Claudette Oriol-Boyer
 
LES ESCALIERS DE CHAMBORD
de Pascal Quignard
ROMAN D'APPRENTISSAGE DE LA LECTURE ET DE L'ECRITURE
 
 
in "Pascal Quignard, figures d’un lettré" Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle (août 2004), Ed.Galilée, nov. 2005.
 
Pascal Quignard est né le 23 avril 1948 à Verneuil-sur-Avre dans l'Eure, dans une famille de grammairiens et de musiciens.
Il fait une licence de philosophie, et publie en 1969 son premier livre (L'être du balbutiement  Mercure de France). Il devient lecteur chez Gallimard, puis membre du comité de lecture, puis secrétaire général pour le développement éditorial. Il quitte la maison en 1994.
Il écrit des essais, des romans, des contes, des opéras. Il vit à Paris et près de Sens où il possède trois petites maisons (dont une pour jouer de la musique)[1].
Son quatrième roman, Les Escaliers de Chambord  paraît en 1989, après Carus  (1979), Les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia (1984), Le Salon Wurtemberg  (1986) et avant Tous les matins du monde  (1991) et L'Occupation américaine  (1994).
Citons également parmi ses productions les essais suivants : Petits traités (1990), Le Nom sur le bout de la langue (1993) dont on verra qu'il éclaire Les Escaliers de Chambord, Le Sexe et l'effroi (1994), Rhétorique spéculative (1995), La Haine de la musique (1995), Vie secrète (1998)
 
Le titre de ce colloque Le roman d'apprentissage m'a incitée à relire Les Escaliers de Chambord, paru chez Gallimard.
 
La première lecture, effectuée il y a quelques années, m'avait laissé le souvenir d'un malaise persistant, dû au sentiment de ne pas réussir à distinguer, dans le foisonnement du récit, les éléments porteurs de sens pour l'interprétation (les indices au sens donné par Barthes à ce terme), des éléments secondaires présents seulement pour accréditer l'univers fictionnel ( les informants selon Barthes). Mon désarroi était encore accru par le fait que le personnage principal, auquel en tant que lecteur j'étais tentée de m'identifier, éprouvait lui-même un malaise, proche du mien, lorsqu'il essayait, mais en vain, de comprendre le sens et la portée des événements de sa propre vie Ainsi, tout comme Édouard Furfooz à la recherche d'un secret ou plutôt d'un nom oublié qu'il avait sur le bout de la langue et qui lui donnerait la clé de ses actes, la lectrice que j'étais avait toujours l'impression qu'elle allait pouvoir, avant le personnage, découvrir dans le texte, grâce à une interprétation intelligente de certains indices (un peu comme dans un roman policier), l'objet de la quête, la solution de l'énigme. Oui, le foisonnement du texte était là, pensait-elle, pour temporairement masquer la solution mais également pour peu à peu permettre sa découverte par le lecteur avant le personnage-enquêteur. Oui, elle en était presque certaine, le romancier allait faire ce cadeau à son lecteur. Mais, elle avait beau élaborer des hypothèses interprétatives, mettre en place des cohérences provisoires (des cohérescences),  aucune ne se confirmaient au fil des pages, ni au bout de cent pages ni même au bout de deux cents pages. Elle était bien près parfois de renoncer, c'est-à-dire d'aller directement lire la fin ou, pire, de refermer le livre avant de l'avoir terminé.
J'en étais là quand Georges-Emmanuel Clancier qui venait de lire ce roman, me recommanda de, surtout, ne pas me décourager car, à la fin du livre, m'attendait une révélation qui me plairait. Il ne m'en dirait pas plus pour ne pas gâter la surprise.
C'est ainsi que la "surprise" s'offrit enfin un jour à moi, à partir de la page 309, dans la beauté d'un "coup d'écriture" qui donnait la clé de voûte de tout l'édifice : dans le même temps, le personnage découvrait enfin comment lire sa vie et le lecteur comment lire le livre.        
Le cadeau du romancier était un peu différent de celui que j'avais imaginé : en me donnant à la fin la clé de lecture, il me donnait la possibilité de relire, en m'intéressant, sur un plan psychologique et psychanalytique, à la manière dont le personnage retrouvait le souvenir d'un épisode refoulé de sa conscience mais surtout, sur un plan scriptural, à la manière dont le texte avait été écrit et construit. Pour moi qui cherche toujours à lire pour apprendre à écrire, c'était cela le vrai cadeau.
Je me promis alors d'opérer une relecture de tout le roman afin de découvrir la nature indicielle des éléments qui n'avaient pas retenu mon attention au cours de la première lecture.
Le colloque de Cerisy sur Le roman d'apprentissage m'a paru tout indiqué pour mettre ce projet à exécution. Nous allons donc maintenant étudier en quoi Les Escaliers de Chambord  constitue un roman d'apprentissage, dans un premier temps, pour le personnage qui apprend à se connaître, dans un deuxième temps, pour le lecteur qui, en le relisant, peut apprendre à lire et à écrire en compagnie de Pascal Quignard.
En faisant ainsi partager un peu de mon expérience de (re)lecture, je souhaite surtout donner à d'autres l'envie de lire (et jusqu'au bout) un roman qui m'a passionnée.
 
