Naissance d'une contrainte, L'intense Alpha, in revue Formules n°2, juin 1998, Edition L'Age d'Homme.
Claudette Oriol-Boyer
NAISSANCE D'UNE CONTRAINTE, L'INTENSE ALPHA
in revue Formules n°2, juin 1998, Edition L'Age d'Homme.
1. Texte prototype
Intense
Intime cadence
Timide tracas
Idéal fatras
Alpha
Avant de poursuivre, lecteurs, lectrices, essayez de formuler vous-mêmes ce qui pourrait être la consigne d'écriture de ce texte...
Naissance d'une contrainte
A partir de quoi ai-je entamé les premières ébauches de ce texte?
Comment suis-je, un jour, passée du bricolage sur la page au sentiment qu'une véritable contrainte venait d'être engendrée?
Pourquoi ai-je attendu des années avant de la livrer à tous?
De la lecture à l'écriture
Il me semble que c'est en lisant un roman de Benoziglio, Portrait d'une ex, que l'idée initiale a surgi. J'ai en effet ressenti ce frémissement particulier qui se produit lorsqu'on croit percevoir, en filigrane par rapport au réglage référentiel, les indices d'un réglage formel encore inconnu mais affleurant, cohérescent, à confirmer. L'hypothèse qui me conduisait ce jour-là, était que chaque chapitre avait peut-être été engendré à partir de la reprise d'un élément du chapitre précédent, de telle sorte que l'englobé devienne englobant.
Sans attendre de lire plus avant, j'ai voulu actualiser immédiatement sur une petite forme, les conséquences scripturales de ce genre de contrainte.
Cette erre (ère) du soupçon est certainement l'une des plus palpitantes et des plus stimulantes pour un lecteur qui cherche à cueillir dans les textes matière et manière d'écrire. Car toute hypothèse provisoire de réglage, même non confirmée par la suite de la lecture, peut devenir point de départ d'écriture personnelle.
Le bricolage sur la page
L'idée était de placer aux extrémités de chaque vers les éléments centraux du vers ^précédent.
Les questions étaient multiples :
- comment commencer?
- allais-je reprendre les syllabes ou les lettres, les sons ou les graphies?
- devais-je rechercher des rimes en fin de vers? ou demeurer indifférente à ce phénomène?
- devais-je m'imposer de mettre le même nombre de syllabes dans chaque vers?
- quand et comment se ferait l'arrêt de cette expansion infinie du centre vers la périphérie?
Peu à peu, à tâtons, les éléments prenaient place. Je compris que l'on pouvait s'arrêter quand les éléments centraux d'une ligne pouvait constituer non seulement la périphérie de la ligne suivante mais également son centre. Autrement dit, le centre d'une ligne pouvait constituer la ligne suivante dans sa totalité : idéal fatras engendrait alpha.
Acceptation du texte
Le texte produit me parut satisfaisant quand des effets de sens me devinrent perceptibles, comme la plus-value du labeur technique : il me plaisait que le premier mot et le dernier mot s'accouplent pour donner Intense alpha qui prenait une coloration métatextuelle, désignant en même temps ce qui se passait dans le texte et le principe de la contrainte génératrice.
Reconnaissance de la contrainte
Ayant envoyé mon petit texte à quelques amis, j'ai eu l'heureuse surprise de recevoir queelques autres textes engendrés par la même ccontrainte et porteurs de sens nouveaux.
J'avais dès lors les justifications d'une contrainte telles que les mentionne Jacques Jouet dans Formules n° 1 (p. 77) :
"La première raison, je vais dire ça très platement : c'est si on a envie de faire pareil. La contrainte (en tout cas pour l'Oulipo, à mon avis) doit pouvoir resservir."(p.77)
"La deuxième raison qui milite pour l'élucidation de la contrainte dans le moment de la lecture, eh bien c'est si (je n'oublie pas que c'est conditionnel) si ladite contrainte porte du sens."(p.78)
Ici, dans Intense Alpha, l'éclosion du langage à partir de lui-même prenait même des valeurs mythiques.
Mais une contrainte n'est pas destinée à engendrer le tout d'un texte qui a pris son autonomie et s'est construit, au-delà de la contrainte initiale, sur bien d'autres exigences qui lui demeureront spécifiques.
Il restait donc à trouver une formulation de la contrainte qui permette le déploiement maximal de ses potentialités et le surgissement d'autres textes.
Mais cette rédaction n'eut pas lieu avant aujourd'hui. Pourquoi donc?
Publication de la contrainte
Il me faudrait, pensai-je, un brevet d'invention!
Au cours d'une université d'été que j'avais organisée avec la participation d'écrivains, je demandai à Jacques Bens si l'Oulipo disposait d'une procédure spécifique pour enregistrer "officiellement" l'invention d'une contrainte..Il semblait que non. Je remis donc la contrainte dans son tiroir, attendant une occasion favorable pour rédiger son acte de naissance.
Avec la revue Formules, voici enfin, en 1998, une chambre d'enregistrement et un lieu de relance.INTENSE ALPHA aura attendu six ans avant de voir le jour.
Premier cahier des charges de la contrainte INTENSE ALPHA
La première ligne est composée d'un mot dont les premières et les dernières syllabes (ou demi-syllabes) sont reprises respectivement au début et à la fin de la deuxième ligne (avec même orthographe ou seulement même son).
La troisième et la quatrième ligne commencent et se terminent par les syllabes centrales de la ligne précédente.
La cinquième et dernière ligne est obtenue uniquement à partir des syllabes centrales de l'avant-dernière ligne.
Extensions de la contrainte INTENSE ALPHA
Autres réalisations
démon
mon héros doré démodé
érodé mordoré
démon de mots
monde
démon
mon hérode orée des mots des
héros des morts dorées
des monts de mots
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aurélien
or libéré de ses rares liens
bercé, rieur leste renard
sérieux, franc céleste, heureux
francelle
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Innocente idylle
aux cents rades humides
a demi élue
miel