"L'Affaire du faux plagiat", Nouvelle publiée in Revue TEM 13/Formules 5 , 2001
Claudette Oriol-Boyer
Nouvelle publiée in Revue TEM 13/Formules 5 , 2001, Editions Noésis, p.99.
L'affaire du faux plagiat
Il est difficile d'exprimer l'étonnement qui saisit en lisant le texte de Melissa Gina Spiaggia intitulé L'Affaire du faux plagiat.
En cette étrange affaire, on ne cesse en effet de se moquer du lecteur, de tromper son attente, de prêcher le faux pour conduire au vrai - et vice versa.
C'est ainsi qu'on est obligé de reconstituer, plume en main, le schéma d'un récit vertigineux.
On comprend alors que l'aventure de Mélissa , auteur de L'Affaire du faux plagiat, reproduit exactement celle de Mélissa personnage du texte. Si bien que tout compte rendu de l'aventure vécue par Mélissa-auteur ne peut que plagier l'aventure de Mélissa-personnage !
Comme sur un anneau de Moebius, il n'y a plus de frontière entre le dehors et le dedans.[1]
Cependant l'ironie se nourrit d'un ultime retournement.
Alors que toute l'enquête a démontré que le texte de Mélissa n'était pas le plagiat d'un roman italien, le lecteur apprend qu'il pourrait être le plagiat d'un autre texte ! Mais est-ce vrai ?
Les plus acharnés partiront dans une nouvelle enquête.
Les plus agacés affirmeront que tout cela est bien surfait.
Les plus fascinés, qui chercheront à raconter cette histoire sans la plagier, en perdront le sommeil.
L'affaire du faux plagiat
Il est difficile d'exprimer l'étonnement qui saisit monde littéraire en apprenant que Melissa Gina Spiaggia avait, encore une fois, été mêlée à une affaire de faux et usage de faux.
L'Affaire du faux plagiat dont elle était l'auteur était, disait-on, une contrefaçon éhontée.
Nombre de journalistes avaient tenté de l'interviewer à son domicile du boulevard Saint-Germain.
Elle leur avait répondu, avec l'air de la plus grande sincérité, qu'il ne fallait voir là qu'une savoureuse plaisanterie suggérée par la lecture de son roman ! C'était même probablement l'un d'entre eux qui avait, disait-elle, lancé une telle rumeur - prouvant ainsi une parfaite compréhension des mécanismes narratifs mis en jeu dans L'Affaire du faux plagiat .
Mystérieuse, elle avait refusé de parler davantage et avait ensuite fermé sa porte à tous.
Chaque journal avait commenté à sa façon l'entrevue : Le Canard enchaîné titrait « Mais lis ça, Melissa, ou comment on laisse des plumes à force de voler dans celles des autres », Libération proposait « Drôle de trame », le Monde « La plage et le plagiat ou le destin d'un nom » et l'hebdomadaire Elle « Elle, la page et le plagiat ».
Mais tous s'étaient accordés pour trouver excellente cette mise en abyme du récit dans le réel.
Bref, chacun pensait que la rumeur était trop belle pour être vraie et s'inclinait devant la perfection du montage.
L'affaire se serait arrêtée sur ce coup de chapeau adressé à l'écrivain si d'autres événements n'étaient pas venu la relancer.
D'abord, une note parue dans Libération avait donné le titre du roman italien L'Affare del grande plagio « qu'on dit avoir été plagié par Melissa Gina Spiaggia » et le nom de son auteur Luciano Giallo.
Ensuite, on avait pu lire à la une des journaux parisiens, la reproduction partielle d'un article paru dans le Corriere della sera où le journal italien affirmait avoir eu la preuve que « L'Affaire du faux plagiat » n'était que la traduction littérale du livre de Luciano Giallo. C'était le plagiat le plus osé du siècle ! Mais il concluait : "Ce n'est pas parce qu'un texte raconte une histoire de plagiat que cela donne le droit de le plagier..."
Le même jour enfin, dans sa chronique hebdomadaire du Monde, Bertrand Poivrot Delvor avait révélé que L'Affare del grande plagio existait bien puisqu'il venait d'en recevoir un exemplaire en provenance de Rome. L'ouvrage en question avait été édité en Autriche, à Vienne, en 1929. Autant qu'il pouvait en juger d'après une lecture superficielle, il confirmait que « le roman de Melissa G. Spiaggia n'en était que le remake ». Il en dirait plus la semaine suivante après avoir étudié les ressemblances de près, en compagnie de deux traducteurs assermentés, l'un français, l'autre italien..