 
LE roman d'apprentissage d'Édouard furfooz
 
Voici comment est présenté le roman sur la quatrième page de couverture :
« De nos jours, à Anvers, à Paris, à Londres, à Rome. Un homme a la passion des choses minuscules. Il a quarante-six ans. Il s'appelle Édouard Furfooz. Il a monté en Europe un réseau de petites boutiques de luxe où il vend des objets miniatures, des poupées, des dessus de tabatière, des jouets anciens.
Tout à coup, au cœur du printemps, un souvenir parasite sa vie. Il a beau multiplier les voyages : dans les hôtels, dans les aéroports, dans les gares le fantôme d'une petite fille le talonne. Il rompt impatiemment avec la femme qu'il aime. Il retrouve la vieille tante qui l'a élevé autrefois et l'installe dans une petite maison située dans la réserve du parc de Chambord, en organise le jardin. Rien n'y fait. Il crée une boutique à New York. Il tombe amoureux d'une jeune femme d'une grande beauté, Laurence. Il engage une lutte à mort avec un ancien ami, homme d'affaires à moitié japonais et à moitié sicilien, Matteo Frire.
Lentement le bonheur gagne sur la peur. Le mystère se fait plus pressant, plus inaccessible. Il revoit la paire de chaussures montantes jaunes, le lacet défait. »
 
Édouard, construction d'un personnage énigmatique
 
Edouard Furfooz est à la recherche du sens de sa vie.
On apprend à le connaître par l'intermédiaire
- de son métier : il collectionne des objets appartenant à l'enfance
« Il était un capitaine de corvette qui couvrait le nord de l'Europe pour tout ce que de petites mains d'enfants devenus des cadavres avaient tenu. » (p.23)
 - de ses goûts très hétérogènes :
« Il aimait les enfants, les fleurs coupées, le soleil, le nom amer des bières obscures, les vêtements chauds, les peintures sur bouton et les petites voitures. » (p. 13)
- de ses relations amoureuses et professionnelles :
« Il laissa Francesca dans son sommeil. Il appela New-YorK où il avait le dessein d'acquérir une boutique. » (p.10)
- de ses paroles souvent tranchantes et à l'impératif :
« Vendez, Pierre. » « Vous dites à Frank d'acheter. Cessez de m'appeler Monsieur. » « Laissez tomber. » (p.19)
- du regard qu'il porte sur les autres en particulier sur les nombreuses femmes avec qui il entretient des relations amoureuses :
« Laura (...) avait vingt ans. Elle était très belle. Elle portait une jupe de lin vert d'eau qui, dans le contre-jour de la boutique, paraissait comme une jupe de fée – une jupe de fougère vaguement transparente. Il aimait les êtres de songe, les fantômes, les fées. » (p.15)
- du regard que les femmes portent sur lui :
« Elle [Francesca] était sans cesse irritée de l'impossibilité où il [Édouard] était de rester en place plus de deux ou trois heures dans le même lieu. Elle méprisait la manie qu'il avait de s'entourer d'une multitude d'objets plus minuscules les uns que les autres. Elle se dit que peut-être il n'aimait pas les femmes, que peut-être il n'aimait pas les êtres vivants. Il n'aimait que les petits objets mécaniques. Il n'aimait que les trains, les avions, les voitures. » (p.16)
 
Ce premier chapitre est à l'image de la suite : on présente les caractéristiques du personnage sans les expliquer, comme on les constate dans la vie réelle chez quelqu'un dont on ne connaît pas l'histoire.
 
Une composition musicale
 
Durant trois cents pages en effet, Édouard est défini non par son histoire mais par son rapport avec un certain nombre de motifs obsédants qui scandent sa vie et le texte. On pourrait dire que le personnage d'Édouard est composé comme un morceau de musique.
 Parmi ces motifs citons, en vrac, celui de la fougère, des taillis, de l'enfance, des cheveux, du sommeil et du soleil, du miel, de la mer, de la noyade de Hugues, du silence, de l'eau, du mouillé, de l'ADN, de la double spirale des escaliers de Chambord, des mains, des fleurs.
Le personnage n'a pas d'unité. Ce qui le caractérise est une quête, celle d'un élément manquant au puzzle de sa vie.
 
L'accumulation et le manque
 
 Le sentiment de vide, de manque caractérise Édouard dès les premières pages[2]  :
« C'était une solitude sans nom à l'intérieur de sa tête, dans le volume même de son corps. Du vide appelant du vide. Toujours cherchant quelque chose d'égaré, ailleurs, autre part, dans un autre monde, dans un temps plus ancien. Toujours appelé dans cette autre part du monde. Avec toujours en lui – jusqu'à la stupeur – comme un nom propre sur le bout de la langue, quelque chose d'extrêmement important qu'il avait oublié, qu'il recherchait sans cesse, sans répit, où que ce fût, dans tous les lieux qui fussent au monde et dont la carence était en lui comme la culpabilité de chaque instant. » (p.26)
 
La recherche de quelque chose
 
Edouard finit par incarner la quête à l'état pur comme si l'impossibilité de nommer l'objet de celle-ci la suspendait indéfiniment :
« Il aimait les énigmes qui demeurent perpétuellement vaines. Il cherchait et il était heureux. » (p.52)
« Il ne savait pas ce qu'il cherchait et c'est pourquoi il le cherchait. Et il savait qu'il cherchait. Il était toujours celui qui cherchait éperdument quelque chose dans les taillis, dans les greniers, dans les salles de vente ou d'adjudication. » (p.63)
 
Le lent retour d'images perdues
 
Cette recherche ressemble beaucoup à une psychanalyse visant la remémoration d'un passé oublié qui semble grever le présent.
Plusieurs éléments (objets, couleurs, sensations tactiles) fonctionnent comme la petite madeleine de Proust et contribuent à la lente émergence de souvenirs d'abord très vagues puis de plus en plus précis.
 
