les enjeux de l'apprentissage
et de la formation
dans le domaine de l'écriture créative

Claudette Oriol-Boyer
Professeur à l'Université de Grenoble-iii-Stendhal

paru in
La plume et l'écran.
Actes des journées d'écriture créatives de Turin avril 93, Petrini editore, Turin 1994.



I. l'écriture créative, cela s'apprend

Je partirai du postulat qui est le mien :
Un atelier d'écriture créative est un lieu où l'on vient apprendre à produire un objet d'art scriptural[1].
Si l'on ne veut pas que l'écriture créative demeure l'apanage des seuls écrivains (qui ont compris tout seuls comment la pratiquer), il faut admettre son apprentissage et en particulier dans l'école, là où passent tous les enfants d'une société.
Mon propos est donc de définir aujourd'hui à quelle condition on peut acquérir ce savoir-écrire si on ne l'a pas conquis au hasard de la vie.
Autrement dit, peut-il y avoir un enseignement concerté, réglé, cautionné par une théorie qui permette d'éviter les coups de force ou les manœuvres de séduction.
A quelles conditions peut-il être mis en place ?
1. Il faut admettre qu'un objet d'art est un objet fabriqué.
En effet ce qui relève du don ne s'apprend pas. Il faut donc renoncer à une idéologie encore très répandue qui cautionne l'existence d'élites de droit divin.
Selon Bourdieu le monde contient des objets naturels et des objets fabriqués. Parmi ces derniers figurent les objets fonctionnels mais aussi les objets d'art. Voilàqui bouscule le mythe de la spontanéité et du naturel en ce qui concerne la production artistique. Tant que l'enseignement de la littérature ne s'intéressait qu'aux textes, aux produits finis, on pouvait oublier que ces beautés étaient le résultat d'un processus de production lié à la maîtrise de savoirs techniques (le mot ars  signifie en effet technique) à l'œuvre dans le cours de l'écriture.
Tant qu'on a eu des théories du texte coupées des théories du processus (l'écriture), on n'a pu envisager une didactique de l'écriture.
Cette dernière ne peut en effet se construire que si l'on s'interroge sur ce qui se passe entre le moment où il n'y a rien sur la page et le moment où l'on parvient à un produit provisoirement fini, c'est-à-dire sur le processus d'écriture.

2. Il faut une connaissance des théories du processus de production d'un objet d'art scriptural.
Qu'est-ce qu'un processus de production ? On appellera ainsi l'ensenble des actions ou opérations nécessaires pour passer d'un matériau brut à un objet fabriqué.
C'est l'apprentissage de ces opérations et des savoirs qui les accompagnent qui fait l'objet de la didactique de l'écriture créative.
Dans un premier temps on peut s'interroger sur le processus de production d'un objet fonctionnel. Il sera possible ensuite d'effectuer les transpositions nécessaires pour un objet d'art.
 Soit une chaise. Pour la fabriquer j'ai besoin de connaître
1) les matériaux  que je peux utiliser (bois, plastique, métal, toile etc.)
2) le ou les points communs  à toutes les chaises différentes que je connais, ce qui les définit comme chaises, le concept de chaise. Cela suppose une opération d'abstraction. Je dois abstraire l'idée de chaise à partir de toutes les chaises existantes et produire – ou découvrir, si elle existe déjà – une définition structurelle de l'objet. A partir de ces deux savoirs, je peux déduire les règles de transformation du matériau qui permettent de parvenir à l'objet visé.
Si je suis un expert, je peux donc transmettre à un apprenti l'accès au matériau, la définition structurelle de l'objet à produire, les règles de transformation du matériau.
S'agissant de la production d'un texte objet d'art scriptural, le matériau sera constitué de l'ensemble du déjà-dit, déjà-écrit, de la bibliothèque du monde (écrite et orale).
La définition du texte artistique et de ses règles de production est plus problématique.
Elle requiert une théorie du texte et de son écriture, c'est-à-dire une théorie de l'usage artistique du langage.
On le comprend, la théorie devra articuler le produit et le processus : en effet tantôt le produit est un élément du processus, tantôt le processus est un élément du produit, qui laisse des traces dans ce dernier. On ne peut dire que l'un englobe l'autre. Il y a interaction.
La théorie est nécessaire pour passer à la pratique et pour évaluer les produits. Sans elle, le maître est réduit à ses propres critères subjectifs (j'aime, je n'aime pas) qui imposent entre l'apprenti et l'expert un rapport de séduction ou un rapport de force ce qui n'a rien à voir avec un rapport d'apprentissage.