Lorsque, de nouveau, les journalistes s'étaient précipités boulevard Saint-Germain, on leur avait dit que Melissa avait quitté son appartement très tôt ce matin-là et que sa porte était, pour l'instant, absolument condamnée…
On avait su ensuite qu'elle s'était rendue chez Bertrand Poivrot Delvor pour protester de son innocence et exiger du chroniqueur qu'il lui montrât ce livre qu'elle aurait soi-disant plagié.
Mais B.P.D. l'avait déjà remis entre les mains des traducteurs et ne pouvait malheureusement accorder à la belle Melissa ce qu'elle réclamait :
– Vous comprenez, je n'ai pas voulu laisser planer l'ombre d'un doute et je me fierai entièrement au rapport que me remettront dans quelque temps, les deux traducteurs. Je vous prie de m'excuser.
Melissa Gina avait alors envoyé au Monde un article où elle jurait solennellement sur son honneur qu'elle n'était pas une plagiaire. Elle pouvait même, s'il le fallait, montrer les brouillons de son texte. Elle était d'ailleurs persuadée que bientôt sa bonne foi serait reconnue. Il ne fallait pas trop vite confondre des similitudes fortuites avec un plagiat délibéré. « Les lecteurs du Monde se rappelleront certainement qu'il y a trois ans j'ai moi-même dénoncé Bernard-Lucien Haravy pour avoir plagié Ecrit 60, mon premier roman, dont il avait eu le manuscrit entre les mains avant même qu'il ne soit édité. Il serait pour le moins étrange que je commette maintenant un délit semblable à celui dont j'ai été naguère la triste victime... » assurait-elle pour terminer.
Malheureusement pour la jeune femme, Bertrand Poivrot Delvor avait publié sans plus tarder le rapport des traducteurs Et ce dernier ne permettait plus le moindre doute : L'Affaire du faux plagiat était la traduction littérale de L'Affare del grande plagio. Seuls les noms propres avaient été changés.
Figuraient d'ailleurs en vis-à-vis certains extraits.
Qui pourrait décrire le vertige des lecteurs lorsqu'ils avaient lu, en italien et en français, tel passage qui évoquait comme par hasard le vacillement de l'identité :
« Auteur, il m'est arrivé une ou deux fois, alors que j'organisais mentalement les péripéties d'une intrigue qui me semblait particulièrement originale, de découvrir incidemment la même histoire sous la plume d'un confrère, non sans aigreur et vertige ..… Imaginez l'épouvante de me retrouver moi-même, hors de moi-même, et pour ainsi dire mot à mot ! »
« In quanto autore, mi è capitato un paio di volte, allorché stavo organizzando mentalmente le peripezie di un intreccio che mi sembrava particolarmente originale, di scoprire a caso, la stessa storia sotto la penna di un mio collega, non senza una certa amarezza nonché turbamento...Figuratevi lo spavento di ritrovarmi io stesso, fuori di me stesso, e per così dire, riprodotto letteralmente. »
ou tel autre qui mettait en scène le procédé même de l'imitation :
« Trois perroquets errent le long d'une plage. Ils s'avancent l'un derrière l'autre picorant leurs traces. Ils ont sensiblement la même démarche et apparemment des plumages presque identiques. Celui du milieu cependant est un peu en retard sur le rythme des deux autres. »
« Tre pappagalli gironzolano su una spiaggia. Camminano l'uno dietro l'altro, beccandosi le proprie orme. Hanno suppergiù la stessa andatura e apparentemente penne quasi identiche. Però, quello di mezzo è leggermente in ritardo sul ritmo degli altri due. »
Depuis longtemps l'affaire avait dépassé les frontières de la France. Et partout, on en avait parlé dans les milieux intellectuels. Qu'est-ce qui avait bien pu conduire Melissa Spiaggia, à faire passer pour sienne, et d'aussi stupide manière, l'œuvre d'un autre ?
N'aurait-elle pas voulu incarner une figure féminine de Pierre Ménard, ce personnage romancier créé par Borgès et dont l'œuvre, la plus significative « se compose des chapitres IX à XXXVIII de la première partie du Don Quichotte et d'un fragment du chapitre XXII » - sans pour autant être jugée comme un plagiat ?