L'épisode de la petite barrette bleue
En témoigne ce premier passage clé où apparaît le thème qui deviendra obsédant de la petite barrette bleue, avec le même bouleversement affectif que chez Proust :
«  Il manqua marcher sur une petite barrette d'enfant bleue, en plastique, représentant une grenouille. Il resta interdit. Il se retourna brusquement ayant la fugace impression qu'on l'avait suivi. D'ailleurs sans cesse il avait l'impression confuse que quelqu'un le recherchait. Il avait toujours envie de hâter le pas, d'aller ailleurs, de semer ce suiveur imaginaire. Il n'y avait personne. Il s'agenouilla. Comme cette petite barrette d'enfant le bouleversait, il approcha sa main, sans qu'il la saisît. (..) Il sentit qu'une espèce de secret absolu était à deux pas de lui. » (p.38)
 
«  Le désir impulsif de la prendre, la jubilation qu'il avait ressentie à la découvrir, à l'isoler par le regard parmi les déchets, parmi les plumes de mouettes, les bidons d'huile, les excréments, les ceps et les pelures de fruits, à se pencher sur elle et à s'en saisir lui étaient incompréhensibles. La petite barrette bleue d'enfant, ce n'était pas un objet de collection. C'était le premier objet de ce monde qui était incompréhensible aux yeux Édouard Furfooz. » (p.39-40)
Cet épisode de la barrette bleue est le premier maillon d'une chaîne de souvenirs qui font peu à peu surface dans la mémoire de Furfooz au hasard de sa vie et de ses rencontres
 
Le souvenir d'une petite fille
C'est dans le grand escalier de Chambord qu'il se la rappelle d'abord :
« Il se remémorait seulement le grand escalier central, blanc, gigantesque s'élevant au centre du donjon. Il courait avec les autres enfants. Ils criaient de joie en montant. Ils avaient fait aussi, hélas, pour préparer cette visite, une dictée interminable sur ces escaliers interminables. (...) La dictée s'intitulait "Les Degrés prodiges". (...) La dictée décrivait avec beaucoup de pédantisme et de nombreux termes techniques à l'orthographe impossible les deux montées conçues jadis par Léonard de Vinci autour du vide central, vertigineux – entre les fenêtres découpées où ses condisciples, une petite fille et lui-même se penchaient en criant et se montraient du doigt – et qui superposaient leur révolution de telle sorte qu'on ne cessait de voir l'autre sans le rencontrer jamais. On était pourtant sans cesse face à face, excité, impatient. La petite condisciple de cinq ou six ans et lui-même criaient, hurlaient devant ce miracle : sans cesse on montait seul. Sans cesse on descendait seul. Sans cesse on était abandonné de celui qu'on avait sous les yeux. » (p. 50-51)
Peu à peu, le souvenir se précise. Ainsi surgissent successivement de l'oubli la natte noire, la robe bleue, les chaussures montantes jaunes, les yeux qui se plissent, la sensation de la main poisseuse, le jardin du Luxembourg traversé avec elle, la vision de dos tandis qu'elle joue du piano, le sommeil feint :
« Il vit peu à peu au fond de lui-même la natte d'enfant à laquelle la petite barrette bleue était fixée.(...) Elle était au piano. Elle avait de grosses chaussettes jaune bouton-d'or. Ses pieds ne touchaient pas le plancher. Elle ne portait pas d'escarpins mais des chaussures montantes de garçon, en cuir jaune.(...)  » (p.80-81)
 «  Une petite fille qui portait une robe bleue. Une robe bleue devant un piano pourpre.(...) Cette petite fille, le dos de cette petite fille pleuraient. C'étaient d'immenses sanglots. » (p.241)
« Elle mangeait une tartine couverte de miel noir, qui avait l'odeur des acacias. Ses doigts collaient les pages.(...) » (p.265)
Grâce à cette remémoration sensorielle, toute femme peut rappeler à Édouard la petite fille.
Ainsi tante Ottilia, assise près de son neveu, en faisant claquer brusquement le fermoir de l'étui à cigarettes, suscite le souvenir de "la détonation de la règle de fer d'un maître d'école frappant violemment le bureau de bois".
« Étrange souvenir qui le fit tressaillir à contretemps et l'égara brusquement dans le silence. Ils étaient deux en classe de douzième ou de onzième, dans une salle de l'école de la rue Michelet près du jardin du Luxembourg. Tante Otti était tout à coup le double d'une minuscule et ancienne camarade de jeux. (...)  Il y avait tout à coup une petite fille de cinq ou six ans qui venait de s'asseoir à côté de lui. » (p.120). 
Tout comme Ottilia, Adriana, la petite fille de Roza, peut d'un simple contact avec sa main faire revivre la petite condisciple :
« En se saisissant de la main d'Adriana, il se saisissait d'une autre main. La main de la petite condisciple de la rue Michelet – de la petite enfant à la barrette en jade bleue (...)
Il eut le nom, son nom sur le bout des lèvres. C'était – il le sentit alors de cette façon au fond de lui-même – la seule femme qu'il eût aimée. Il tuerait encore pour elle, sur-le-champ, si sa vie était en cause. C'était un nom de fleur. » (p.297)
 
Ce lent retour à la mémoire d'images concernant la petite fille laisse dans une zone d'ombre son nom comme suspendu sur le bout de la langue ou des lèvres.
 