3. Il faut donc une mobilisation de savoir théorique sur l'usage artistique du langage.
On ne peut se contenter de parler en termes de spontanéité agissante. On ne peut se contenter de fonctionner avec de bons sentiments.
L'écriture créative, tout comme n'importe quel domaine d'activité, peut en effet être l'objet d'une recherche scientifique. Même si certains aimeraient partager le monde entre les littéraires, artistes vivant dans le flou artistique et les scientifiques opérant dans la rigueur et la rationalité, il faut lutter contre cette tentation car elle empêche de donner à la littérature toute sa mesure.
On ne voit pas pourquoi, en droit, le travail artistique ne pourrait pas être l'objet d'une recherche scientifique qui respecte les règles de toute recherche :
– connaître tous les travaux autour du sujet
– formuler une hypothèse qui tient compte de ceux-ci
– expérimenter, tester cette hypothèse
– la modifier par petites touches
– la confirmer ou en formuler une autre.
C'est-à-dire que l'on travaille toujours dans le provisoirement vrai. La science produit en effet des vérités historiques. Ainsi la conception de la beauté varie-t-elle au cours des siècles, tout comme la conception de l'écriture.
L'important est de se situer comme sujet historique capable de penser et de théoriser avec les outils disponibles à un moment donné : cela suppose de la part du chercheur modestie et rigueur.
Que peut-on avancer comme hypothèse, à l'heure actuelle, pour définir l'usage artistique du langage[2] ?
Bien que de formation littéraire, j'ai très vite compris que la linguistique était une science fondamentale pour la connaissance des textes littéraires qui sont avant tout objets de langage. C'est chez le linguiste Jakobson que j'ai trouvé une théorie de la fonction poétique du langage. Je me la suis d'abord appropriée. Ce n'était pas facile parce qu'elle était elliptique et parce qu'il fallait la modifier en tenant compte des nouvelles recherches, en particulier dans le domaine de la pragmatique. Bref, j'ai été amenée à définir un usage artistique du langage comme la mise en place d'un retour non aléatoire (et perçu comme tel) d'éléments qui se ressemblent. Ces éléments pouvant être de toutes natures (thèmes – sonorités – mots – structures syntaxiques ou rythmiques). Leur retour régulé participe à la constitution d'une sorte de symphonie qui est liée à la structure du texte littéraire. On voit bien ce processus en poésie, avec le retour de la rime selon des unités de mesure syllabiques.
La structure de l'objet d'art langagier repose sur ce retour non aléatoire du même qui créée le rythme, modifie le souffle respiratoire et produit l'impression poétique.
On le voit, ce mécanisme peut être formulé en termes conceptuels simples. L'apprenti à qui on l'explique, sera moins désarmé face à l'écriture : au lieu de s'en remettre à une spontanéité, qui bien souvent ne reflète que des stéréotypes langagiers intériorisés, il entamera une démarche réfléchie et donc plus sereine. On se prononcera sur la qualité d'un texte en fonction de ce qu'on y découvrira comme retour non aléatoire du même. évidemment cela ne supprime pas une réflexion sur les institutions du littéraire dont il faudra montrer combien elles sont prises, elles aussi, dans une histoire. Le mystère de la création devient abordable. Bien sûr, il restera beaucoup à apprendre encore, à comprendre.

4. Il faut alors admettre la réécriture, la lenteur, la patience.
Le débutant mettra des heures pour obtenir ce qu'un écrivain confirmé produit en un quart d'heure. Mais c'est tout à fait normal. Qui sait jouer d'un instrument de musique dès les premières minutes ? Personne. Et pourtant, chacun, tous les jours a l'habitude de produire des sons. Chacun a également l'habitude d'utiliser le langage, ce n'est pas pour autant qu'il est artiste. Car l'usage artistique du son (la musique) de l'image (la peinture, le cinéma) ou du langage (l'écriture créative), cela s'apprend.
Maintenant que l'on perçoit comment on peut faire apprendre l'écriture créative, il reste à s'interroger sur ses enjeux, ses objectifs.