En particulier, dans le Magazine littéraire, Miguel Lafuente, auteur d'une thèse sur Borgès, s'était réjoui que, pour une fois, la réalité rejoigne (et peut-être même dépasse) la fiction. On avait là, selon lui, un exemple parfait du cas-limite décrit par J.L. Borgès d'une « totale identification avec un auteur déterminé ». Car enfin, ajoutait-il, si l'on prend la peine de relire cette nouvelle, on s'aperçoit qu'elle présente une situation, qui pour être hautement improbable, est cependant possible : « Il ne voulait pas composer un autre Quichotte – ce qui est facile – mais le Quichotte […] être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard.[…] Le texte de Cervantes et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche […] Comparer le Don Quichotte de Ménard à celui de Cervantès est une révélation. […] Le contraste entre les deux styles est également vif. Le style archaïsant de Ménard – tout compte fait étranger – pêche par quelque affectation. Il n'en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec aisance l'espagnol courant de son époque. » Et Miguel Lafuente de conclure : « Melissa G. Spiaggia pourrait bien, comme Pierre Ménard, être une figure vivante de l'Éternel Retour dont Nietzsche écrivait : "En un temps infini, le nombre des combinaisons possibles doit nécessairement être atteint et l'univers doit forcément se répéter. A nouveau tu naîtras d'un ventre, à nouveau ton squelette grandira, à nouveau cette même page arrivera entre tes mains identiques…". »
Contre toute attente, Melissa n'avait pas été désespérée et ne s'était pas avouée vaincue. Avec une extraordinaire ténacité, elle avait tenté de se procurer le texte italien. Mais, aucune des bibliothèques françaises, italiennes ou autrichiennes auxquelles elle s'était adressée n'avait pu lui en fournir un exemplaire. Les recherches faites pour elle par ses amis étaient demeurées elles aussi vaines - tout comme celles des journalistes qui n'entendaient pas se limiter aux extraits fournis par les traducteurs. Aucun dépôt légal n'en avait jamais été fait.
Un nombre impressionnant d'éditeurs avaient proposé une fortune à B.P.D. pour photocopier le chef-d'œuvre italien et le rééditer. Mais B.P.D. avait répondu qu'il n'avait pas assez d'éléments pour prendre une décision.
Ce qui, à ce moment-là, tracassait B.P.D., c'était un soupçon qui était né le jour où il avait permis à Melissa de consulter l'exemplaire, apparemment unique, qu'il possédait. Au cours de son examen, ponctué d'exclamations, celle-ci avait, en effet admiré l'état impeccable de l'ouvrage, son odeur de colle, son papier qui n'avait pas jauni depuis plus de cinquante ans… et, tout à coup ce soupçon, ou plutôt cette certitude, avait envahi BPD : on l'avait dupé, le livre était un faux.
Le soir même, il avait pris rendez-vous avec un imprimeur de ses amis, le priant de passer chez lui le plus vite et le plus discrètement possible. Il voulait lui montrer l'ouvrage. Quelques jours plus tard, André Salvati était formel : le papier était récent, la colle aussi et l'aspect des caractères indiquait que l'on s'était servi d'un matériel qui n'existait pas en 1929.
B.P.D. tenait là un « scoop ».
Ses confrères de la presse n'avaient plus qu'à reproduire le questionnaire qui accompagnait sa révélation :
-1- Qui était l'auteur de cette plaisanterie de mauvais goût ?
-2- Quel était son mobile ?
-3- Où avait-on fabriqué l'ouvrage ?
-4- Chez quel relieur ?
-5- Comment le Corriere della Sera avait-il eu les preuves du plagiat ?
-6- Qui avait lancé la première rumeur ?
Le Corriere della Sera dut fournir des explications : l'auteur de l'article publié dans ses pages au début de l'affaire avait exigé l'anonymat parce qu'il connaissait bien la romancière Melissa Gina Spiaggia et voulait qu'elle ignore sa démarche. Elle et lui étaient trop connus pour compter sur la discrétion de la presse parisienne. Aussi avait-il préféré venir à Rome.