 
Le nom sur le bout de la langue
 
C'est en fait la quête de ce nom, signifiant perdu, qui finit par dominer la vie d'Édouard bien malgré lui : « On voudrait tant aimer les êtres, les corps des êtres, et les corps des êtres vous demandent des mots. Et moi qui n'aime que les choses ! » (p.71)
Tout au long du roman il a ce nom "sur le bout de la langue". Tout ce qu'il croit savoir c'est que ce nom est en relation avec une fleur :  
« Il songea brusquement au nom d'une fleur (...) Il était las d'attendre. Il lui semblait qu'il venait de quitter une petite fille, ou une fleur, ou le nom d'une fleur. Il ne parvenait pas à remettre la main sur ces pétales, sur ces syllabes. » (p.112)
« Il était auprès de la petite fille qu'il avait aimée et qui n'avait pas de visage et qui était sans nom.(...) La petite fille riait dans une joie, une lumière, une spontanéité sans nom.(...) » (p.265)
Aussi perdu qu'Édouard, le lecteur assiste à un corps à corps de celui-ci avec la langage, avec l'épaisseur des signifiants, en particulier avec les prénoms féminins Laurence, Laura, Florence :
« Il murmurait le nom de Laurence (...) Il ressentait physiquement que les deux syllabes de ce nom venaient de bouleverser le monde. » (p.63-64)
Mais le nom perdu n'est pas retrouvé pour autant : il ne fait qu'affleurer avec toute sa charge affective :
« – Laurence
Il ne se laissait pas du plaisir qu'il éprouvait à prononcer ce nom neuf. (...) Édouard songeait à ces mues miraculeuses que connaissent les prénoms selon les êtres qui les portent (...). Ce prénom aimé tout neuf, tout naissant dans sa bouche, était comme ce château inhabité que sa tante Ottilia voulait rejoindre : la vie tout à coup pouvait surgir. Elle pouvait d'un squelette de lettres et de syllabes faire naître tout à coup une chair respirante et douce dont l'attrait était sur-le-champ absolu. Édouard chercha une à une – comme un homme pieux jadis étreignait les grains de buis de son chapelet – les Laure, les Laura, les Laurence qu'il avait connues. Il égrena peu de grains sonores. Et il lui sembla qu'il oubliait un nom." (p.75-76)
Le savoir intellectuel n'est d'aucune utilité pour retrouver ce monde d'avant la nomination :
« Il avait retrouvé la lumière qui habitait ce prénom et presque son odeur. (...) Ce nom de Laurence lui paraissait le seul nom de l'univers qui fût inoubliable et, dans le même temps, quelque effort qu'il fît pour se fondre dans le nom de Laurence, l'impression et la gêne initiales persistaient qu'un autre nom, toujours un autre nom se dérobait à lui. Il lui semblait qu'il errait à la recherche d'une poussière sonore peu intelligible qui s'était égarée en lui. » (p.77)
Avec les femmes, Edouard demeure souvent dans la fascination :   
« Il regarda la jeune Florence. Il retourna machinalement en lui les lettres qui composaient ce prénom comme s'il présentait un attrait inexplicable. » (p.137)
« Il répéta les noms de Florence et de Rome. Ce n'était pas la beauté qui animait ses débauches de courses à pied, de voyages, de kilomètres, de commandes, de collections. Ce n'était qu'une quête sans nom, même pas de débris de pain. Peut-être, au fond de la bouche, à l'égal d'un goût ou d'une faim imprécis qui persistent et ne trouvent pas à s'assouvir, la nostalgie de prononcer un nom perdu. C'était peut-être cela, la beauté.» (p.185
Tout se passe comme si chaque nom propre en tant que signe doté d'un signifiant et d'un signifié vide, donc disponible[3], recevait comme signifié un autre nom propre.
Entraîné dans une (en)quête, tout comme Edouard Furfooz, le lecteur en difficulté a souvent l'impression que la solution est peut-être évidente, qu'il va la trouver en lisant mieux, de plus près, qu'elle lui crève peut-être déjà les yeux :
« Il poussa vivement les feuilles posées sur la tablette. Une vague anxiété s'était saisie de lui, une irritation sans motif comme s'il ne voulait pas voir quelque chose qui crevait les yeux. Comme si une paresse débandait tous ses muscles et l'empêchait de concentrer son attention sur une évidence. » (p.309)
 Mais, tout comme Edouard, le lecteur devra attendre les dernières pages pour que lui soient révélés le nom perdu et le souvenir tragique qui lui est rattaché, pour que lui soit donnée la possibilité de mieux (re)lire ce texte de mieux relier ses éléments.
 
 
Le dénouement : la révélation du nom :
 
Le moment est venu de donner le mot de la fin. Nous citerons longuement les deux passages car ils donnent au lecteur les moyens de lire autrement, d'une manière éclairée, ce qu'il a lu une première fois en aveugle :
« Dans l'avion qui le ramenait de New-York à Paris il griffonna durant des heures, des comptes. (...) Sa pensée erra vers Francesca dans la petite maison de la route d'Impruneta, vers Laurence, vers tante Otti et vers Roza toujours plus ou moins ivre, et vers la petite Adri écrivant dans le vide.(…) Il poussa vivement les feuilles posées sur la tablette.(...)
Sur une feuille de papier, au milieu des colonnette de chiffres, il notait ces noms qu'il évoquait : Francesca, Laurence...(…)
Il regarda les noms qu'il avait notés machinalement, les prénoms des femmes dont il s'était dépris depuis à peine un an. Ses coups de passion étaient devenus de plus en plus instables et moins durables. La liste n'était pas infinie, perdue entre les branchages et les chiffres :
Francesca
Laurence
Ottilia
Roza
Adriana
Il était en train d'hésiter sur ce dernier prénom. Il aurait mieux valu noter Alexandra. Et à ce moment-là, subitement, alors qu'il tergiversait entre ces deux prénoms, il songea que c'était la même lettre initiale, la même voyelle initiale et que cela ne changeait rien. Tout à coup – mais avec lenteur et, au rebours d'une émotion intense, presque dans l'indifférence – il lut verticalement les lettres initiales de ces noms. Il rougit lentement. Il sut. Il retrouva les traits de son visage vivant en retrouvant son nom. Elle s'appelait Flora Dedheim. Ils allaient ensemble à l'école de la rue Michelet. Ils s'aimaient.(…)
Il se souvenait de tout et peu importait qu'il se souvînt. Sa vie n'avait été qu'un rébus. (...). » (p.309)
 
