Article paru dans la Revue Le Français dans le monde n°237, nov./décembre 1990

POUR UNE DIDACTIQUE
 
DU FRANCAIS LANGUE ET LITTERATURE ETRANGERES
 
CLAUDETTE ORIOL-BOYER
 
 
Cet article a pour but d'exposer les raisons et les modalités d'un apprentissage du français qui ne dissocie pas les usages ordinaire et artistique du langage. Son orientation est donc à la fois théorique et didactique. C'est la place de la littérature dans l'enseignement du FLE qui est, bien entendu, l'enjeu de ces quelques propositions.


Depuis trois ans, avec certains enseignants-chercheurs, en poste dans les départements de langues vivantes étrangères, aux U.S.A. et en Australie, ou au CUEF (Centre Universitaire d'Etudes Françaises de l'Université de Grenoble III), nous avons voulu explorer les nouvelles possibilités que de tels ateliers d'écriture, conçus d'abord pour des écoliers de français langue maternelle[i] offraient à l'enseignement du FLE.


PLACE DE LA LITTERATURE DANS L'ENSEIGNEMENT DU FLE
 
Que ce soit dans les manuels utilisés en France ou dans ceux en usage aux états-Unis, la lecture des textes littéraires, à des fins de culture générale, apparaît seulement quand l'apprentissage de la langue, dans ses usages ordinaires, est déjà assuré, c'est-à-dire dans les niveaux « avancés ». Et, bien souvent, le texte littéraire n'est qu'un prétexte pour accroître le lexique ou la syntaxe de l'apprenant sans que la question de sa spécificité ne soit posée.
Prenons par exemple le manuel intitulé Forme et fond (Textes littéraires pour l'étude de la langue) de Breunig, Mesnard, Carlson et Geen (1964)[ii]. Dans les questions d'accompagnement dominent massivement celles permettant de vérifier des connaissances lexicales ou syntaxiques. Après des textes du xviiie et du xixe siècle, cet ouvrage ne propose qu'un texte du xxe siècle (de Valéry et parce qu'il commente Pascal), privant ainsi l'étudiant d'œuvres (comme celles de Prévert, Queneau, Ponge, le Nouveau Roman) où une réflexion plus poussée sur le langage est exhibée.
Contrastant avec le précédent, on rencontre cependant un ouvrage exemplaire en matière de lecture littéraire : Poèmes Pièces Prose, (Introduction à l'analyse de textes littéraires français), de Schofer, Rice et Berg (1973)[iii]. L'avant-propos, placé sous le signe de Robbe-Grillet et de Valéry, s'achève en effet sur ces termes : «...analyser un texte, c'est chercher les rapports que les différents éléments - sons, mots, personnages, fonctions, etc. - entretiennent les uns avec les autres, car c'est de ces rapports que se dégage la structure fondamentale de l'oeuvre et, en fin de compte, son sens. En somme nous espérons que les introductions, les textes et les questions qui suivent vous aideront (…) à faire de la lecture une activité vraiment créatrice.» (p.XII)
Une question demeure : pourquoi réserver aux niveaux avancés ce contact approfondi avec le langage?
Jean Peytard, en 1982, le regrette en ces termes : « On aimerait suggérer aux didacticiens qu'il convient de ne pas placer le texte littéraire à la fin ou au sommet, ou au hasard de la progression méthodologique, mais d'en faire, au début, dès l'origine du "cours de langue", un document d'observation et d'analyse (…) Lire le texte littéraire, c'est chercher à percevoir les mouvements même du Langage là où ils sont les plus forts[iv] »
L'enseignement du FLE ne diffère pas de celui du français langue maternelle :
- dans les deux cas, la "Littérature" est réservée à une élite et n'est pas utilisée comme un instrument d'apprentissage de la langue avec les apprentis ;
- dans les deux cas également, l'activité de lecture est coupée de l'activité d'écriture.