Il avait apporté l'ouvrage trouvé chez la romancière et avait soumis à la direction maints passages qui n'avaient laissé dans l'esprit de ceux qui furent appelés à la constater, aucune espèce de doute sur la réalité du plagiat de Madame Spiaggia, comme l'avait démontré les longues citations qui figuraient dans leur article. Le "délateur", qui prétendait alors agir au nom d'une déontologie, n'avait évidemment pas voulu recevoir la moindre rémunération. On avait seulement noté son nom une une fiche : Bernard-Lucien Haravy.
Par une étrange coïncidence, on avait pu ainsi voir accolés, une nouvelle fois, pour une histoire de plagiat, les noms de Melissa Gina Spiaggia et Bernard-Lucien Haravy.
Les journalistes s'étaient vite fait un devoir, mais surtout un plaisir, de rappeler l'affaire M.G.S. contre B.L.H..
Plusieurs années auparavant, en effet, alors que B.L.H. venait d'obtenir le prix Medicis pour son roman La double entente, au cours d'un cocktail en librairie, il avait été publiquement accusé par Melissa d'avoir puisé de larges éléments de son roman dans le manuscrit qu'elle-même avait envoyé, peu auparavant, chez Grasset, à l'intention… de B.L.H..
Face à face refusé, fuite en voiture, scandale. Libération citait un extrait de l'article qui avait alors paru dans ses pages : « La réaction de B.L.H. est d'abord dure : cette affaire est “ comique et farfelue ”. Il n'y a “ pas l'ombre d'un fondement ”. Cette femme est une “ illuminée. Je n'ai jamais eu de contact avec ce personnage, pas eu connaissance de ce manuscrit ” (Europe 1 : 11 décembre 1984) “ Pas le moindre souvenir de la moindre ligne du texte de cette personne… Je ne connais pas ce texte, je ne connais pas cette personne. Ce n'est pas mon problème. ” (Radio France, 11 décembre 1984) Mais hier devant la Xe chambre correctionnelle, à Paris, où Melissa était venue, intimidée, châle slave sur les épaules citer B.L.H. pour “ contrefaçon ”, le ton avait changé. Et l'auteur de la Double entente, lui-même livide et crispé derrière sa barbe et son pull sombre, passa, sur le coup de 13 heures 30, des moments difficiles. Melissa avait, en effet, apporté une lettre de Madame J.H., collaboratrice des éditions Grasset et qui, sur papier à en-tête de la maison d'édition, avait écrit à M.G.S. : “ Bernard-Lucien Haravy, absent de Paris ces temps-ci m'a demandé de vous répondre. Sachez qu'il a apprécié les qualités évidentes de votre roman (…) mais il existe une incompatibilité entre votre texte et notre production romanesque . ” […] B.L.H. avait fini par bredouiller “ Puisque ma secrétaire écrit que j'ai lu le manuscrit de Madame Spiaggia, Écrit 60, je ne vais pas vous dire que je ne l'ai pas lu. Je ne vais pas vous dire non plus que je l'ai lu attentivement… J'ai pris ce manuscrit et je l'ai parcouru… sans doute en prenant des notes. J'ai peut-être oublié ensuite d'où venaient ces notes et j'ai cru qu'elles représentaient le plan d'un de ces textes que j'élabore au cours de mes nuits d'insomnies. ” »
Le scandale avait été d'autant plus énorme que B.L.H. avait été acquitté.
L'avocat avait bien plaidé : « Prendre une idée de roman ou de film à quelqu'un c'est sain et c'est normal : seule compte l'originalité de "la composition et du développement ". Quand bien même il y aurait cinquante détails, cent détails identiques dans les deux ouvrages, quand bien même on vous apporterait la preuve que B.L.H. les a pris dans le livre de Madame Spiaggia, quand bien même B.L.H. aurait appris en lisant Madame Spiaggia, que, quand on est malheureux en amour, il faut boire du vin de Bordeaux, ce ne serait en aucun cas un délit de contrefaçon ».
« Paradoxe, quand même » avait conclu le journaliste. « Nul ne conteste, au fond, que le lauréat du Prix Medicis, ait, peu ou prou, pompé quelques idées, quelques noms, quelques faits dans Écrit 60 . On nous dit, à juste titre, que c'est la vie, la libre circulation de la pensée, le chemin normal de la création artistique. D'accord. Mais pourquoi, dans ces conditions, demander – et sur quel ton – (comme l'ont fait les avocats de B.L.H. et de Grasset) que Melissa Gina Spiaggia, demanderesse, soit, non seulement déboutée mais encore lourdement condamnée, pour « citation abusive » et cela pour laver l'honneur perdu d'un B.L.H.… »
En cette affaire, c'était, bien entendu, tout un jury, celui du Prix Medicis, qui avait été éclaboussé, mais aussi et surtout Bernard-Lucien Haravy, l'habitué des coups médiatiques qui, pour une fois, avait perdu de sa superbe.