La conséquence ne se fait pas attendre : Édouard se sent libre. Témoin ce dialogue avec Laurence :
« – Je suis heureux. Je deviens peu à peu libre. J'ai cessé d'être l'otage d'un nom que j'ai aimé.
– On se verra quand même?
– On se verra quand même. Mais enfin on ne s'aimera plus. Etre captif ne m'obsède plus. Je préfère le bonheur.
– Monsieur le marchand de petites voitures deviendrait-il sage? dit Laurence.
– Et toi? dit-il en lui montrant le jardin?
– C'est vrai. » (p.315)
 
 
Le dénouement : le souvenir de la tragédie
 
Plus rien ne s'oppose à ce que l'épisode tragique lié à Flora revienne à la conscience. Édouard retrouve la mémoire au cours d'une longue nuit passée au bord d'un canal :
« Le professeur appelait, hurlait :
– Remontez, les enfants ! Remontez vite ! (...)
Mais soudain le maître avait tendu le doigt, repoussa autour de lui les enfants avec un regard épouvanté. Il montrait un petit corps qui hurlait encore. Un enfant tout blanc dans l'eau gesticulait, tombait sans cesse. Le petit corps blanc se relevait, une vague l'écrasait. Édouard Furfooz, huit ans, se tenait, pétrifié, auprès du maître. Il souriait, il contemplait : c'était Flora. Cruellement la mer jouait avec son petit corps à peu près nu, son slip rose, sa natte noire trempée sous leurs yeux, soixante mètres plus bas, comme un jouet. Il s'élança. (...)
Édouard arriva à vive allure vers elle, glissa, tomba sur elle qui se contorsionnait, s'accrocha à elle. Il sentit que le corps de la petite fille était mou. Il cria :
– Flora, ne fais pas semblant de dormir. Tu ne dors pas. Tu ne dors pas.
Elle fut de nouveau entraînée dans le ressac. Il était à quatre pattes. Il l'attrapa par les cheveux, tira, tira sur la natte, parvint à se mettre debout tout en tirant toujours sur la natte, fut renversé de nouveau par une vague colossale. Il étouffait. (...) Une nouvelle vague déferlante le submergea alors. Il perdit connaissance.
Il se réveilla près de la roue de l'autocar, enveloppé dans la veste du maître, le maître appuyant sur sa poitrine, la bouche du maître pesant sur sa bouche. Le maître dit :
– Il vit.
Il sentit qu'une main s'acharnait sur les doigts de sa main. Qu'un à un on soulevait les doigts avec force. Sa main s'ouvrit. Il vit qu'on en extirpait alors des bouts de cheveux noirs et une barrette bleue à laquelle des fragments de cheveux étaient demeurés accrochés. Il ressentit une douleur, un abandon inimaginables. Comme si tout l'océan se retirait de son corps en une seule vague, il s'évanouit de nouveau. » (p.319-321)
 
La quête rencontre enfin son objet : l'accès à la mémoire de ce que l'on a vécu, de tout ce que l'on a vécu, y compris la douleur, car le présent se construit avec ou contre tout cela :
Il retourna à Anvers. Il fut hospitalisé durant cinq mois. Il recouvra l'usage de la parole. Il n'avait plus le souvenir de rien. » (p.321)
 
Édouard est maintenant capable d'accepter ce qu'il a vécu et de vivre de manière autonome en acceptant et même en appréciant la solitude :
« L'amour se désintéressait peu à peu en lui. Il aimait être seul. De plus en plus souvent il dînait seul. Il allait rêver dans un café, à la terrasse d'un café sur les rives. Il buvait un whisky. Le goût qui le portait vers les bières s'amoindrit en lui. [...]   Laurence était devenue une amie mais il la voyait peu. Seul, il ne s'ennuyait pas. Seul, il n'avait pas arraché à la mort le seul être qu'il aimait. » (p.325)
 Le texte a donné une leçon de vie à Edouard.
 
 
 
L'apprentissage de la lecture et de l'écriture
 
Mais le texte donne aussi une leçon de lecture à ses lecteurs : le lecteur doit faire comme Édouard et lire verticalement ce qui est écrit pour comprendre ce qui est caché, crypté dans le texte.
Autrement dit, il doit effectuer une lecture translinéaire en rassemblant ce qui se ressemble[4] pour trouver du sens.
Cela signifie qu'au moment où Édouard parvient à la fin de sa quête et de son apprentissage, le lecteur, lui n'est pas au bout de son parcours.
 Les dernières pages lui donnent la possibilité et le devoir de relire le texte s'il veut comprendre comment, à partir de Flora, se constituent architecture, rythmes, connotations fondant la littérarité du texte.
 Il est impossible d'analyser ici dans le détail toute l'écriture du roman.
Nous nous limiterons à quelques exemples et à quelques pistes stimulantes pour des relectures multiples.
 
