POTENTIEL DIDACTIQUE ET PEDAGOGIQUE DE LA CONTRAINTE

Claudette ORIOL-BOYER

Revue La Licorne N° 100 janvier 2013 Ed. Presses universitaires de Rennes, pages 217-231
 
 
J’ai rencontré l’Oulipo, il y a longtemps. Je crois que ce fut en la personne de Noël Arnaud au colloque de Cerisy sur Boris Vian en 1976. Ensuite j’ai eu des collaborations avec Georges Perec, Jacques Bens (qui vint passer une semaine dans l’université d’été que j’avais organisée à Chichilianne sur « Le partenariat enseignant-écrivain » en 1994), et Hervé Le Tellier (qui vint dans un colloque à Grenoble sur « Ecrire à l’Université »), sans compter ma participation aux colloques Perec (Cerisy), Queneau (Thionville), Vian, Queneau, Prévert (Victoria, Canada) et les contacts amicaux et lectoraux avec Marcel Benabou et Jacques Jouet.
Nous avions en commun une confiance indéfectible dans les vertus de l’écriture à contraintes.
Ce en quoi nous nous séparions de ceux qui militaient pour des textes sans contraintes qu’on aimait alors qualifier de « textes libres ».


CONTRAINTES IMPLICITES ET CONTRAINTES EXPLICITES

En fait, très vite, j’ai été amenée à dénoncer cette opposition comme étant factice car un texte ainsi dit « libre » n’est en fait nullement un texte sans contraintes. Il est le produit de contraintes implicites, inconscientes, faites de toutes les règles langagières stéréotypées qu’un sujet a intériorisées et qui le manipulent à son insu lorsqu’il parle ou écrit. Le texte dit libre n’est donc différent du texte oulipien dit « à contraintes » qu’en tant que texte à contraintes implicites et inconscientes alors que le texte oulipien est le produit de contraintes explicites et conscientes.
Ainsi peut-on affirmer que tout texte résulte de contraintes :
-           implicites socio-culturelles (inconscientes ou partiellement inconscientes comme les contraintes génériques par exemple),
-           implicites personnelles et subjectives (ainsi par exemple, le laisser-aller de l’écriture surréaliste n’est-il pas l’exercice d’une liberté).
Mais, dans certains textes, et en particulier dans les textes « oulipiens », ces contraintes implicites incontournables doivent cohabiter avec des contraintes explicites, consciemment et délibérément choisies par un scripteur.

Ces contraintes explicites sont à la base des pratiques d’écriture oulipiennes.
Car l’Oulipo est :
-           un lieu d’invention de contraintes qui viennent, pour la plupart, de structures mathématiques et ouvrent à la production de textes à venir (littérature potentielle).
-           un lieu d’expérimentation de ces contraintes dans des textes produits par ses membres
-           un lieu d’animation d’ateliers d’écriture à contraintes

Nous parlerons donc « d’écriture à contraintes » et « de texte à contraintes » seulement lorsque les contraintes sont consciemment et explicitement choisies par un scripteur.
Nous allons maintenant interroger le potentiel didactique de cette écriture à contraintes, tant au niveau lectoral qu’au niveau scriptural, en particulier pour des situations d’ateliers d’écriture.
Nous verrons que l’écriture à contraintes apporte une contribution à des questions fondamentales touchant la littérarité, le rapport à soi, l’écriture en atelier, l’évaluation des textes, la réécriture, et implique un rapport spécifique aux textes littéraires.
 

POTENTIEL LECTORAL ET SCRIPTURAL DES CONTRAINTES EXPLICITES

En ce qui concerne la lecture d’un texte à contraintes, on distinguera deux cas de figure :
1 - le lecteur sait que le texte est « à contraintes »  et connaît a priori celle(s)-ci
2 – le lecteur sait que le texte est « à contraintes » mais il ne sait pas a priori quelle est leur nature.