II. l'écriture créative pourquoi ?

Autrement dit, que nous apprend la pratique artistique de l'écriture. Que permet-elle de comprendre ? Pourquoi faut-il l'enseigner ?
Comme nous allons le voir ce lent travail dans le langage accroît la connaissance de la langue, la perception du réel, la communication avec soi-même et avec l'autre, le rapport à toute forme d'art et au-delà à toute démarche de recherche.

1. Mieux connaître sa langue
L'usage artistique du langage impose une réflexion plus intense que son usage ordinaire. Le produit est en effet le lieu d'une véritable théâtralisation de certains mécanismes langagiers qui se trouvent exhibés et deviennent compréhensibles. Résultat de tout un ensemble d'activités métalinguistiques et métatextuelles, le texte est aussi le point de départ d'autres activités métalinguistiques de la part du lecteur. Car même en l'absence d'intrusions d'auteurs et de commentaires explicites (comme dans Jacques le Fataliste  de Diderot par exemple), le retour régulé d'éléments qui se ressemblent attire l'attention sur la facture du texte. Ce dernier admet alors deux lectures : la première référentielle dénotée, la deuxième autoréfentielle (ou métatextuelle) connotée.
Cela correspond à deux positions de lecture que l'école doit construire : la position fusionnelle et la position distanciée.
Dans la position fusionnelle (dénotée référentielle)  on s'identifie à ce qu'on lit, on croit que le texte reproduit le réel, on se confond avec le personnage, on identifie le mot et la chose. En ce rapport fusionnel se construit une lecture d'identification primaire qui repose sur une aliénation du lecteur. Il devient l'autre et se met à vivre par personnage interposé. Cela présente des avantages : on peut s'éduquer par projection en faisant l'économie de certaines expériences difficiles dans le réel. (C'est ce que montre très bien Bruno Bettelheim dans La Psychanalyse des contes de fée.) L'école actuelle forme ainsi de nombreux lecteurs qui achètent les collections de type Harlequin les plus vendues dans le monde.
Mais cette position a également ses limites et même ses inconvénients. Bruno Bettelheim le montre dans un autre ouvrage La Lecture et l'enfant. Il cite le cas d'une petite fille qui refuse de lire “ nous tremblons ” parce qu'elle ne peut supporter d'éprouver la peur. Pour débloquer sa lecture, l'institutrice dut lui rappeler que c'était une histoire, qu'elle avait parfaitement le droit de désirer qu'il se passe autre chose, qu'elle ne devait pas forcément faire corps avec le personnage. Elle dut en somme lui offrir la possibilité d'une lecture distanciée et d'une identification de deuxième degré avec le producteur du texte qui, seul, a le droit de le modifier. C'est en permettant au lecteur de discuter les choix de l'auteur qu'on lui donne l'autorisation d'écrire, de quitter la position fusionnelle pour devenir créateur. En effet, si on s'identifie totalement à ce qu'on lit, cela signifie que tôt ou tard l'on ne pourra lire que ce que l'on supporte de vivre.
Ainsi dans cette deuxième position de lecture distanciée, le lecteur est-il amené à se poser aussi les problèmes de l'auteur et non plus seulement ceux du personnage.
L'âge adulte de la lecture est atteint lorsqu'on est capable de passer instantanément de la première position à la deuxième et inversement.
L'école doit assurer le passage d'une position à l'autre dans les ateliers d'écriture.
En effet si on fait corps avec ce qu'on écrit, toute suggestion de modification du texte sera vécue, comme une agression contre la personne. L'apprentissage ne peut se faire que si l'on distingue le sujet de l'objet. Seule la position distanciée permet cela.

2. Mieux percevoir le réel.
Les mots venus d'une écoute du langage amènent à se rappeler certains éléments du réel  non perçus consciemment. Des “ mémoires oubliées ” (restées dans l'ordre du subliminal) accèdent à la conscience. La perception de la réalité s'affine.
C'est ainsi que l'écrivain peut prendre appui sur le langage pour se libérer des visions prêtes-à-porter distillées par le discours de la culture.