Pas de pratiques d'écriture littéraire
Tout comme dans l'enseignement du français langue maternelle, on s'aperçoit en effet que, dans la didactique du FLE, ne figure pas l'expérience d'une pratique artistique de l'écrit.
Quelles sont les productions écrites admises ?
En FLM, la pratique de la dissertation, du commentaire ou du résumé a pris le pas sur les pratiques d'écriture rhétorique auxquelles on s'exerçait au début du xixe siècle (jusqu'aux années 1880).
En FLE, les manuels de lectures littéraires, de conversations, de grammaire, de composition française contiennent tous des exercices d'écriture destinés à une meilleure maîtrise de la langue dans ses usages ordinaires ou scolaires (la composition française).
Dans Archipel[v], manuel qui articule la pratique de la langue, la grammaire et l'information culturelle, le texte littéraire apparaît curieusement sous l'en-tête Un peu de stylistique, sans aucun accompagnement, même pas quelques remarques ou questions attirant l'attention sur le style ! Un texte de Julien Gracq apparaît tout seul sur une page, avec pour titre Texte littéraire, et pour seul appareil lectoral une définition de quelques mots jugés difficiles. Seul un chapitre intitulé Choisissez votre style, présentant neuf extraits des Exercices de style de Queneau peut éventuellement inciter le lecteur à écrire, mais rien ne l'exige.
Même un livre aussi récent qu'Alinéas, L'art d'écrire (1990)[vi], au titre pourtant prometteur, néglige totalement le travail poétique du langage, et se contente d'aborder le résumé, le commentaire, le récit, le portrait, la dissertation et l'explication de texte.
A propos du FLE, dans son ouvrage intitulé écrire (1982), Gérard Vigner remarquait déjà : « Il semble bien que quelle qu'ait pu être l'ampleur du mouvement de rénovation qui, ces dernières années, a animé la didactique des langues, celui-ci n'a pas touché encore les pédagogies de l'expression écrite. (…) En fait, jusqu'à présent, de tous les comportements linguistiques liés à l'écrit, seule la lecture a fait l'objet de recherches approfondies et a pu donner lieu à la réalisation d'outils pédagogiques spécifiques. » (p.4 et 5)
Mais pour remédier à cela, Gérard Vigner proposait seulement des séquences d'écriture liées aux recherches effectuées par les linguistes dans le domaine de la "grammaire de textes". Ainsi faisait-il aborder la macro-structure textuelle, la structure actantielle, l'ordonnancement du texte, la cohérence, l'argumentation, le narratif. Mais sans que l'on trouve là non plus des propositions de travail sur l'écriture littéraire.
Pourtant, ainsi que je vais rapidement le montrer maintenant, une pratique artistique de l'écriture permet mieux que toute autre d'accroître les compétences langagières.


POUR UNE PRATIQUE DE L'ECRITURE LITTERAIRE
 
L'écriture littéraire favorise la réflexion sur le langage
Jakobson affirme que « les progrès linguistiques de l'enfant dépendent de sa capacité à développer un métalangage, c'est-à-dire de comparer des signes verbaux et de parler du langage ».
Il me suffit donc de montrer le lien entre l'écriture artistique et l'exercice de la fonction métalinguistique pour mettre en évidence les vertus didactiques de l'écriture littéraire. Jakobson est, à ce sujet, d'un grand secours :
« La visée du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique du langage[vii]. ». Celle-ci « décolle le mot de la chose » et « le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l'objet nommé ni comme explosion d'émotion[viii]. »
Cette distance qui s'instaure ainsi entre le mot et la chose ne permet-elle pas de redéfinir la fonction poétique comme une des manifestations de la fonction métalinguistique[ix] et de lui accorder la capacité de favoriser, par là même, tout particulièrement les progrès langagiers ? C'est en tout cas le pari que j'ai fait, pour l'enseignement du français langue maternelle, certes, mais également pour le français langue étrangère.
D'ailleurs, un étranger qui se trouve souvent face à des mots décollés des choses, a l'habitude de cette position de décrypteur qui l'oblige à déduire le code à partir de ce qu'il sait déjà, en effectuant des rapprochements. Il est ainsi « naturellement » apte à lire des textes littéraires qui, pour que leur code spécifique soit compris, réclament selon Jakobson une attitude de cryptanalyste. Jakobson attribue en effet ce nom au linguiste qui aborde une langue totalement inconnue. Voici ce qu'il en dit :
« Le destinataire d'un message codé est supposé en possession du code et par son intermédiaire il interprète le message. A la différence de ce décodeur, le cryptanalyste tombe en possession d'un message sans avoir aucune connaissance antérieure du code sous-jacent ; ce n'est que par d'habiles manipulations du message qu'il arrive à déchiffrer le code.(…) Il essaie de déduire le code du message[x]. »
Le lecteur de textes littéraires tout comme l'étranger devant un texte en langue étrangère doit adopter une telle méthode hypothético-déductive et observer le signifiant dans toutes ses composantes.