Dans le premier cas, le lecteur observera fort probablement comment les contraintes ont agi sur l’élaboration du texte, les lieux où elles sont apparentes, quelles sous-contraintes ont été induites. On peut dire que les contraintes seront le premier instrument de sa lecture.
Dans le second cas, le lecteur cherchera à deviner la contrainte : suivra pour lui une enquête sur le texte et la recherche de phénomènes récurrents dont il pourra déduire une contrainte explicite.
Dans les deux cas s’instaure un jeu du lecteur avec le scripteur. Mais un jeu instructif. C’est précisément cette liaison distraction/instruction qui plaît à Queneau dans Les Fleurs bleues :

- Elle est idiote votre histoire (...)
Elle est peut-être idiote (...) mais, en tout cas, vous vous êtes instruit[1].

– C'est vrai, dit tout à coup Luc et, pourquoi que vous avez pas la tévé ? ça distrait.
– ça instruit même, dit Yoland.
– Alors, Lamélie, dit Cidrolin, en attendant de te marier, veux-tu te distraire ou t'instruire ?
– Non, papa, ce que je veux, c'est baiser[2].

Cette lecture ludique, marquée par une recherche technique ou formelle, présente le risque de faire oublier au lecteur la perception du sens ( il occultera ce que dit le texte pour s’intéresser à sa facture, au « comment c’est fabriqué »).
Mais cette même lecture, marquée par une observation intense du travail sur la matière linguistique, présente l’immense avantage de susciter une prise de conscience du lecteur sur le mode de production d’un texte. Elle lui offre ainsi, dans le même temps, à la fois l’envie et les moyens de s’y essayer. Elle lui fait percevoir la liaison obligatoire entre la lecture et l’écriture qui sont les deux phases (malencontreusement souvent dissociées) d’un seul et même procès.


L’écriture à contraintes comme expérience de la liaison lecture-écriture

C’est ainsi que la lecture d’un texte à contraintes conduit le lecteur vers l’exercice de l’écriture et le pousse à devenir lui-même producteur. Un échange des places s’établit, chacun pouvant être tour à tour producteur et consommateur.
En donnant au lecteur les moyens d’écrire, la contrainte s’avère démocratisante et désacralisante.
La peur d’écrire peut être surmontée, la question de l’inspiration (et donc de l’origine) contournée. Le texte n’est plus intouchable, on peut le manipuler à volonté et à plaisir. Sa matière devient présente et ce qui fait sa littérarité est rendu visible.


 L’écriture à contraintes comme accès au mécanisme de la littérarité

La littérarité, ou poéticité du langage, est ainsi définie par Jakobson :
 
Mais comment la poéticité se manifeste-t-elle ? En ceci que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l'objet nommé ni comme explosion d'émotion. En ceci que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur[3].

Julia Kristeva lui fait écho :

La répétition indique le discours en tant que discours, ou, autrement, par la répétition, le discours se désigne lui-même  (...) et correspond à ce qu'on a appelé en logique le mode autonyme du discours. L'accent est mis sur la matière et l'agencement du discours lui-même (...)[4].

C'est ainsi également que l'on peut comprendre l'expression la visée du message dans l'étude de Jakobson parlant de la fonction poétique :

La visée du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. Cette fonction qui met en évidence le côté palpable des signes approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets[5].

Cette distance établie entre le signe et l'objet n'a d'existence que par rapport à un scripteur et/ou un lecteur : elle suppose de leur part l'exercice de la fonction métalinguistique.
On s'aperçoit alors que la fonction poétique, loin d'être opposée à la fonction métalinguistique, est une occurrence de celle-ci. A la lecture dénotée référentielle la fonction poétique ajoute une lecture connotée autoréférentielle ou, si l'on préfère, métatextuelle.
Queneau, fondateur de l’Oulipo, s'est toujours montré sensible aux mécanismes de la textualité dans l’écriture à contraintes qui suscite les « répétitions », les effets de rime (au sens généralisé que Jakobson donne à ce terme) sur lesquels repose un usage artistique du langage. En témoignent ces phrases dans Bâtons, chiffres et lettres :

 Sous l'influence de Joyce et de Faulkner (qui n'était pas encore traduit), pour d'autres raisons aussi, j'ai donné une forme, un rythme à ce que j'étais entrain d'écrire...J'ai écrit d'autres romans avec cette idée de rythme, cette intention de faire du roman une sorte de poème (...) je n'ai jamais vu de différence essentielle entre le roman, tel que j'ai envie d'en écrire et la poésie[6].

