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Les Réverbères de Coriolis


Claudette Oriol-Boyer
Extrait de
Petites mains, Identités remarquables
 
Les Réverbères de Coriolis
  
- Si loin que je remonte dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas vous avoir déjà rencontrée...  
   C'est moi, oui, c'est bien moi, qui viens de prononcer une phrase aussi ridicule.
En face, comme stupéfaite, elle me regarde.
- Cesse de me faire marcher, voyons, ajoute-t-elle, familière, amicale.
Furieux contre moi-même, je serais prêt à jouer la comédie tant j'ai envie de la connaître, de faire partie de ceux qu'elle regarde ainsi tous les jours. Elle ressemble tellement à la femme de mes rêves, me dis-je... aussitôt agacé de vérifier combien, une fois de plus, mon esprit est soumis aux stéréotypes langagiers. Comme il est exclu néanmoins que je réponde par un mensonge, je me tais, espérant gagner du temps.
   Nous sommes un peu au nord de Quito, face au restaurant panoramique, près du monument équatorial. Devant le seuil, quelqu'un a encore été assez idiot pour planter deux réverbères dont la lumière gâche le spectacle nocturne.
   A plus de deux mille mètres d'altitude, il fait froid, même en été, lorsque la nuit tombe. Je n'ai jamais pu supporter longtemps l'égalité immuable du jour et de la nuit. Comme si l'obscurité immobilisait tout à coup mon temps de vie.
   Nous marchons l'un vers l'autre. Elle vient d'un réverbère, moi de l'autre. Les deux lumières nous frappent dans le dos et nos ombres se confondent. Il suffit que je me déplace un peu pour que son corps soit illuminé par la lampe qui est derrière moi. Alors, pendant une seconde, l'auréole phosphorescente de sa chevelure s'estompe, son visage en attente s'offre et elle demeure comme en suspens entre les deux demi-sphères. 
   Il me semble que nous n'en finissons pas d'aller à la rencontre l'un de l'autre.
   Arrivés tous deux en avion, le jour même - elle, du Pacifique et moi, de l'Atlantique - nous sommes encore sous le coup du décalage horaire. Nous faisons des calculs pour savoir combien de temps de vie nous avons gagné ou perdu au cours de nos deux déplacements inverses. En somme, je suis remonté dans le passé, elle est allée dans le futur et, maintenant, c'est comme si notre présent était à la fois le passé de l'un et le futur de l'autre. Elle aussi connaît Lobatchevsky. Elle entre dans le jeu avec plaisir.
- Pour fêter notre première rencontre, dis-je...
- Ah ! Je m'en souviens aussi, dit-elle, sans me laisser poursuivre. C'était à Toky.. Tu me disais que tu m'avais déjà vue et j'ai failli te dire que c'était tout à fait original comme entrée en matière.
- Mais non, c'est vous qui m'avez abordé ainsi tout à l'heure.
- Enfin, voyons, c'était une manière de rime, un écho du jour déjà lointain où pour moi, notre histoire a commencé, affirme-t-elle sérieusement.  
Pourquoi inverse-t-elle ainsi les choses ?
- Pourquoi inverses-tu ainsi les faits ?
- Encore tes questions stupides. Tu me fais perdre mon temps. J'ai déjà répondu jadis, s'indigne-t-elle.  
   Tout en croisant mon regard, devançant mon désir, elle saisit ma main et déchiffre ses lignes avant de prédire :
- Vois-tu, aujourd'hui, pour toi, c'est notre première rencontre. Pour moi c'est la dernière, car je viens de ton futur.
- Tu vas vivre encore d'autres rencontres avec moi, toujours entre deux avions. Ce sera l'année dernière. Mais je serai seule pendant ce temps-là, seule avec ma mémoire. Car, là où tu vas, je ne suis plus et, là où je vais tu ne m'as pas déjà accompagnée. Rappelle-toi, tu m'as à peine vue par le passé. Tu viens juste de me tutoyer. Parce qu'à vrai dire, quand pour toi ce sera hier, pour moi c'était demain.  
   Son pied gauche était posé en avant, et le droit, qui se disposait à le suivre ne touchait naguère plus le sol que de la pointe de ses orteils, quand elle se retourna, vol suspendu près de mon réverbère.