On avait donc enfin trouvé l'auteur du faux plagiat et son mobile : se venger de celle qui lui avait fait vivre d'aussi pénibles moments.
Avec les moyens informatiques dont chacun pouvait disposer, il n'avait certainement rencontré aucune difficulté pour fabriquer son faux.
Serait-il même condamné pour ce canular ? Il pourrait toujours affirmer qu'il fallait voir là, une expérimentation destinée à faire réfléchir les chercheurs sur la notion même de plagiat…
L'événement avait bien entendu, fait l'objet de commentaires dans la presse qui n'avait pas manqué de redire, à cette occasion, combien la haine était proche de l'amour.Le Figaro littéraire et le Canard enchaîné avaienttous deux également rappelé que B.L.H. et M.G.S. avaient vécu ensemble pendant plusieurs mois après le procès. Ils avaient fini pas se détester et s'étaient séparés.
La revue Recherches et Travaux, de l'Université de Grenoble, dirigée par Jean Resoy, et dédiée à René Bourgeon, publia un article intitulé "L'Affaire du faux plagiat, Un cas d'ironie textuelle" où l'on pouvait lire :
« Il est difficile d'exprimer l'étonnement qui saisit en lisant le texte de Melissa Gina Spiaggia intitulé L'Affaire du faux plagiat.
En cette étrange affaire, on ne cesse en effet de se moquer du lecteur, de tromper son attente, de précher le faux pour conduire au vrai et vice versa.
C'est ainsi qu'on est obligé de reconstituer, plume en main, le schéma d'un récit vertigineux.
On comprend alors que l'aventure de Mélissa , auteur de L'Affaire du faux plagiat, reproduit exactement celle de Mélissa personnage du texte. Si bien que tout compte rendu de l'aventure vécue par Mélissa-auteur ne peut que plagier l'aventure de Mélissa-personnage !
Comme sur un anneau de Moebius, il n'y a plus de frontière entre le dehors et le dedans.[2]»
La Quinzaine littéraire, quant à elle, avait reproduit quelques pages de L'Affaire du faux plagiat où, sans aucun doute, Melissa avait raconté son aventure avec B.L.H.. Elles offraient, disait-on, un éclairage nouveau sur le rapport des deux personnages durant le temps de leur liaison. L'héroïne du roman, victime d'un plagiat, écrivait en effet :
« Imaginez l'épouvante de me retrouver moi-même, hors de moi-même, et pour ainsi dire mot pour mot…
Qui eût pu dire ma stupéfaction lorsque cet homme me téléphona et, d'une petite voix, m'exprima, au lendemain du procès, sa consternation et son désespoir. "Je ne sais pas ce qui m'est arrivé, disait-il. Ce que vous écrivez c'est tellement ce que j'ai à écrire ! Croyez-moi les notes prises en vous lisant étaient identiques à mes propres écrits préparatoires. C'est une histoire d'amour que nous vivons. Je vous en prie, rencontrez-moi et offrez-moi la chance de vous parler et de vous regarder, ailleurs que dans cette horrible salle du procès"
J'acceptai, envahie par je ne sais quel attendrissement. Ce rapport fusionnel, par écriture interposée, ne ressemblait-il pas à un rapport amoureux inouï, parfait, divin, à l'image de celui qui hante nos rêves d'enfant ? N'étais-je pas traversée tout à coup de transports inconnus ? Je me laissai aller sans réserve à la douceur de ma fiction car je savais que l'homme entrevu au procès n'avait rien de commun avec celui que je venais d'inventer.