Cette assimilation roman/poésie est poussée encore plus loin dans les Entretiens avec Charbonnier où Queneau dit à propos de "ce qu'on appelle la littérature ou la poésie" : « Pour ma part, je ne fais pas de différence entre les deux[7]. »
Car ce sont bien des fonctionnements à l'oeuvre dans tous les textes-objets d'art scriptural qui intéressent Queneau. En témoigne encore ce passage des Entretiens avec Charbonnier :

G.C.: Est-ce que vous pensez que l'on pourra, à la suite d'études et d'analyses précises et très probablement mathématiques, déterminer le critère qui permettrait de dire : il y a littérature ?
R.Q.: Pourquoi pas ? Mais c'est une étude qui ne me paraît pas encore très avancée. Si on dit qu'il n'y a aucune commune mesure entre une analyse, même approximativement mathématique, et la littérature, cela, je ne le crois pas; il y a certainement des critériums qui doivent être élucidés, des règles inconnues, inconscientes, qui sont observées par les véritables écrivains. Ce serait peut-être un des résultats des recherches combinatoires et autres que d'arriver à déterminer justement ces règles inconscientes que suivent les véritables écrivains, de quelque tendance ou de quelque bord qu'ils soient[8].

Mais faire accepter le dévoilement des codes ne va pas de soi ainsi que le dit Barthes en 1968. Cela fait même l'objet d'une censure au même titre que l'érotisme :

(...)rien ne provoque plus de résistance que la mise à jour des codes de la littérature (on se rappelle la méfiance de Delécluze devant la Vita Nova de Dante); on dirait que ces codes doivent à tout prix rester inconscients, exactement comme est le code de la langue; aucune œuvre courante n'est jamais langage sur le langage (sauf dans le cas de certains relais classiques), au point que l'absence de niveau méta-linguistique est peut-être le critère sûr qui permet de définir l'œuvre de masse (ou apparentée); faire du langage un sujet, et cela à travers le langage même, constitue un tabou très fort (dont l'écrivain serait le sorcier); la société semble limiter également la parole sur le sexe et la parole sur la parole.[9]

L’écrivain et le linguiste sont indissociablement liés ainsi que l’écrit Jakobson :

En vérité, comme le disait Hollander, "il semble n'y avoir aucune raison valable pour séparer les questions de littérature des questions linguistiques en général". S'il est encore des critiques pour douter de la compétence de la linguistique en matière de poésie, je pense à part moi qu'ils ont dû prendre l'incompétence poétique de quelques linguistes bornés pour une incapacité fondamentale de la science linguistique elle-même. Chacun de nous ici, cependant, a définitivement compris qu'un linguiste sourd à la fonction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d'ores et déjà, l'un et l'autre, de flagrants anachronismes[10].

Marina Yaguello  affirme clairement que l’écriture à contraintes promue par l’Oulipo repose sur une constante réflexion linguistique menée par un scripteur:

Les travaux de l'Oulipo (animé par Queneau, Perec, Le Lionnais, etc.) constituent une réflexion linguistique authentique, dans laquelle la théorie se cache derrière le jeu. Les oulipistes sont sans doute des linguistes plus vrais que les vrais car la langue n'est pas pour eux un simple objet d'analyse abstrait[11].

On peut dire que la modernité du texte à contraintes repose sur une telle obligation faite au lecteur d’un regard métatextuel connotatif.
En indiquant à son lecteur qu’il a affaire à une écriture à contrainte(s), l'écrivain induit chez celui-ci une position de lecture distanciée qui ne donne plus la priorité au sens. Obligé de prendre conscience du travail accompli par le scripteur, le lecteur passe sans rupture, d'une identification de premier degré (l’illusion réaliste) à une identification de deuxième degré avec l'écrivain au travail.
Il est clair que l’écriture à contraintes ainsi conçue donne l’envie et les moyens d’écrire, et constitue par là même un outil privilégié pour l’animation d’un atelier d’écriture. L’Oulipo l’a bien compris.


L’écriture à contraintes comme outil privilégié des ateliers d’écriture

Le principe est simple : la lecture d’un texte à contraintes est proposée aux participants à qui on demande de découvrir la contrainte puis d’écrire un court texte à partir de celle-ci.
 
Premier moment d’un atelier : production de « curiosités scripturales ».
 
