Ceci n'est pas un texte pour enfants
Claudette Oriol-Boyer
Extrait de
Petites mains, Identités remarquables
CECI N'EST PAS UN TEXTE
POUR ENFANTS
Manuel vide l'enveloppe de Lise. Les images sibyllines, ébauches d'un puzzle, éclatées, s'éparpillent sur les épluchures couvrant très exactement une recette posée sur la table de cuisine : ".alsifis au pers.. du jardin". Le fragment impose sa loi.
Sur les faces non colorées, en pièces, on peut lire, manuscrites, les bribes d'une lettre, message à déchiffrer.
En face, songeuse, Emma rassemble les ingrédients d'une mayonnaise.
Questions impossibles, défis opaques, disparitions incongrues...
Non, rien n'a été oublié.
Par précaution, dans l'enveloppe, silencieux, Manuel glisse un dernier regard.
Alors les mains associent, caressent les bords, tournent et retournent le jaune et les nuages. Et s'enlise la mémoire des formes que les yeux ont saisie puis laissée aux doigts - rites et palpation - éclipses de cils et de cuillères - balbutiements étirés - ellipses. Les visages et les corps se composent, infiniment nouveaux. Tandis que l'index comble un vide, une fossette crée un relief. Mais les ingrédients ne prennent pas.
Peut-être suffirait-il d'agir avec un humour neuf quand s'attardent, résolument liquides, les gouttes en vain égrenées...
Tout à coup, au terme de plusieurs minutes d'erreurs, en une demi-seconde vertigineuse, deux éléments, miraculeusement entrelacés, ne font plus qu'un.
Peut-être parce que, dans un premier temps, il essaie de ne pas en tenir compte - il élude mentalement l'homogénéité conquise - on le voit encore produire les mêmes effleurements, plein d'un intérêt méticuleux pour le vide, puis accepter soudain le nouveau monde.
En somme, le recul qu'il prend - sans le vouloir d'abord puis à la longue en provocations renouvelées - l'oblige à relire en l'espace organisé, cohérent, structuré, les découpes tout à l'heure falsifiées, porteuses de fausses pistes.
Comment ordonner le fatras restant auquel, bien qu'il s'en défende, il a déjà laissé venir des sens : agrafes d'argent, balafre bouleversante ou cicatrice cannelle, dentelle diaphane, écharpe épanouie ou foulard fragile, giroflées safranées. Si rempli que soit l'angle où s'esquisse une jeune femme, il manque encore des pièces. La main en isole quelques-unes à cause de leurs points communs : vrilles de liserons, liserés de livres enluminés, treillis sillonnés de replis. Mais, scandaleuse volute ou volupté scandée, à chaque fois l'enlacement s'esquive, insolent.
Qui donc sait les combinaisons permises ? Qui insistera vraiment pour le savoir ? Chaque tâtonnement, chaque plaisir, chaque élan semble avoir été décidé, calculé, programmé. Lui, au comble de l'exaspération, brandit le poing mais au lieu d'achever son geste menaçant, il se contente d'un étirement et poursuit tandis qu'elle, de sa main libre, signifie qu'elle ne désire rien moins qu'être entraînée dans ce qui ne la concerne nullement.
Il est vrai que l'image dans son ensemble prend forme. Les volumes et les résilles, sans plus d'ambiguïté, simulent un monde nocturne sous d'amples palmiers, à peine éclairés par la lune. Mais au terme des manipulations, l'emplacement de celle-ci demeure vide. Il faut l'admettre, elle manque - presque totalement éclipsée par le creux. On peut toutefois la réinventer grâce au croissant qui la désigne sur la droite.
Entourée des antiquailleries patinées des cuisines françaises, Emma sollicitée cherche à comprendre cette disparition. Machinalement, sans logique, elle soulève le rouleau à pâtisserie, la balance, le pot à sel... le moulin à café, la boule à thé, et enfin la boîte dans laquelle, de tous temps, elle a rangé ses gousses de vanille, ses bâtons de cannelle, ses clous de girofle, son safran, ses petites perles et son angélique, une vieille boîte à biscuits en fer blanc, rectangulaire, sur le couvercle de laquelle on voit une petite fille avide mordre dans un coin de son petit beurre, comme dans un roman de Perec qu'elle connaît bien. Alors son rire s'égrène : évidemment,cette omission est un clin d'oeil, comment ne l'a-t-elle pas deviné plus tôt ?
Et d'expliquer à Manuel que le père de Lise, spécialiste de Perec, précisément, a tout combiné comme dans ce roman La Vie mode d'emploi où il manque toujours une pièce aux puzzles ! Une manière de vivre ce qui est écrit... "Le texte, mode d'emploi", voilà ce que dit le geste de Lise !
Euphorie des sens retrouvés, le plaisir est d'autant plus vif qu'il est inespéré. L'erreur n'est plus défaut mais perfection.
Néanmoins avant de répondre, il reste à découvrir l'autre face, celle où, sans doute, les lettres prennent sens.
Retournements des formes dont les doigts s'emparent avant d'abandonner aux yeux les bribes non encore investies par le monde.
Au terme de quelques erreurs - car le déchiffrage ne permet pas d'éviter les réminiscences formelles - le texte est là, avec, en bas, le creux où s'est engloutie une partie de la signature.
D'elle, en effet, il ne reste plus que la lettre e, à droite. L, i, s ont disparu et avec elles, l'obligation de lire.
A deux, ils réfléchissent au meilleur moyen de fabriquer, en correspondance, un accusé de réception : Manuel décide alors d'écrire une phrase où, complice, il abusera des lettres manquantes. Au dos d'une carte postale, il inscrit : "Ma chère E, je relis ta lettre dans mon lit près de mes livres."
Emma suggère d'envoyer à Lise, par ironie, le morceau manquant. Manuel ajoute donc : "P.S. Je t'envoie le morceau manquant".
Peu après, il décide de transformer ce même morceau en un mini-puzzle qu'il revêt de sa signature.
Emma insinue qu'il serait peut-être amusant d'ôter, là aussi, une pièce. Ils cherchent alors dans MANUEL les lettres qui, par leur absence, feront surgir un sens : finalement, juste retour des choses, ils optent pour les trois lettres N, U, L, NUL - mais aussi une partie de la LUNe qui se trouve à l'envers !
Réjouis de leurs trouvailles, ils jubilent en cachetant l'enveloppe.
Alors le père entre dans la cuisine, se penche, tend la main.
- Tiens, dit-il, complétant la lune, annulant l'espace, voilà une morceau de puzzle qui a glissé sous le banc. Il a dû te manquer.