La pratique artistique améliore la communication
En effet, le texte littéraire est une variation langagière unique. Pour chaque texte, un code spécifique est à découvrir. Et celui qui écrit un tel texte apprend sans cesse à décrypter les codes qu'il applique sans en être conscient. Il apprend ainsi à découvrir l'autre en lui et à accepter plus tard toutes les différences avec les autres.
Au contact d'une telle pratique, l'enfant prend l'habitude de chercher la norme qui régit les paroles de l'autre et d'accepter comme normales les différences langagières, accroissant ainsi ses possibilités communicationnelles.
Si bien qu'on peut affirmer que la pratique du texte artistique est ce qui permet le mieux d'accepter le langage de l'autre dans sa différence.
 
Le texte littéraire est un laboratoire expérimental
Le texte littéraire, lorsqu'il est fictionnel, est le lieu d'une liberté entendue comme le droit d'expérimenter toutes les combinaisons que le réel n'a pas permis d'opérer et aussi toutes les manipulations langagières que l'usage ordinaire n'exerce que très rarement. Par là même il permet de s'apprivoiser progressivement avec le langage dans toutes ses dimensions.

Le texte poétique apprend l'art de composer
S'opposant à l'automatisation de la parole et du souffle dans ses usages ordinaires, le texte artistique impose une distribution non aléatoire des ressemblances et donc un intense travail d'architec(x)ture lié à la mise en place de parallélismes. C'est grâce à cette recherche systématique de structures que l'élève développera sa capacité à construire une dissertation, un commentaire composé ou une argumentation prenant appui sur la langue mise en jeu.
 
La pratique artistique permet l'humour
Mais il y a plus encore : au cours d'une telle pratique, il découvre que l'on peut vouloir apprendre une norme afin de la transgresser selon son bon plaisir, au service de l'humour et de la connivence.
Cet apprentissage de la complicité avec l'autre est certainement enfin un des plus grands bénéfices de l'usage artistique du langage.
Avant de présenter des séquences didactiques issues de ce parti-pris, je voudrais mettre en évidence quelques éléments qui font obstacles.


OBSTACLES ET RÉSISTANCES

Proposer une didactique de la langue (maternelle ou étrangère) par un entraînement à l'usage artistique de celle-ci ne va pas de soi. S'y opposent en effet bien des représentations :
1-une idéologie (communément répandue chez les linguistes) qui voit dans la littérature l'instrument de la bourgeoisie pour maintenir en place une tradition langagière, signe de reconnaissance d'une élite; 
2-une idéologie du don (communément répandue chez les littéraires) qui interdit toute didactique de l'écriture artistique ;
3-une idéologie socio-institutionnelle du « littéraire » (communément admise par d'autres littéraires) qui tend à occulter les caractéristiques linguistiques sur lesquelles on pourrait fonder la spécificité du texte littéraire et réduit le « littéraire » à n'être qu'un concept vide dont la principale vertu serait de masquer le rôle des instances de légitimation d'une société ;
4-la formation de l'enseignant de français qui ne le prépare en aucune façon à être un enseignant d'écriture littéraire ;
5-l'écrasante domination des actions lecture coupées de toute véritable réflexion sur le lien lecture-écriture ;
6-l'absence de pratique artistique de l'écriture chez la grande majorité des chercheurs qui, de ce fait, abordent toujours les phénomènes étudiés du côté du lectoral ;
7-les « programmes » inadaptés ;
8-les contenus des épreuves d'examens ou de concours encore massivement dominés par l'écriture informative/argumentative.


APPUIS THéORIQUES

J'ai dû articuler différentes recherches pour pouvoir offrir un appui théorique à la didactique.
On peut distinguer trois grandes phases dans les recherches sur la production écrite : au cours de la première, l'écrit est étudié en tant qu'objet produit, dans la deuxième, on s'intéresse au processus de production (le plus souvent sans tenir compte des théories du produit), dans la troisième enfin, celle où je m'inscris, on tente de construire les interactions entre le produit et le processus, fondant ainsi les conditions de possibilité d'une didactique.

Les théories du produit
La spécificité de l'écrit par rapport à l'oral  a mis longtemps à s'imposer. Peu à peu on en a cependant reconnu les éléments : possibilité de classement, de « retour sur », de travail dans l'espace, articulations particulières, communication différée.
Les premières recherches ont porté sur les produits de l'écriture.
En toute logique, les théories du texte  élaborées par les linguistes se sont alors précipitées vers l'usage ordinaire  de l'écrit plus proche de l'oral et de cette langue « vivante » en évolution que les intéressait. Les « grammaires de textes » ignorent en effet superbement les travaux antérieurs des structuralistes sur le « Texte », objet d'art langagier, et annexent le terme sans scrupules.
Quant aux littéraires, ils ont vite décidé que la « clôture du texte » instaurée naguère par les structuralistes véhiculait une vision techniciste de la littérature « qui est tout de même autre chose, n'est-ce-pas ».
En cette division du travail bien classique, tout se passe comme si, tacitement, les territoires s'étaient partagés : aux linguistes la science du langage populaire, aux littéraires le flou artistique, langage de l'élite.
Tous ces chercheurs ont néanmoins un point commun : ils observent la langue, l'écrit ou le texte en tant que lecteurs.
La primauté du lectoral  coupé du scriptural est en effet le corollaire de la primauté du produit.