 En phase d’initiation, l’écriture à contraintes permet de faire des gammes au cours desquelles on apprend à pétrir la matière verbale et à manipuler la langue dans tous ses aspects.
Au début d’un atelier, on peut par exemple demander l’écriture d’un texte composé uniquement de monosyllabes (après lecture d’un passage de Tom ou les mots les moins longs de René Droin) ou encore l’écriture d’un texte ne contenant que la voyelle e (après lecture d’un extrait des Revenentes de Perec) ou encore la production d’un petit récit ne contenant que des mots féminins (après lecture d’un extrait de La Modéliste de Régine Detambel).
Durant cette phase, on produit (sans se poser de questions sur la littérarité) ce qu’on pourrait appeler des curiosités scripturales. On se contente d’une bonne exécution de la contrainte et on parvient à ce que Christelle Reggiani nomme « une littérarité logique, c’est-à-dire indépendante de toute évaluation esthétique[12]. »
Le résultat d'un jeu poétique n'est en effet pas forcément satisfaisant sur le plan artistique et l'Oulipo le dit clairement :

 La contrainte, telle qu'elle est élaborée par les Oulipiens, permet à l'écrivain qui ne serait pas susceptible d'écrire pour une raison x ou y, de pratiquer son travail d'écriture, par l'intermédiaire du jeu, de la règle qu'il se donne à lui-même (…) A l'intérieur même de l'Oulipo, il y a des contraintes qui appliquées par certains, donnent de petits chefs-d'œuvre, appliquées par d'autres, donnent de médiocres résultats.(…) Sur le plan de l'Oulipo, on regarde seulement si la contrainte fonctionne (…) Les poètes n'ont pas besoin de venir à nos stages. Ils vont s'inventer leurs propres techniques. Pour les autres, c'est plus commode d'utiliser les nôtres, de voir celles qui marchent, celles qui ne marchent pas, de les éprouver pendant quelques jours et puis de partir[13].


Deuxième moment d’un atelier : vers la métatextualisation de la contrainte

Une contrainte peut rendre en partie indifférent au travail du sens. C’est le défaut de la grande majorité des premiers textes produits. Il faudra apprendre à faire exister une harmonie entre travail de la forme (du signifiant) et travail du sens (du signifié). C’est difficile car le travail sur l’un a tendance à faire oublier l’existence de l’autre. On peut dire qu’un texte sera réussi quand le scripteur sera parvenu à rendre indissociable le signifié du signifiant et à les faire se magnifier mutuellement.
Une solution fréquemment adoptée est celle qui consiste à métatextualiser la contrainte, à faire que le texte admette une double lecture : la première dénotative référentielle (les mots renvoient à la réalité), la seconde connotative autoréférentielle (le texte, par connotation autonymique, admet un deuxième signifié qui renvoie à la contrainte sur laquelle il est fondé).
Tous les oulipiens s’y sont exercés.
Par exemple, dans La Disparition, Perec parle au niveau référentiel de la disparition d’un personnage et au nivau autoréférentiel de la disparition de la voyelle e dans le texte du roman. De ce fait, de nombreux passages admettent non pas une lecture ambiguë mais une lecture à connotation métatextuelle.
Ainsi que l’écrit Christelle Reggiani, dans de tels textes, l’attention se porte « sur la manière dont le texte éclaire éventuellement sa propre production.[14]». Elle ajoute : « C’est probablement la force des écritures à contraintes que de faire du procès même de l’écriture l’un des enjeux de la lecture.[15] ». Et de citer Perec : « Dans presque tout ce que j’écris, il y a disons une histoire et l’histoire de cette histoire. [16]» et Roubaud : « Un texte écrit suivant une contrainte parle de cette contrainte.[17] ».
Ainsi, dans un atelier que j’animais, afin de faire comprendre ce point, ai-je été amenée à écrire le court texte suivant :

Egalités
Dominique et Dominique s'étaient aimés puis mariées avec la ferme volonté de former un couple où le pouvoir et l'autorité seraient exercés et prises alternativement par chacun et chacune. Bientôt on avait marmonné dans le ménage qu'on en avait marre des marmots, des phallos, des métros tout comme des marmites, des favorites, des métrites. Ils s'étaient disputées puis elles s'étaient séparés avec l'amour et la haine que seules un bref rupture et une longue divorce peuvent produire.
Ils avaient dû reconnaître que les traditions étaient plus fortes qu'eux.
Une dernière fois elle l'avait embrassé en l'appelant "ma chérie" tandis qu'il la traitait d'"idiot féministe".
Si la justice régnait dans le coeur des êtres, si l'égalité et l'équité leur étaient plus chères que l'égoïsme, l'autorité, la domination, rien ne pourrait maintenir la grammaire conventionnelle de leurs rapports.