3. Mieux se connaître et mieux communiquer avec les autres.
Quand on se relit, on a tendance d'abord à retrouver ce que l'on voulait faire, le projet qui présidait à l'écriture.
Mais ce que l'on connaît de ce projet empêche de bien voir l'objet. Chacun sait combien on est aveugle aux fautes de frappe sur un texte dont on est l'auteur.
Se relire de manière efficace, c'est se lire en étranger, découvrant pas à pas les projets inconnus inscrits dans l'objet.
La démarche créative impose en effet souvent que l'on modifie non pas l'objet pour le conformer au projet, mais le projet pour le conformer à un objet auquel on tient. Elle suppose donc un déplacement permanent de l'objectif par la prise en compte de l'objet. Elle n'a rien d'une pédagogie par objectif qui définirait à l'avance le point où l'on doit arriver coûte que coûte.
Cela coûterait précisément toute l'aventure de l'écriture.
C'est pourquoi les écrivains affirment souvent : “ J'écris pour découvrir ce que j'ai à écrire. ”

4. Se mettre en état de recherche
est peut-être le bénéfice le plus important d'une démarche d'écriture créative, pulsion de vie.


Conclusion

On le voit un atelier d'écriture créative a de tels enjeux qu'on devrait toujours être attentif à la formation des animateurs qu'ils soient ou non écrivains. Car si écrire cela s'apprend, enseigner aussi cela s'apprend. Écrivains et enseignants ont donc des savoirs à échanger. Mais cela ne sera encore pas suffisant : ils auront, de plus, besoin d'apprendre à théoriser leurs pratiques afin de justifier leurs choix[3]. Le contact avec la recherche est alors indispensable.
Bibliographie succincte

– L'écriture du texte, théorie, pratique, didactique, Thèse d'état, Université de Paris viii-Vincennes, soutenance le 17 juin 1989, (à paraître en plusieurs volumes chez plusieurs éditeurs), 1123 pages.
– La Réécriture  (sous la direction de), Actes de l'Université d'été de Cerisy-la-Salle, 22-27 août 1988, éd. L'Atelier du Texte, Grenoble, 1990, 220 pages.
– Nouveau roman et discours critique, éd. Ellug, Grenoble, 1990, 200 pages.
– Peau de mille bêtes, Pièce de théâtre, représentations à Grenoble du 15 au 20 mai 1990 par la Compagnie Théâtre du Réel. Pièce traitant de sévices sexuels dans le cadre de l'année des droits de l'enfant à partir du conte de Peau d'Ane  de Perrault et de Grimm.
– Si par un livre ouvert un personnage…, Pièce de théâtre écrite pour la Compagnie Théâtre en Savoie, pour le festival du premier roman de Chambéry. Première représentation le 18 avril 1991, Théâtre Charles Dullin à Chambéry.
– Les Ateliers d'écriture  (sous la direction de), Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle 23/07-2/08 1983, éd. L'Atelier du Texte et Ceditel, 1993, 217 pages.



[1] J'emploie ce terme par analogie avec “ objet d'art pictural ” ou “ musical ”.
[2] Pour plus de précision, on se reportera à : la revue tem, Texte en main  (11 numéros sortis, tous sur l'écriture et ses enjeux), publiée par L'Atelier du texte, 2 place Dr Léon-Martin, 38000 Grenoble.
[3] On trouvera des propositions concernant le déroulement d'un atelier et des séquences didactiques dans la revue tem, Texte en main  et dans les articles suivants de Claudette Oriol-Boyer :
– “ L'Art de l'autre ”, Pratiques d'écriture et communication, revue Langue française, juin 1986, Larousse, p. 45 à 62.
– “ De l'usage ordinaire à l'usage artistique de l'écriture, activités "méta" et didactique ”, revue études de linguistique appliquées, n° 71, septembre 1988, éd. Didier érudition.
– “ L'usage didactique des brouillons ”, Cahiers pédagogiques, n° 267, octobre 1988.
– “ A propos de la lecture, le parti-pris de l'écriture ”, Lecture, ouvrage collectif publié par le snes et par l'adapt, Association pour le développement d'auxiliaires pédagogiques et de technologies d'enseignement, janvier 1990, Paris, pp. 69-82.
– “ Pour une didactique du français langue et littérature ”, Le Français dans le monde, n° 237, novembre/décembre 1990.
– “ La Réécriture conversationnelle ”, Cahiers d'acquisition et de pathologie du langage, juillet 1992, n° 9, Université René Descartes, Centre National de la Recherche Scientifique, u.r.a. 1031, ufr de Linguistique générale et appliquée.
– “ Vues de Florence ”, communication au Colloque de Cerisy sur Le Paysage, septembre 1992, à paraître dans les Actes du Colloque en 1994.