 
La construction des personnages
 
Le nom de Flora qui réunit, dans son signifiant, la fleur et l'or, est le code qui permet de tout interpréter. Dans le système du texte, elle est l'équivalent général, tout comme l'or dans le système des échanges marchands.
 C'est ainsi que l'on peut interpréter le curieux code secret utilisé par Edouard, dans sa vie professionnelle, avec ses clients :
« « Ils correspondaient avec des fleurs. (...) Sans rien perdre des significations du langage traditionnel, ces bouquets parlaient selon trois codes très condensés : monétaire, hôtelier et horaire. Chaque tulipe signifiait cinq mille dollars (l'unité à partir de cent mille dollars était le glaive des glaïeuls ou bien l'épi des tubéreuses). Neuf tulipes, cela voulait dire que la transaction se situerait aux alentours de quarante cinq mille dollars (...) Les onze petits pieds d'alouette indiquaient l'heure. L'unique oeillet rouge – vieux signe de ralliement qui datait des Révolutionnaires de la France de la fin du XVIIIe siècle – disait par calembour le nom de l'hôtel La France.» (p.17)
Inconsciemment Edouard a construit toute sa vie à partir du prénom de FLORA. Il en prend conscience à l'avant-dernière page du roman :
«  A aucun moment il n'avait commandé à son destin. Il était le jouet de quelques lettres. Il avait été le jouet de ses jouets mêmes. » (p.324)
Flora est la figure féminine qui subsume toutes les autres. On a vu en effet que les différentes femmes avec qui Édouard est en relation (Francesca, Florence, Laurence, Ottilia, Roza, Antonella et Adriana dite Adri) ont toutes un prénom commençant par une des lettres de "Flora".
Mais il y a plus : les lettres et les sons de FLORA permettent de produire d'aiutres mots comme FLOT, RAS, L'EAU, L'OR, LAURA, L'AURA, AURA.
Si on relit le roman dans cette perspective, on s'apercevra que toutes les femmes, y compris Flora, sont reliées à l'eau, l'or, la lumière (l'aura).
Flora la première est le produit de son prénom. Comment ne pas voir par exemple le jeu avec les signifiants FLOT et RAS dans la phrase suivante :
 « (...)il ne se souvenait pas du nom de la petite fille fantôme qui le hantait, de la petite sirène qui l'appelait si souvent à la bordure des flots, sur les rives du passé, parmi les détritus d'intonations éteintes, les plumes des oiseaux, les os blanchis. » (p.265)
Quant à Laurence, la femme qui ressemble le plus à Flora, elle est remarquée par Édouard, dans la rue, à cause d'une sorte d'aura qui lui vient de la lumière qu'elle capte :
« Il avait vu la lumière qui éclaire éternellement la paradis. La lumière du paradis, il connaissait par coeur quelle était sa nature. C'était une couleur qui était si dorée qu'elle était presque blanche, presque du lait, du lait ensoleillé, moutonneux, mais point si vive qu'elle éblouît, presque transparente et douce, faite de cette matière de luminosité si particulière qui, comme elle, n'a pas de source, ne peut pas être éteinte. Le visage de cette femme attrapait cette lumière. » (p.55)
Édouard est transporté par le prénom de Laurence, par "l'or de ce prénom, l'anse d'or par laquelle il tenait le prénom (...)".(On voit ici aussi le jeu sur les sonorités Laurence/anse d'or ).
Laurence est elle aussi liée aux flots :  son frère Hugues, adolescent, s'est noyé, comme Flora, emporté par les flots d'une inondation; comme Édouard elle ne s'en remet pas; comme Flora, elle est tirée hors de l'eau une nuit par Édouard qui la sauve; comme Édouard, elle est ensuite hospitalisée pour une dépression.
Laurence dont on apprend qu'elle aurait aimé être un garçon est en quelque sorte un personnage construit comme une rime narrative pour le personnage d'Édouard et pour celui de Flora. tant elle possède de ressemblances avec chacun d'eux.
Mais la luminosité de Laurence déjà notée lui permet de fonctionner également, dans le texte, en écho avec les escaliers de Chambord :
« Édouard Furfooz était entré dans le grand fût qui est à la base de l'escalier, avait levé la tête et tout en haut (...)avait retrouvé cette espèce de lumière paradisiaque qui baignait très précisément les joues et le ventre de Laurence Guéneau nue dans la lueur nocturne qui venait des fenêtres de sa chambre à coucher. Il existait autour de cette femme une lumière qui n'appartenait qu'à elle. Et ce nimbe qui pelliculait ce corps était proche de cette lumière lointaine, poreuse, blanche et fraîche et même vaguement dorée qui tombait de la grande lanterne en coupole. » (p.76)
Comme Flora, Laurence permet de relier tous les éléments du texte. Mais alors que le rôle déterminant de Flora fonctionne dans l'implicite, celui de Laurence est beaucoup plus apparent. Ainsi peut-on lire lorsqu'elle joue du piano  :
« Elle liait tout. Elle savait qu'elle liait tout. Ses professeurs s'en choquaient (...) Il n'y avait jamais une note laissée à elle-même, détachée, libre.(...) ce legato perpétuel avait quelque chose d'excessif. Édouard lui avait fait la remarque que ce legato s'était peut-être transmis à sa vie même, dans les gestes les plus quotidiens, dans sa façon de manger, dans sa façon d'aimer. Elle liait tout, elle nouait tout, elle notait tout, elle ficelait tout, elle ligotait tout. Et elle s'étranglait. » (.131)
L'exemple de Laurence permet de comprendre le savant travail de construction de chacun des personnages.
 
 
La mise en place de motifs récurrents
 
Flora est aussi à l'origine de certains motifs récurrents d'un personnage à l'autre, d'une scène à l'autre.
Il est impossible de les étudier ou même de tous les mentionner dans l'espace de ce travail.
Nous nous bornerons à souligner la présence insistante de la main, presque à chaque page. La main est en effet déclinée sous toutes ses formes.
Elle peut procurer un grand bonheur :
« l'enfant avait glissé la main dans sa main et il en avait ressenti de la joie. (...) La pluie s'était mise à tomber (…) L'enfant avait de nouveau glissé la main dans la main d'édouard et il ne connaissait rien de plus délicieux que ce bout de chair tiède qui s'insinuait à l'improviste sous ses doigts. » (p.180)
 