Je l'invitai. Il arriva. J'ouvris. Et l'incroyable se produisit. Tandis que je le regardais, tout en moi semblait vaciller, et tomber en tournant. Rappelez-vous ce vertige qui saisit lorsqu'au détour d'une rue l'on s'aperçoit dans un miroir, sans même se reconnaître, et cela pendant une interminable seconde. Voilà ce que j'éprouvais devant cet inconnu. Il avait rasé sa barbe et, de près, m'offrait l'image d'une authentique gémellité. Il était un autre moi-même. Nous nous ressemblions "comme deux gouttes d'eau". Il leva les sourcils. J'eus l'impression que tout n'était qu'illusion. Mais le miracle se poursuivit… et la fascination. La réalité ressemblait à un mauvais roman et personne n'y pouvait rien. A corps perdu, nous nous unîmes. »
Mais peu après on pouvait lire : « Il m'avait volé jusqu'au sentiment de mon identité et avait perdu la sienne à jamais. Une haine égale nous saisissait par bouffée. Plus que tout nous redoutions d'être confondus. »
B.L.H. avait eu beau dire qu'il n'était pour rien dans cette machination, qu'il n'y avait aucune preuve contre lui, personne ne l'avait cru. Ses amis s'étaient peu à peu détournés de lui et personne n'avait vraiment été surpris à l'annonce de son suicide quelques mois plus tard.
Le journaliste admirait ensuite « le juste retour des choses » mis en place par B.L.H.. En effet, après avoir été accusé de plagiat puis acquitté, il avait réussi à faire que M.G.S. soit à son tour soumise au même processus - pour se venger.
Melissa avait continué à écrire avec succès et l'affaire était presque oubliée quand…
...dix ans plus tard, lorsqu'elle mourut brûlée vive dans un accident de voiture, son notaire envoya à la presse une lettre dans laquelle elle reconnaissait être l'auteur du faux plagiat. C'était elle qui, habillée en homme, avait porté le livre au Corriere della Sera en se faisant passer pour B.L.H.. C'était aussi elle qui, habilement, avait ensuite éveillé les soupçons de B.P.D. quant à l'authenticité de l'exemplaire italien.
Sa dernière remarque devait fasciner longtemps la critique : les articles relatant sa mésaventure seraient tous, disait-elle, de vrais plagiats de L'Affaire du faux plagiat.
Mais, contre toute attente, l'affaire avaient eu encore un rebondissement.
Daniel Boulis, ami de Melissa et spécialiste mondial du pastiche[3] avait fait d'autres révélations.
Tout comme Vincent Degraël devant le Voyage d'hiver d'Hugo Vernier[4], Daniel Boulis disait avoir éprouvé une étrange sensation de bonheur en lisant L'Affaire du faux plagiat. Les phrases lui en avaient semblé familières « comme si à la lecture de chacune venait se superposer l'arrière-goût, à la fois précis et flou, d'une autre phrase qu'il aurait lue jadis, presque identique ; comme si ces mots plus moelleux qu'une madeleine, plus pervers qu'une gorgée de thé, ces mots tour à tour caressants ou cassants, sentencieux ou pulpeux, dans leur houle diabolique, l'avaient sans cesse fait passer d'une infinie sensation d'oubli à d'intimes éblouissements mémoriels. »
Alerté par cette sensation, il avait fini par repérer, dans l'œuvre de Melissa, de nombreux emprunts « comme si L'affaire du faux plagiat était une mosaïque dont chaque pièce serait l'œuvre d'un autre ».
Ainsi par exemple l'extrait « Auteur il m'est arrivé… » cité par les journaux n'était que la copie d'un passage de la nouvelle de Jean Lahougue intitulée La ressemblance[5], nouvelle qui s'achevait sur une histoire de plagiat et dont la première moitié était un remake, de La Méprise de Nabokov.
Quant aux perroquets, ils provenaient sans aucun doute du premier paragraphe de la nouvelle de Robbe-Grillet intitulée Sur la plage [6] :
« Trois enfants marchent le long d'une grève. Ils s'avancent, côte à côte, se tenant par la main. Ils ont sensiblement la même taille, et sans doute aussi, le même âge : une douzaine d'années. Celui du milieu, cependant, est un peut plus petit que les deux autres. »
Ainsi avait-il déjà répertorié une série d'emprunts : Nabokov, Borgès, Lahougue, Robbe-Grillet, Perec, et un article de Jean-Paul Cruse paru dans Libération.
Tous avaient en commun, d'être reliés au thème du plagiat et de la ressemblance.