Ce texte suscita un certain étonnement car il mettait en lumière la possibilité de dire le biographique dans un texte à contraintes alors que les participants croyaient de tels textes dénués de tout rapport possible avec l’intime du sujet.

Troisième moment : L’écriture à contraintes et le rapport au sujet
 
En fait, ce dont les participants prenaient conscience c’était qu’ils ne pouvaient trancher : le texte était-il une simple émanation du travail à partir de la contrainte ou bien était-il l’expression d’un problème fort qui touchait la vie personnelle du scripteur ?
Seul le scripteur pouvait dire ce qui était vrai mais il pouvait tout aussi bien mentir et utiliser la contrainte comme un masque, comme une protection par rapport au regard des autres.
Un des mérites de l’écriture à contraintes, et non le moindre, c’est de faire percevoir le scripteur comme un fabricant, un producteur, un bricoleur, plutôt que comme un sujet qui, fusionnant avec son texte, exprimerait ce qu’il est au plus profond de lui-même. Ainsi, au lieu de rester sans défense face à des interprétations gênantes ou douloureuses pour sa personne, le scripteur pourra toujours se réfugier derrière les impératifs de la contrainte et affirmer : « Ce n’est pas moi qui ai choisi d’écrire cela, c’est la contrainte qui en est responsable. » Et personne ne pourra dire le contraire. On le voit, l’usage d’une contrainte protège contre toute lecture intrusive, ou même effractive, par rapport aux domaines de l’intime. Cela permet, en atelier, que le regard de l’autre porte sur la facture de l’objet produit sans que le sujet se sente en danger – même si la contrainte a permis à l’inavouable de se dire.
Ne faisant plus corps avec son texte, le bricoleur pourra accepter des critiques et des suggestions de réécriture venues du groupe, sans ressentir cela comme une agression sur sa personne.
On peut donc affirmer que l’écriture à contraintes, grâce à ce mécanisme, rend possible une réécriture raisonnée et coopérative en atelier.

Quatrième moment : L’écriture à contraintes comme outil d’évaluation et de réécriture
 
L’écriture à contraintes permet aux lecteurs des textes produits dans un même atelier de découvrir mille manières d’explorer une même contrainte. C’est ainsi qu’après la première phase de mise en commun des textes, chacun est en mesure de se fabriquer des consignes de réécriture lui permettant d’améliorer son texte en exploitant mieux le potentiel de la contrainte.

Cinquième moment : L’écriture à contraintes comme conduite vers les contraintes implicites

Mais, nous l’avons dit plus haut, tout texte est aussi le produit de contraintes implicites en relation avec les conditionnements spécifiques de chacun.
Habitués à chercher les récurrences issues de l’application d’une contrainte, les lecteurs sont tout naturellement amenés à découvrir d’autres récurrences, issues de contraintes implicites se mélant, dans le texte , aux contraintes explicites. Elles contrastent avec ces dernières car elles ne sont pas systématiquement exploitées.
En voici un exemple (issu d’un de mes ateliers de Grenoble).
 Le texte avait été produit à partir d’une contrainte lexicale imposant l’emploi de termes ayant un rapport de sens ou un rapport anagrammatique avec les mots « jaune » et « zéro ».

Allongé sous la lumière du soleil, bercé par le Zéphyr, bronzé et nu, Zeus lisait L'Amant , lorsqu'Eros, tel la foudre, le frappa.
Zeus, jaloux, pensa aussitôt que Jason, perle de ses pensées, était à Rome. Son épi de blé adoré ne risquait-il pas d'être emporté au Zénith par un inconnu trop zélé ? Quel péril !
Zeus, la tête pleine de colère, colla son oeil à la serrure du ciel et scruta l'infini. Il vit les nuits et les jours sur la terre, traversa la Chine, le Japon et parvint enfin à Rome. C'était l'automne.
Jason buvait l'eau d'une jarre et n'avait jamais quitté l'anneau d'or de la fidélité.