« Adri glissa sa main dans la main d'Edouard. C'était une main gluante de confiture et de crème. Edouard serra cette main. Son corps trembla. Ses yeux s'humectèrent.(...) Il reprit la main d'Adriana. En se saisissant de la main d'Adriana, il se saisissait d'une autre main. La main de la petite condisciple de la rue Michelet (...), quand ils se tenaient la main pour entrer en classe, était toujours poisseuse de sucre ou de miel. » (p.296-97
   Mais elle peut aussi évoquer des images tragiques : Edouard est d'Anvers (qui signifie main coupée) et il vit avec le sentiment permanent d'une amputation. L'explication apparaîtra à la fin quand on découvrira qu'il fallut extirper de son poing serré des bouts de cheveux noirs et une barrette bleue qui faisaient corps avec sa main. En les lui arrachant, c'est une partie de lui-même qu'on lui a arrachée.
Comme un leit-motiv, cette main serrée reviendra plusieurs fois scander le texte, y compris sous la forme d'une fougère qui lui ressemble (on ne peut s'empêcher d'entendre fou j'erre ) fougère qui elle-même évoque toute une série d'images associées dérivées comme dans le passage suivant :
« (...) au flanc d'une butée de terre, il y avait une petite fougère. Edouard s'accroupit et dans l'air que déplaça son corps en venant jusqu'à elle, elle inclina vivement sa tige verte elle-même terminée par une minuscule main recroquevillée qui serrait encore son poing minuscule. Une petite main qui serrait ce poing minuscule sur un trésor, sur un secret. Qui résistait encore à l'appel de la lumière si rare du soleil.
Ce petit poing vert de fougère qui serrait le poing ressemblait à la tête d'un violon miniature. Il était comme une main de grenouille (...). Il était comme la patte d'une petite tortue d'eau (...). Il était comme la chair d'un bigorneau qu'on ôte de sa coquille avec une épingle à nourrice durant l'été (...). » (p.81)
 
 La main est sans doute l'élément du corps qui revient le plus souvent dans le roman, associée à la vue et le plus souvent au toucher : les personnages posent très souvent leur main sur celle d'un autre.
On trouve de nombreuses expressions figées comme "mettre la main sur", "mettre sa main à couper", "prendre la main", "poignée de main", tendre la main". Laurence a bien sûr une main sublime (décrite à la page 74).
Même si cela n'est jamais dit, on ne peut oublier que la main est la partie du corps liée à l'écriture instrument de la révélation finale..
Il semble que le lecteur soit alors conduit dans ce roman, au-delà des leçons de vie et de lecture, à une réflexion plus générale sur le rapport au langage.
 
 
 
LE RAPPORT AU LANGAGE
 
D'autres écrits de Pascal Quignard vont pouvoir nourrir cette réflexion.
Il semble en effet indispensable maintenant de nous reporter à un autre ouvrage de Pascal Quignard, publié en 1993, chez P.O.L et intitulé Le nom sur le bout de la langue. Il est composé d'un avertissement, d'un conte intitulé Le Nom sur le bout de la langue, et d'un essai intitulé Petit traité sur Méduse.
Dans l'avertissement, l'auteur mentionne une scène qui eut lieu au cours d'un repas et qui est à l'origine de son livre  :
« Je racontai le rudiment d'un conte dans lequel la défaillance du langage était la source le l'action. Ce motif me paraissait le destiner, mieux que toute autre légende, à la musique. Les musiciens, comme les enfants, comme les écrivains, sont les habitants de ce défaut. Les enfants séjournent durant au moins sept années dans cette défaillance que le mot même d'enfance signifie. Les musiciens chechent à s'en libérer dans le chant. Les écrivains s'y fixent à jamais dans l'épouvante. Un écrivain se définit d'ailleurs simplement par ce stupor dans la langue qui conduit au surplus la plupart d'entre eux à être des interdits de l'oral. » (p.7 et 8)
 
Suit le conte intitulé Le nom sur le bout de la langue dont voici un résumé :
Colbrune aime Jeune. L'épreuve pour la future épouse consiste à broder une ceinture identique à celle que possède Jeune. Un seigneur égaré s'arrête chez Colbrune désespérée de ne pas réussir sa broderie. Il lui donne une ceinture toute brodée parfaitement identique à celle de Jeune. Elle peut ainsi épouser Jeune mais elle s'engage à appartenir au seigneur qui lui a donné sa ceinture si « dans un an, le même jour, à cette même heure, au milieu de la nuit » , elle a oublié son nom, Heidebic de Hel. Bien sûr, elle oublie le nom qu'elle n'a plus que sur le bout de la langue. Jeune part en quête du nom, subit des épreuves et le ramène enfin. Colbrune est libérée du seigneur. Elle peut vivre heureuse avec Jeune.
On retrouve dans ce conte la démarche d'Edouard mais c'est dans le Petit traité sur Méduse que le sens de ce conte apparaît en étroite liaison avec la relation à la mère
«  Ma mère se tenait toujours à l'extrémité de la table à manger, le dos à la porte de la cuisine. Brusquement, ma mère nous faisait taire. Son visage se dressait. Son regard s'éloignait de nous, se perdait dans le vague. Sa main s'avançait au-dessus de nous dans le silence. Maman cherchait un mot. Tout s'arrêtait soudain. Plus rien n'existait soudain.
éperdue, lointaine, elle essayait l'œil fixé sur rien, étincelant, de faire venir à elle dans le silence le mot qu'elle avait sur le bout de la langue. Nous étions nous-mêmes sur le bord de ses lèvres. Nous étions aux aguets, comme elle. Nous l'aidions de notre silence – de toute la force de notre silence. Nous savions qu'elle allait faire revenir le mot perdu, le mot qui la désespérait. Elle hélait, hallucinée, sa masse vacillante dans l'air.
Et son visage s'épanouissait. Elle le retrouvait : elle le prononçait comme une merveille. C'était une merveille. Tout mot retrouvé est une merveille. » (p.57-58)
 
« Qu'un mot puisse être perdu, cela veut dire : la langue n'est pas nous-mêmes. Que la langue en nous est acquise, cela veut dire : nous pouvons connaître son abandon. Que nous puissions être sujets à son abandon, cela veut dire que le tout du langage peut refluer sur le bout de la langue. Cela veut dire que nous pouvons rejoindre l'étable ou la jungle ou l'avant-enfance ou la mort. » (p.60)
 