Les théories du processus de production
Cette primauté du produit a longtemps interdit d'analyser le texte comme le résultat d'un processus de production au cours duquel précisément la lecture est mise au service de l'écriture. Comme le fait remarquer Jean-Louis Lebrave, « il est frappant de voir à quel point l'intérêt pour les processus de production est récent. La remarque en revient comme un leitmotiv dans tous les travaux sur l'écriture (…) et il faut attendre le début des années 80 pour voir paraître aux Etats-Unis une série d'ouvrages consacrés aux problèmes de la production écrite »[xi]. La pragmatique, la psychologie cognitive et la critique génétique (entendue comme tentative d'élaboration d'une « linguistique de la production textuelle ») appuient ces recherches.

-Les recherches en psychologie cognitive
Les psychologues cognitivistes élaborent des protocoles d'observation de sujets en train d'écrire.
Ces travaux s'intéressent à l'ensemble du processus qui permet la venue du texte sur la page (la planification, la rédaction, la révision.). Mais l'objectif est de décrire ce qui se passe, non pas de construire une didactique. De plus, les observations ne tiennent pas compte de la spécificité des textes produits. On apprend cependant sur certains processus de la phase de réécriture.

-La nouvelle critique génétique
Les recherches des psychologues se sont facilement articulées aux recherches menées sur les manuscrits d'écrivains dans le cadre de la nouvelle critique génétique entendue comme tentative d'élaboration d'une « linguistique de la production textuelle ».
En France, en 1987, cette dernière direction a permis l'éclosion simultanée et complémentaire de travaux analysant avec la même attention minutieuse des brouillons d'élèves d'école élémentaire et des manuscrits d'écrivains.
Claudine Fabre « considère les brouillons comme des ateliers de comparaison et de commutation de signes du langage, tels que tous les degrés de l'activité métalinguistique suscitée par une communication écrite peuvent y être essayés par les écoliers[xii]. »
Cela fait écho au projet de Jean-Louis Lebrave, « étudier les avant-textes uniquement en tant qu'ils conservent les traces d'un processus de production écrite  », et « contribuer à la mise en place d'une théorie de l'écriture (op. cit. p.19) ».
C'est aussi la visée de l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes (I.T.E.M., C.N.R.S.).
Ce sont assurément de telles recherches qui ouvrent les perspectives les plus fructueuses sur la coopération scripteur/lecteur dans une théorie non plus du produit mais de la démarche pour y parvenir.
Elles ont de plus le mérite de toujours prendre en compte ce qui est spécifique de la production écrite en le dissociant nettement de ce qui se passe dans la production verbale en général.
Cependant, bien qu'elles travaillent sur des manuscrits d'écrivains, ces recherches tentent rarement de cerner ce qui est spécifique de l'écriture littéraire, se contentant de mettre en évidence des processus sans les relier au produit et à sa définition.

-Les recherches en pragmatique
Comme le souligne à plusieurs reprises C. Kerbrat-Orecchioni, la linguistique de l'énonciation permet de ne pas rester enfermé dans l'étude du produit (théorie du texte). C'est pourquoi nous les classons dans les recherches sur le processus de production.
« L'ouverture à l'énonciation est corrélative de l'ouverture au texte, car la position immanentiste est d'autant plus difficilement tenable que l'unité envisagée est plus grande[xiii]. »
« Le sens d'un énoncé n'est pas un donné statique, immuablement figé dans son enveloppe signifiante. C'est un objet que construisent et négocient ensemble, de manière plus ou moins coopérative, les différents partenaires de l'interaction.(…) Inhospitalière, la poubelle pragmatique ? Peut-être - mais pour nous combien plus attrayante que l'étouffant confort de l'immanentisme[xiv]. »
Bien qu'elles se soient plus construites à partir de l'oral, les recherches sur l'énonciation ouvrent une ère nouvelle qui permet d'inscrire la pratique scripturale dans la complexité du rapport produit-processus.
Toutes recherches ont néanmoins souvent tendance à ne pas se préoccuper des spécificités mises en jeu par l'écrit : spécificité de l'écrit par rapport à l'oral, du texte littéraire par rapport au texte informatif, des étapes du produit par rapport à celles du processus.
Elles portent encore essentiellement sur la production d'écrits ordinaires  et n'ont pas étudié ce qui est spécifique de la fonction poétique du langage. Elles ne se sont pas non plus préoccupées des conséquences dans le domaine de la didactique.
On notera cependant que l'étude du procès de production est un élément important sur le chemin de la didactique. L'objet produit, l'énoncé, n'est que l'un des paramètres de la production et sa théorie ne peut se faire en dehors de celle du procès.
C'est donc une théorie de l'écriture du texte qui sera utilisée pour fonder la didactique proposée.