Nous avons lu le texte au rétroprojecteur, en cherchant comment « jaune » et « zéro » avaient été utilisés au service des relations textuelles (tant pour leur signifiant que pour leur signifié). Puis, comme toujours, nous avons cherché des règles utilisées par le scripteur indépendamment des règles imposées. Quelqu'un dit alors combien il lui paraissait intéressant de ne pas connaître le sexe de Jason. La scriptrice, fort étonnée, s'exclama que, bien sûr, Jason était une femme. Il fallut lui expliquer que rien dans le texte ne permettait de le savoir et que nos connaissances mythologiques nous portaient plutôt à croire que Jason était un homme. Il manquait une marque contextuelle pour sortir de l'ambiguïté.
Mais précisément, cette ambiguïté plaisait aux participants de l'atelier et il leur semblait que cela pouvait être exploité comme une nouvelle contrainte qui apporterait quelque chose à la textualité. Ce fut le point de départ d'une réflexion sur le potentiel « textuel » d’une contrainte et sur le rapport entre le sujet et une règle inconsciente qui l’avait manipulé à son insu.
On voit combien il est intéressant d’utiliser la compétence lectorale venue de l’étude des textes à contraintes explicites pour accéder aux contraintes implicites à l’œuvre dans un texte qu’on vient d’écrire. Une fois mises au jour, elles pourront devenir explicites. Au lieu de les rejeter, le scripteur pourra en prendre la maîtrise consciente et acquérir ainsi le pouvoir de manipuler ce par quoi il était manipulé. C’est ainsi qu’il verra s’accroître son espace de liberté.
Les participants d’un atelier d’écriture à contraintes sont bien placés pour faire découvrir à un scripteur cet autre qui est en lui.
Comme l’explique Gide, l'écrivain compte sur ses lecteurs pour mieux se connaître :
 
Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent. Vouloir l'expliquer d'abord c'est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela.
 -Et ce qui surtout m'intéresse, c'est ce que j'y ai mis sans le savoir (…)[18] .
 
Dans un atelier d’écriture à contraintes, le pluriel des participants démultiplie le regard sur le texte et permet de débusquer toutes les contraintes. Peu à peu, chacun apprend à exécuter tout seul, sur son texte, ce type d’enquête que, dans un premier temps, les autres l’ont aidé à faire.

Sixième moment : tout texte est le produit de contraintes

Quand on pratique l’écriture à contraintes, on se met à chercher les contraintes, même dans un texte qui ne se définit pas comme un texte à contraintes. On apprend à s’intéresser à la facture de tout texte et pas seulement au sens. Tout texte est considéré comme potentiellement traversé par une ou des contraintes cachées. Alors au détour d’un moment de lecture, une récurrence amène à soupçonner une contrainte qui pourra être vérifiée ou ne pas l’être. En ce cas, le lecteur peut avoir envie de l’utiliser pour écrire et sa lecture lui aura servi à inventer une contrainte.
Il est alors permis d’imaginer un autre type d’ateliers, l’atelier d’invention de contraintes.


L’écriture à contraintes Et L’inventon de Contraintes EN ATELIER

L’Oulipo attend souvent de ses membres mathématiciens des structures abstraites qui serviront de contraintes. Mais aucun d’entre eux ne s’interdit d’inventer une contrainte.
La contrainte peut alors provenir d’un phénomène ponctuel relevé dans un texte, présent là par hasard, non systématisé et qu’on aura envie de transformer en contrainte agissant sur l’ensemble d’un texte. Dans certains ateliers on peut donc s’entraîner aussi à inventer des contraintes, supports de littérature potentielle.
Le texte suivant est issu d’une contrainte ainsi inventée : la Contrainte de l’intense alpha :
                                                 Intense

