélasse filasse mêlée à la cannelle, les vagues effluves de cardamome noire - et les lents arômes de l'ombre grâce auxquels auront brillé en échos les mots et les choses, les émois oubliés, l'ambroisie lourde et riche, le santal tapageur, le cuir assoupli, auront été havres de mémoires mères, îles de bonheurs passés et futurs.
A la première porte des souvenirs, on aura savouré la coriandre, sur le plancher couvert d'assiettes claires. Des harengs en auront occupé le fond. Un jour, de chaque côté d'une assiette, deux ménagères adroites et fortes auront dû contenir quelque homme ivre inlassablement épris de rhum, tenu un peu à l'écart, avec ses pots de vins et d'alcools de pacotille. Une autre fois, un vieille femme pleine de mémoire et de peine, devant deux filets d'anchois à la dérive, aura fantasmé à leur place des carpes aux douceurs de soie exquise, finement grillées par des chefs aux coiffes fabuleuses. Chaque mémoire ainsi entrouverte, ouvrant sur d'autres festins, aura évoqué des soupes trempées, des mets raffinés servis dans des bols de Chine, de grandes bouilloires orientales, des prières du soir étranglées, d'ivresses qui rendent fous, des flacons, de grosses tranches ornées, des oranges. La mer ambrée aura été comme tendue d'indienne, même si les lits, eux, n'auront été que paillasses entassées. La grande table rêvée, ceinturée par la surface égale de la mer rouge cuivré, aura évoqué des chandeliers d'argent balancés dans le jour des soirs gris très pâle, en un mouvement pendulaire, devant le rose et le vert du ciel, à la place des caissettes aux lettres empilées, lues et relues. Plus tard, en plein délire, il y aura eu des bouffées de chagrin bien naturelles. Aux fenêtres, les rides de l'eau auront suggéré des tringles de cuivre, des doubles rideaux gris, en nuages épais, à moitié tirés. Dans la pénombre, les saveurs auront été perçues encore plus clairement. Dans le clair-obscur, au-dessus du lit préparé pour la nuit, entre deux élans de peine, l'étonnant reflet noir et blanc, maladroit et oblong, d'un oiseau en plein vol, aura surpris par son imperfection formelle.
La seconde porte aura conduit vers d'autres appeaux pour la mémoire. Bien sûr, d'abord, les tissus auront livré leurs bigarrures, avec, ça et là, dans la succession de leurs structures proches, quelques rêves de luxures grâce à des textures de remplacement : une serge d'antan contre une mousseline impalpable, une soie gorge de pigeon fondante à la place d'une veste de bure prurigineuse, le grain d'une chair nue et pulpeuse sous un raccommodage cruel, la fourrure lustrée et câline d'un renard venu de France à la place d'une écharpe de mauvais coton rêche comme du crin - imaginées contre la peau, en contacts passagers. Un peu à gauche peut-être et légèrement en biais, une longue femme au port de reine aura offert aux effleurements son teint de buvard incarnat. Des corbeilles douces, de longs plumiers, des pots ronds de toutes sortes auront suscité des caresses très bonnes contre les affreuses angoisses réveillées. Un container de verre aura servi de tabouret. Des doigts ronds auront palpé étuis et carnavalesques caravanes de mains emplies de cigarettes brûlantes. Des chevelures seront déployées lentement dans la brume, malaxées, orientées, organisées pour jouir, câlines, du vent qui les aura fait vibrer. De chaque côté des câbles, se faisant face, des treuils, des courroies, des cordes usées. Vers la gauche encore, avec de longues rainures, un câble froid aura entamé parfois la chair à vif. Un treuil coupant comme du verre aura amené souvent des blessures obliques sur les doigts qui l'auront agrippé. Un troisième câble, plus petit encore, aura supporté un palan désuet et un cric qui auront plus d'une fois fait crier un mousse estropié. Tout au fond, il y aura eu un container tendu de velours outremer, au grain doux de toutes les douceurs. Un trépied de bois peint, presque au centre du pont, aura porté une mappemonde de maillechort et de carton bouilli, naïvement illustrée, faussement ancienne. Ainsi, derrière les peaux, à demi masquées par des tissus que l'humidité pénètre, les images, futures et passées, pâtures et fusées escaladant les brouillards, seront-elles nées au long des pas qui auront fait le tour du bateau.
Cette vie aura été difficile et complexe. Toutes les obligations, tous les problèmes qu'implique la vie matérielle auront réclamé des solutions nouvelles. Des drames sans ménagements se seront reproduits chaque matin. On aura dû implorer, chaque fois, pour goûter le vin, l'huile, le sucre. Il n'y aura pas eu de cuisine vaste et claire, avec des carreaux bleus armoriés, des assiettes de faïence décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, des placards partout, de belles tables d'acajou au centre, des tabourets, des bancs. Il n'aura pas été agréable de venir s'asseoir par terre, chaque matin, sans eau pour la toilette, sans avoir pu se déshabiller. Il n'y aura pas eu, sur l'absence de table, de gros beurriers de grès, de pots de marmelade, de miel, de toasts, de pamplemousses coupés en deux. Il aura toujours été trop tôt ou trop tard. Ç'aura été le début et la fin de longues journées sans paix,
Ainsi parfois auront-ils dû boucher leur nez pour découvrir d'autres manières de respirer. Ils auront inhalé des cigarettes. Ils auront tenté de sortir des cales nauséabondes. Le travail n'aura même pas pu les retenir quelques heures loin des effluves chagrines. Ils auront respiré longuement le moindre aliment, même chiche et maussade, sans mauvaise humeur. Ils auront cependant réussi à humer le café, dans des tasses, avant de tenter encore quelques pas lentement.
Ç'aura apparemment été rarement le silence mais la cacophonie aura été comme un fond sonore. Ils s'en seront peu occupés : ils y auront vécu. Ce fond sonore ambiant aura été fait acquis, donnée initiale, état de nature. Leur vigilance aura été ailleurs : dans la lecture d'un unique livre, dans un texte en cours d'écriture, dans une langue étrangère qu'ils auront tenté à la fois de mimer et de traduire, dans des échos ligne après ligne noués. Ils ne se seront pas chamaillés longtemps ; ils auront été confinés, privés de bruit et de silence, tout ensemble.
Là, il leur aura semblé qu'une vie entière aura coulé, sur la mer offerte, sans rivages, si parfaitement la même qu'ils auront fini par la croire, pour un temps, l'unique mémoire des choses enfouies en ses ondes concentriques. Mais ne s'y seront pas sentis prisonniers ceux qui auront su trouver l'aventure parmi les mots. Nul autre projet n'aura pu mieux accompagner leur trajet. Grâce à lui, ceux-là auront pu reconnaître l'inconnu de leur coeur, leur âme, leur vie. Moyens et désirs de vivre se seront rencontrés en tout point dans ces repérages à perte de parole. Certains auront même pu découvrir le bonheur en quelque instant de vie commune[i].
[i] Ce texte est une tentative de traduction mimétique du premier chapitre des Choses, de Perec