Théorie de l'écriture du texte
Il n'est pas possible d'exposer cette théorie en détail dans le cadre de cet article[xv].
En fait, c'est une théorie de la réécriture[xvi]que j'ai entamée et qui fonde les procédures d'ateliers d'écriture où s'enchaînent des séquences de lecture-écriture-réécriture selon le schéma suivant :

 



La spirale désigne un enchaînement d'opérations effectué par l'écrivain lorsqu'il tente de produire un texte. Chaque cadran représente un type d'opération : il y a, globalement, une succession obligée mais il n'y a pas linéarité des enchaînements car
certaines phases peuvent être sautées, tandis que d'autres peuvent comporter, en leur sein, en microséquence, telle ou telle autre(par exemple, au moment même où l'on se relit, on peut, en quelques secondes se référer à un livre et changer un mot, tout en se maintenant principalement dans une activité de relecture).
toute phase peut avorter et ne pas amener la suivante (c'est l'échec, le découragement, l'acceptation d'un comportement velléitaire).
Segment (0-1) : parcours de lecture toujours déjà effectué qui permet l'émergence d'un projet d'écriture.
Segment (1-2) : constitution d'un programme d'écriture (il s'établit à la suite de plusieurs travaux scripturaux préparatoires : listes de mots, copies de citations, schémas de compositions, morceaux de phrases etc.). Cette phase comprend des activités de planification.
Segment (2-3) : travail de rédaction qui permet la venue d'un premier texte, ou travail de réécriture qui permet une nouvelle version.
Segment (3-4) : temps de relecture, établissement d'un diagnostic, élaboration de stratégies de remédiation et, en particulier, convocation d'autres textes dont la (re)lecture pourrait aider à poursuivre ou améliorer la première version.
L'écrit numéro 1, notons-le, désormais, fera partie de la bibliothèque.
De versions en versions le parcours se reproduit jusqu'à ce que la différence entre deux versions soit tellement minime que l'on arrive à parcourir non plus une spirale mais un cercle.
Selon les phases du travail en cours, on sera plus proche de la copie ou du travail de rédaction (synonyme ici d'amélioration). Le procès de lecture-écriture fait basculer d'un sens à l'autre : le trajet s'accomplit depuis l'art du rapt jusqu'à celui de la rature.


SéQUENCES DIDACTIQUES

Sur le plan méthodologique, toute pratique lectorale sera effectuée dans le but de fonder une activité scripturale.
Toute activité scripturale sera intégrée dans une séquence didactique et, articulée à d'autres, elle concourra à la mise en place d'un apprentissage complet et assez vite complexe, à la réalisation d'objectifs explicites, à l'élimination des obstacles déjà reconnus ou découverts en cours de route.