« J'étais cet enfant qui misait la totalité de sa vie sur l'effort de ma mère pour retrouver un nom dont elle avait mémoire en en étant privée. Je m'identifiais tout entier au mouvement de penser de ma mère reparcourant avec détresse les canaux et les chemins où un mot s'était dérouté. » (p.62-63)
 
Plus loin Pascal Quignard explique encore comment il fut conduit au silence de l'écriture :
« Cette dépression d'enfant eut lieu après que nous déménageâmes au Havre, parce que me quittait une jeune femme allemande qui s'occupait de moi tandis que ma mère était alitée et malade et que j'appelais Mutti. Je devins mutique. Je parvins à m'ensevelir dans ce nom encore plus cher que celui de ma mère et qui était par malheur une injonction. C'était un nom non pas au bout de ma langue mais au bout de mon corps et le silence de mon corps était seul capable d'en rendre présente, en acte, la chaleur. Je n'écris pas par désir, par habitude, par volonté, par métier. J'ai écrit pour survivre. J'ai écrit parce que c'était la seule façon de parler en se taisant. Parler mutique, parler muet, guetter le mot qui manque, lire, écrire, c'est le même. » (p.64-65)
 
Comment ne pas voir les ressemblances entre ces lignes et certaines phrases des Escaliers de Chambord qui permettent de comprendre que cette quête dans le silence de l'écrit est celle du paradis perdu, d'avant la nomination qui sépare :
« Peut-être, au fond de la mémoire, nourrissait-il la nostalgie du continent de toutes choses au monde avant qu'elles ne se nomment, avant qu'elles ne s'échangent, ne se monnaient, ne circulent. La nostalgie de ce qui ne se trouve pas, d'un objet introuvable, d'une présence qu'on ne parvient pas à surprendre. » (p.178)
 
« (...) il y aura toujours un autre monde, à deux doigts de nous-mêmes, qui erre dans ce monde. Il était très excité. Il se répétait avec conviction : il y a deux sortes d'objets dans le monde. Les objets d'ici-bas et les objets d'au-delà. Les objets qui appartiennent à l'usage et les objets qui appartiennent au sans usage. D'un côté le marché de ce qui s'échange, de ce qui parle et de ce qui périt, de l'autre l'enceinte plus silencieuse de l'idole. » (p.39)
 
« Il croyait qu'il demeurait une espèce de liaison entre les âmes des tout-petits enfants qui hurlent et celles des hommes dont la crainte de la mort et le silence ont déjà commencé de figer les traits. (...) Il avait l'impression que la préservation ou la restauration de ce pont miraculeux était le seul trésor de ce que l'on avait accoutumé d'appeler le destin. » (p. 13)
 
En écho à leur tour encore ces lignes du Nom sur le bout de la langue :
« écrire, c'est prendre le temps du perdu, prendre le temps du retour, s'associer au retour du perdu. Alors l'émotion a le temps de ranimer le souvenir ; le souvenir a le temps de revenir ; le mot a le temps d'être retrouvé ; l'origine a le temps de sidérer de nouveau ; la face retrouve un visage. » (p.97)
 
« écrire, c'est entendre la voix perdue. C'est avoir le temps de trouver le mot de l'énigme, de préparer sa réponse. C'est rechercher le langage dans le langage perdu. » (p.99)
 
On comprend que tout se passe comme si Pascal Quignard tentait de faire advenir dans l'émotion et le corps même du langage écrit ce qui ne peut se dire dans l'explicite.
 
Nous lui laisserons les derniers mots pour commenter lui-même son travail d'écrivain dans Les Escaliers de Chambord[5]  :
« Aux écrivains du gueuloir, je préfère les écrivains du tacitoire – les écrivains qui font dix à douze relectures successives de leur livre sous différents points de vue afin d'assurer une coction extrême de l'œuvre finale. La cuisson dans le silence aboutit parfois à une certaine concentration de force. Je ne parle pas pour ce que j'écris. Je termine en ce moment un roman, Les Escaliers de Chambord, qui comptait à la première dactylographie 1040 pages pleines d'emphase et de sentiments délayés, comme sont tous les premiers états de ce que j'écris avec trop de hâte. Je l'ai passé au tacitoire seize fois et j'approche des 430 pages. Vous voyez quels bénéfices on peut retirer de la cuisson du silence. On travaille à l'oreille, dans l'extrême silence, une très fine oreille sans théorie, sans volonté arrêtée, sans présupposé idéologique, sans autre thèse que toucher sans autre espoir que retenir l'attention. C'est l'exact contraire du roman idéologique, beaucoup plus intelligent, beaucoup plus phraseur, beaucoup plus facile à défendre. »


[1]cf; Catherine Argand, "Entretien avec Pascal Quignard", in revue Lire, n° 262, février 1998, p.30.
[2]Dans les citations qui suivent, c'est nous qui soulignons.
[3]cf. Marc Wilmet, cité par Christelle Reggiani, dans "Je me souviens : la rhétorique perecquienne des noms propres", communication au séminaire Perec, Univ de Paris VII, 16 janvier 1999, à paraître dans la revue Un cabinet d'amateur.
[4]cf. Claudette Oriol-Boyer, "Manifestations textuelles de la fonction poétique, le parallélisme", in revue TEM, Texte en main, n° 8/9, Ed. L'Atelier du texte, Librairie Le Square, Place Docteur Léon Martin, 38 000 Grenoble, 1989.
[5] Pascal Quignard(entretien avec), "La déprogrammation de la littérature", in Le Débat, "Questions à la littérature", n° 54, mars-avril 89, Gallimard, p. 84.