                                                                 Intime                    cadence

                                                                 Timide                    tracas

                                                                   Idéal                    fatras

                                                                                      Alpha

C'est en lisant un roman de Benoziglio, Portrait d'une ex, que l'idée initiale a surgi. J'ai en effet ressenti ce frémissement particulier qui se produit lorsqu'on croit percevoir, en filigrane par rapport au réglage référentiel, les indices d'un réglage formel encore inconnu mais affleurant, à confirmer. L'hypothèse qui me conduisait ce jour-là, était que chaque chapitre avait peut-être été engendré à partir de la reprise d'un élément du chapitre précédent, de telle sorte que l'englobé devienne englobant.
Sans attendre de lire plus avant, j'ai voulu actualiser immédiatement sur une petite forme, les conséquences scripturales de ce genre de contrainte.
 Cette erre (ère) du soupçon est certainement l'une des plus palpitantes et des plus stimulantes pour un lecteur qui cherche à cueillir dans les textes matière et manière d'écrire. Car toute hypothèse provisoire de réglage, même non confirmée par la suite de la lecture, peut devenir le point de départ d'un projet d’écriture personnelle. Mais il reste alors beaucoup à faire : on traverse des phases de bricolage, de production de textes, de validation, d’exportation de la contrainte. Revenons sur l’exemple de L’intense Alpha[19].

Le bricolage sur la page
 
L'idée était de placer aux extrémités de chaque vers les éléments centraux du vers précédent.
Les questions étaient multiples :
-  comment commencer ?
- allais-je reprendre les syllabes ou les lettres, les sons ou les graphies ?
- devais-je rechercher des rimes en fin de vers ou demeurer indifférente à ce phénomène ?
- devais-je m'imposer de mettre le même nombre de syllabes dans chaque vers ?
- quand et comment se ferait l'arrêt de cette expansion infinie du centre vers la périphérie ?
Peu à peu, à tâtons, les éléments prenaient place. Je compris que l'on pouvait s'arrêter quand les éléments centraux d'une ligne pouvait constituer non seulement la périphérie de la ligne suivante mais également son centre. Autrement dit, le centre d'une ligne pouvait constituer la ligne suivante dans sa totalité : idéal fatras engendrait alpha.

L’acceptation du texte
 
Le texte produit me parut satisfaisant quand des effets de sens me devinrent perceptibles, comme la plus-value du labeur technique : il me plaisait que le premier mot et le dernier mot s'accouplent pour donner Intense alpha qui prenait une coloration métatextuelle, désignant en même temps ce qui se passait dans le texte et le principe de la contrainte génératrice.

La reconnaissance de la contrainte
 
Ayant envoyé mon petit texte à quelques amis, j'ai eu l'heureuse surprise de recevoir quelques autres textes engendrés par la même contrainte et porteurs de sens nouveaux.
J'avais dès lors les justifications d'une contrainte telles que les mentionne Jacques Jouet :

La première raison, je vais dire ça très platement : c'est si on a envie de faire pareil. La contrainte (en tout cas pour l'Oulipo, à mon avis) doit pouvoir resservir[20].
La deuxième raison qui milite pour l'élucidation de la contrainte dans le moment de la lecture, eh bien c'est si (je n'oublie pas que c'est conditionnel) si ladite contrainte porte du sens[21].

Ici, dans Intense Alpha, l'éclosion du langage à partir de lui-même avait du sens.

Une autre contrainte pour une écriture longue m’est venue de la lecture d’un roman d’Hélène Merlin, intitulé Rachel [22], paru en 1981, où l'on attend pendant vingt-cinq pages de connaître le sexe de « je » et de « nous ». En découvrant ce phénomène, a surgi l’envie d'en faire une contrainte qui agirait sur toute l'étendue d'un roman. Et si, durant tout un roman, me disais-je, un lecteur ne trouvait aucun indice lui permettant de déterminer le sexe de qui dit « je » ? J’ai aussitôt entrepris l’écriture d’un tel roman. Il s'intitule La Bibliothèque de Blanche et figure dans les annexes de ma thèse[23], car c’était un lieu de contrôle permanent des théories de l’écriture que j’élaborais. On imagine avec quel intérêt j’ai lu (lorsqu’il sortit en 1986), le roman d’Anne Garreta, intitulé Sphinx[24], fondé sur une contrainte très proche de celle que je venais d’expérimenter. 


Par où commencer ?