Travail sur les mots tordus
Comme, avant d'être long, un texte s'élabore de petites séquences de bricolage sur des microstructures, c'est par elles qu'une initiation peut commencer.
On propose aux élèves de produire un texte à partir de mots tordus. Pour cela on lit le petit livre de Pef intitulé La belle lisse poire du Prince de Motordu[xvii]qui raconte la rééducation d'un Prince qui déformait les mots.
Cet ouvrage réussit le tour de force de proposer simultanément une leçon de vie très réaliste (il n'interdit pas l'identification) et une leçon de langage stimulante.
Les étudiants n'ont aucun mal à se mettre dans la peau d'un personnage qui fait des fautes de langage et ne parle pas comme tout le monde. Le scénario du « nouveau », arrivant dans une classe et faisant rire à cause de ses fautes est connu à la différence près qu'il est flatteur, en ce cas, d'être mis en scène sous les traits d'un prince.
Très vite, les apprentis sont amenés à découvrir qu'un mot tordu diffère du mot juste par au moins une lettre : ainsi pavillon et papillon, voiture et toiture, salle à manger et salle à danger.
Il existe d'autres procédures de fabrication : changement de deux ou plusieurs lettres avec homophonie partielle (douze et bouse, drapeau et crapaud, garçon et glaçon) ou parfaite (l'étable et les tables, maux et mots), ajout ou soustraction de lettres en finale (huit et huître), au milieu (cousins et coussins) à l'initiale (onze et bronze), combinaison du changement et de l'ajout (pull et bulle, chaussette et josette).
« Le prince se montra sensible à ces arguments et prit la ferme  résolution de se marier bientôt. Il ferma  donc son chapeau à clé, rentra son troupeau de boutons dans les tables, puis monta dans sa toiture de course  pour se mettre en quête d'une fiancée.
Hélas, en cours  de route, un pneu de sa toiture creva. - Quelle tuile ! ronchonna le prince, Heureusement que j'ai pensé à emporter ma boue de secours. Au même moment… »
C'est le moment de préciser une règle de fabrication demeurée implicite : les substituts appartiennent en général à la même catégorie grammaticale (ce qui n'est pas le cas de ferme  et ferma) et s'ils changent de genre cela ne s'entend pas.
Un tel classement, s'il est fait avec soin, oblige l'élève à mobiliser toute son attention pour ne pas se tromper de colonne, pour construire les intersections entre deux ensembles : au cours de cet apprentissage des rapports de ressemblance inscrits dans la langue, le matériau verbal est scruté dans ses plus infimes variables (phoniques et graphiques). L'apprenti est initié aux mécanismes fondamentaux de la variation : substitution, adjonction, soustraction, inversion, déplacement de la coupure. Il est prêt à comprendre les notions de rimes à l'initiale et à la finale et à suggérer, en toute logique, des « rimes de milieu ».
Il reste à faire découvrir d'autres manipulations littérales (comme les anagrammes) par l'intermédiaire du jeu de scrabble, ou syllabiques par le biais de la production de charades ou de mots croisés[xviii].

Exploitation du jeu de scrabble 
L'objectif de l'enseignant est de faire rencontrer l'anagramme.
On crée donc une situation où l'enfant a besoin de fabriquer des anagrammes : un concours de Scrabble, par exemple. On fera donc quelques parties opposant un groupe à un autre.
Très vite, certains qui ont un bagage lexical important, gagnent grâce à des connaissances acquises en dehors de l'école.
Comment construire pour tous des chances plus égales ? En donnant accès au dictionnaire qui convient, celui de Scrabble.
La meilleure façon de faire comprendre le fonctionnement d'un tel dictionnaire est d'apprendre à en fabriquer un.

Travail de la syllabe
Le travail sur la décomposition en syllabes est stimulé par la fabrication de charades et de mots croisés.

Travail de la syntaxe
 
Structure de la phrase
- Une phrase simple est donnée. L'élève est invité à en produire une de même structure syntaxique, en variant le lexique.
- Par adjonctions successives on parvient à une phrase de plus en plus complexe et longue. On peut se fixer l'objectif d'arriver à produire une phrase d'une page. C'est l'occasion de traiter certains problèmes de ponctuation qui ne manquent pas de surgir.
- On s'amuse ensuite à enlever un par un les éléments ajoutés, mais l'ordre des suppressions ne respecte pas celui des adjonctions.
Le principe de la variation syntaxique étant ainsi mis en scène, le travail de la rime peut commencer.

La rime syntaxique : l'homosyntaxisme
Les élèves sont invités à collectionner cette fois (au minimum) une phrase par livre lu. Elle sont régulièrement exposées. On étudie ce qui fait l'intérêt de leur structure et de leur lexique. Puis on écrit à partir de ce matériau.
La consigne sera par exemple : « Ecrivez un paragraphe qui aura trois phrases dont la syntaxe reproduit celle des phrases relevées par X,Y et Z, tandis que le lexique sera travaillé à partir de tel mot ou telle phrase exposée. »
Cette pratique de l'homosyntaxisme intertextuel construit la possibilité de travailler les rimes syntaxiques intratextuelles. Encore faut-il savoir les distribuer pour fonder une structure. C'est tout le problème du rythme.