Mais l'article de Boulis fit sensation parce qu'il démontrait que L'Affaire du faux plagiat, pouvait être lue comme le plagiat d'une nouvelle de Georges Maurevert, intitulée L'Affaire du grand plagiat et publiée à Amiens par la Librairie Edgar Malfère, collection « Bibliothèque du Hérisson », en 1924.
Melissa, disait-il, connaissait bien ce texte. C'est lui-même qui lui en avait fait parvenir une photocopie après l'avoir entendu raconter son projet d'écrire une nouvelle sur une affaire de faux plagiat…
Boulis avait terminé son article sur ces mots paradoxaux : « L'Affaire du faux plagiat est un vrai plagiat. Voilà sans doute la vérité…»
Bien entendu, tous ceux qui avaient suivi l'affaire sourirent...Où s'arrêterait la malice de Melissa ?
Les plus acharnés partirent en quête de la nouvelle de Maurevert.
Les plus agacés affirmèrent que tout cela était bien surfait.
Les plus fascinés, qui cherchèrent à raconter cette histoire sans la plagier, en perdirent le sommeil.
Il y en eut même pour soutenir enfin que L'Affaire du faux plagiat était véritablement de B.L.H. et que Melissa avait admirablement trompé ses lecteurs...
Claudette oriol-Boyer
NOTE
Texte paru in Revue TEM 13/Formules 5 , 2001, Editions Noésis, p.99.
Ce texte a déjà été publié en « avant-première », en 1992, dans la revue Recherches et Travaux n°41, « Hommage à René Bourgeois », Université de Grenoble 3, janvier 1992.
« L’affaire du faux-plagiat » reprend, en la transformant et e,n lui ajoutant plusieurs rebondissements, l’histoire racontée par Georges Maurevert, en 1924, sous le titre L’affaire du grand plagiat (Amiens, Librairie Edgar Malfère, Collection « Bibliothèque du hérisson », 1924). Maurevert est d’ailleurs mentionné dans la nouvelle comme une source possible du plagiat…Le texte de Maurevert m’avait été indiqué par Daniel Bilous, en 1991, au cours d’une conversation où je lui confiais mon projet d’écrire une nouvelle policière sur une affaire de faux plagiat. Après la lecture de Maurevert, j’ai utilisé son récit comme tremplin pour en écrire un autre, un peu à la manière de Jean Lahougue réécrivant et prolongeant La Méprise de Nabokov dans sa nouvelle intitulée « La ressemblance » (in La ressemblance et autres abus de langage, Ed. Les impressions nouvelles, 1989), Le récit de Maurevert est en effet très simple : un homme, Philibert Destaing, dénonce son meilleur ami, Ludovic Marcieu comme plagiaire. Il prouve en effet que son roman Amour vainqueur est un plagiat de Love’s Joy roman d’un auteur australien. Ludovic Marcieu en meurt. Quelques temps après, avant d’être tué, Philibert Destaing avoue avoir lui-même écrit Love’s Joy, en traduisant tout simplement Amour vainqueur, pour se venger de Ludovic Marcieu qui lui avait volé sa femme qu’il aimait.
On retrouve le même thème exploité en 1993 par Jean-Jacques Fiechter dans son premier roman intitulé Tiré à part, sous-titré Un crime dont l’arme est un roman (Ed. Denoël, 1993), livre adapté ensuite à l’écran par Bernard Rapp dans un film du même titre.
NOTES
[1]cf. Oriol-Boyer Claudette, "Vers la nouvelle moebienne, ambiguïté, paradoxe, scandale de la langue", in Tigre n°5, Travaux ibériques de l'Université des Langues et Lettres de Grenoble, Février 1990.
[2]cf. Oriol-Boyer Claudette, "Vers la nouvelle moebienne, ambiguïté, paradoxe, scandale de la langue", in Tigre n°5, Travaux ibériques de l'Université des Langues et Letrres de Grenoble, Février 1990.
[3] Il avait en particulier soutenu, en 1991, à l'Université de Nice une thèse autour du concept central de « Mimotextuel ».
[4] Georges Perec raconte toute l'affaire dans un article intitulé « Le Voyage d'hiver » paru dans le Magazine littéraire, mars 1983, n°193.
[5] Jean Lahougue, « La ressemblance », nouvelle parue dans la revue Noir sur blanc, mars 1988, n° 5, p. 7 à 22.
[6] Alain Robbe-Grillet, « Sur la plage », in Instantané, Minuit, 1962, p. 63.