- Quand on a adopté une contrainte, la question est : quel projet de sens pourra se trouver vivifié par le potentiel de cette contrainte ?
Calvino explique :
 
Le processus de la poésie et de l'art, dit Gombrich, est analogue à celui du jeu de mots ; (…) à un moment donné, se déclenche le dispositif par lequel une des combinaisons obtenues - en suivant le mécanisme propre de la combinatoire, indépendamment de toute recherche de sens ou d'effet sur un autre plan - se charge d'une signification inattendue ou d'un effet imprévu, auxquels la conscience ne serait pas parvenue intentionnellement : une signification inconsciente, ou du moins, la prémonition d'un sens inconscient[25].

- Inversement, quand on a un projet de sens, la question est : quelle contrainte choisir pour déployer au mieux ce dont il est porteur.


EN CONCLUSION

Une contrainte explicite est un outil de lecture.
Elle donne l’envie et les moyens d’écrire.
Elle est désacralisante et démocratisante.
Elle permet d’approcher la notion de littérarité.
Elle protège le sujet de toute intrusion dans son intimité.
Elle crée un réflexe de lecture applicables aussi aux textes où les contraintes sont implicites, que ce soit le texte d’un autre ou celui que l’on vient d’écrire.
Elle donne envie d’inventer aussi des contraintes.

L’expérience de la contrainte ainsi vécue ouvre sur des pratiques d’écriture nouvelles dans l’institution scolaire : au lieu de se limiter aux écritures de second degré (la dissertation), on peut maintenant pratiquer dans l’école des écritures créatives de premier degré appelées « écritures d’invention » qui figurent dans les épreuve de baccalauréat. Elles exigent du scripteur qu’il déduise d’un texte donné les contraintes de son texte à venir[26] (toujours un peu pastichiel) et elles permettent des pratiques d’évaluation critériées. On imagine aisément la résistance opposée par certains enseignants de Lettres à qui on n’a pas proposé de formation pour ce type d’écriture…


[1] Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, Gallimard, coll. « Folio », 1965, p. 128. 
[2] Ibid., p. 62.
[3]Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Tome 1, Minuit, Paris, 1963, p. 26.
[4]Julia Kristeva, Le Texte du roman, Mouton, La Hague-Paris, 1976, p. 172.
[5]Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Tome 1, Minuit, 1963, p. 218.
[6]Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1965, pp. 42-43.
[7]Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1962, p. 26.
[8]Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1962, pp. 38-39.
[9]Barthes Roland, "Drame, poème, roman", in Théorie d'ensemble, Seuil, 1968, p. 39).
[10] JAKOBSON R., Essais I , Minuit, 1963, p. 248.
[11] YAGUELLO Marina, Alice au pays du langage (Pour comprendre la linguistique ), Seuil, 1981, p. 14
[12] REGGIANI Christelle, Rhétoriques de la contrainte : Georges Perec - l'Oulipo, Ed. InterUniversitaires, St Pierre du Mont, 1999, p. 9.
[13] Oulipo, « Entretien avec Jacques Bens et Paul Fournel », dans Action Poétique n°85, Poésie en jeux, sept. 1981.
[14] REGGIANI Christelle, Rhétoriques de la contrainte : Georges Perec - l'Oulipo, Ed. InterUniversitaires, St Pierre du Mont, 1999, p. 9.
[15]Ibid. p. 13.
[16] Ibid. p. 89.
[17] Ibid. p. 89.
[18] GIDE André, Paludes , Gallimard, 1920, p. 11.
[19] On trouvera une analyse détaillée des opérations liées à l’invention de cette contrainte dans :
ORIOL-BOYER Claudette, « Contrainte de L’intense Alpha », dans la revue Formules n° 2, Ed. L’Age d’homme, juin 1998.
[20] JOUET Jacques, dans la revue Formules n°1, Ed. L’Age d’homme, 1997, p. 77.
[21] Ibid. p. 78.
[22] MERLIN Hélène, Rachel , Minuit, 1981.
[23] ORIOL-BOYER Claudette, L'écriture du texte, théorie, pratique, didactique, Thèse d'état, Université de Paris VIII-Vincennes, juin 1989, 1123 pages.
[24] GARRETA Anne, Sphinx, Grasset, 1986.
[25] CALVINO Italo, La machine littérature, Seuil, 1984, pp. 24-25.
[26] ORIOL-BOYER Claudette, « La suite de texte, fabrique de faux », dans Le Français dans tous ses états, IUFM de Montpellier, mars 1999.