Travail de mise en récit
Avant d'aborder les macrostructures, il est souhaitable de placer une séquence de synthèse articulant le travail du lexique, de la syntaxe et du rythme.
Progressivement, on laissera de plus en plus d'autonomie aux élèves dans le choix des contraintes. L'objectif est en effet qu'ils dépendent de moins en moins de l'enseignant et, pour ce faire, qu'ils assument aussi le choix des règles organisant et réorganisant leurs textes. Des séances d'élaboration de contraintes seront organisées.
Il reste à construire des relations dans la distance, à croiser les trouvailles de la ressemblance au travail de la vraisemblance, à poser les problèmes de la cohérence, à prendre en compte la dimension pragmatique de l'écriture.
Pour se préparer à résoudre les problèmes complexes qu'implique l'écriture d'un texte, il faut encore acquérir quelques connaissances concernant la progression du récit, le rapport au lecteur, les problèmes d'énonciation, mais aussi la production de l'objet livre.

Travail d'écriture à partir de la notion de genre
 
Première séance
Elle commence par une révision des règles d'accord en genre et en nombre des adjectifs et des participe passés.
Puis chaque étudiant doit proposer un adjectif (épicène) qui conserve la même forme au masculin et au féminin : ainsi obtient-on par exemple jaune, fantastique, étrange, formidable, simple, etc. Afin de vérifier la bonne appropriation de ce savoir, on propose un travail d'écriture selon la règle suivante :
« Claude et Dominique se rencontrent. Faites un portrait de chacun d'eux puis écrivez un court dialogue.
Attention, on ne devra pas savoir s'il s'agit de deux hommes, de deux femmes ou bien d'un homme et d'une femme.
Pour les caractériser, vous devrez employer au moins deux participes passés et cinq adjectifs. »

Deuxième séance
Les textes produits sont recopiés sur des transparents de rétroprojecteur puis lus à voix haute par leurs auteurs.
On corrige les fautes de langue puis on observe l'application de la consigne.
Beaucoup se laissent prendre au piège. Mais après la lecture, ils semblent prêts à réécrire correctement leur texte.
Je distribue alors un texte que j'ai écrit et nous le lisons :

Egalités
Claude et Dominique s'étaient aimés puis mariées avec la ferme volonté de former un couple où le pouvoir et l'autorité seraient exercés et prises alternativement par chacun et chacune. Bientôt on avait marmonné dans le ménage qu'on en avait marre des marmots, des phallos, des métros tout comme des marmites, des favorites, des métrites. Ils s'étaient disputées puis elles s'étaient séparés avec l'amour et la haine que seules un bref rupture et une longue divorce peuvent produire. Ils avaient dû reconnaître que les traditions étaient plus fortes qu'eux. Une dernière fois elle l'avait embrassé en l'appelant "ma chérie" tandis qu'il la traitait d'"idiot féministe".
Si la justice régnait dans le coeur des êtres, si l'égalité et l'équité leur étaient plus chères que égoïsme, l'autorité, la domination, rien ne pourrait maintenir la grammaire conventionnelle de leurs rapports.

Afin qu'il n'y ait aucun malentendu, chacun est invité, pour la fois suivante, à corriger les fautes d'orthographe présentes dans ce dernier texte, en supposant que l'un des deux protagoniste est un homme et l'autre une femme.
Puis chacun devra réécrire son propre texte, en respectant la consigne initialement donnée.


Traduction d'un texte littéraire
Comme j'étais invitée en tant qu'écrivain au colloque de Wichita, une de mes nouvelles devait être lue en français puis en anglais.
Wilson Baldridge eut le courage de faire la traduction du texte que j'avais choisi et où le travail du signifiant était très intense. Rien n'allait de soi. Quand le sens était gardé, on perdait toutes les connotations venues du tissage des lettres et des sonorités et inversement. Le travail que nous dûmes faire ensemble fut si passionnant que cela nous donna l'idée de le proposer aux étudiants de cinquième semestre dont Wilson Baldridge était le professeur.
On lut le texte en français, on l'expliqua en détail pour le travail du signifé puis pour celui du signifiant[xix].
Le résultat dépassa nos espérances. Certains nous dirent avoir mis à contribution tout leur entourage et un nombre respectable de dictionnaires pour découvrir des termes qui respecteraient le travail sur les deux pôles. D'autres choisirent de produire en anglais un « équivalent » et découvrirent ainsi leurs propres fantasmes et leur propre écriture. Tous enfin s'accordèrent pour constater qu'ils venaient de comprendre ce qu'était le travail de l'écrivain[xx].
Après lecture des trouvailles, le choix que nous avions fait pour la lecture publique fut examiné et même modifié.
 
 
« Chercher à percevoir les mouvements mêmes du langage »
 
Il est certain que ce sont des manuels d'un nouveau type qu'il faut produire pour permettre cette réconciliation de la langue et de la littérature dans la didactique du FLE qui deviendrait ainsi le FLLE (Français Langue et Littérature Etrangères). En attendant qu'ils existent, je voudrais accorder une mention spéciale à deux manuels (destinés aux étudiants anglophones) qui font figure de précurseurs en ce domaine car il ne leur manque pas grand chose pour servir de support à des pratiques d'écriture littéraire :

-Michel Benamou et Eugène Ionesco, Mise en train, Première année de français, The Macmillan Company, 1969, U.S.A.
« Mise en train is divided into 20 chapters and a total of 72 lessons. Each chapter culminates with a dialogue written especially by M. Ionesco. (…)
The conventions needed by an American class performing in the French Language are similar to the stage conventions a drama class must learn. (…)

-Alain Robbe-Grillet, Yvone Lenard, Le rendez-vous, CBS College Publishing, 383 Madison Avenue, N.Y.10017, 1981, U.S.A.
Dans la préface, Alain Robbe-Grillet écrit :
« ces récits (les miens) ont été engendrés par des incitateurs formels assez contraignants, qui, loin de me gêner, m'apparaissent comme le lieu même où ma liberté va pouvoir s'épanouir (c'est-à-dire : va pouvoir travailler).
De dures contraintes formelles, ma liberté de créateur, la vérité du monde ainsi créé, ce sont là trois pôles – théoriquement incompatibles – qui organisent la cohérence textuelle de ce que l'on a appelé "Nouveau Roman". En fait, d'ailleurs, Flaubert ou Nabokov auraient pu déjà souscrire à un tel programme. Dans le présent texte, les contraintes génératrices ont été d'ordre grammatical : j'ai proposé à Yvone Lenard, spécialiste des livres scolaires pour l'enseignement du français, d'écrire moi-même un roman où serait respectée, de chapitre en chapitre, la progression normale des difficultés grammaticales au cours d'une année universitaire. Yvone Lenard m'a donc fourni ce canevas. Voici le livre. Je me suis beaucoup amusé à l'écrire. Que personne ne vienne me dire, à présent, que ces choses-là n'ont pas existé. » (p.7 et 8)
Qu'on me permette, pour finir, de citer à nouveau la phrase de Jean Peytard, en la réécrivant avec une seule modification : le remplacement du terme Lire  par le terme Ecrire :
« On aimerait suggérer aux didacticiens qu'il convient de ne pas placer le texte littéraire à la fin ou au sommet, ou au hasard de la progression méthodologique, mais d'en faire, au début, dès l'origine du "cours de langue", un document d'observation et d'analyse (...) Ecrire le texte littéraire, c'est chercher à percevoir les mouvements même du Langage là où ils sont les plus forts ».

Claudette Oriol-Boyer
Université Stendhal, Grenoble
 
 


[i] Cf. Revue tem, Texte en main, Edition L'Atelier du texte, Librairie de l'Université, 2 place Docteur Léon-Martin, 38000 Grenoble.n° 1 "Ateliers d'écriture", n° 2 "Ecrire avec Butor", n° 3/4 "Ecriture et ordinateur", n° 5 "Textes pour enfants", n° 6 "Ecrire avec Lahougue", n° 7 "Arts, ateliers", n° 8/9 "Ecrire avec Georges-Emmanuel Clancier, Michel Field, Bernard Noël, Benito Pelegrin", Actes de l'Université d'été de Chichilianne, 1989 et Oriol-Boyer Claudette, L'écriture du texte, théorie, pratique, didactique, Université de Vincennes à St-Denis, juin 1989.
[ii] Breunig, Mesnard, Carlson et Geen, Forme et fond (Textes littéraires pour l'étude de la langue) , Macmillan Publishing Co. Inc., New york, et Colliers Macmillan Publishers, London, 1964.
[iii] Schofer, Rice et Berg, Poèmes Pièces Prose, (Introduction à l'analyse de textes littéraires français), Oxford University Press, New York, 1973.
[iv] Peytard Jean, "Sémiotique du texte littéraire en didactique du FLE", revue Etudes de linguistique appliquée, n° 45; Paris Didier, 1982.
[v] Courtillon Janine, Raillard Sabine, Archipel, Livre 2, Unité s 8 à 12, Cours Credif, Paris, Didier, 1983.
[vi]Ronald St. Onge, Maguy Albet, Alinéas, L'art d'écrire, Heinle & Heinle Publishers, Wadsworth Inc., U.S.A., 1990.
[vii]JAKOBSON R., (1963), p.218.
[viii]JAKOBSON R., (1977), p.26.
[ix] Pour plus de détails, on pourra se reporter à mon article "Manifestation métatextuelle de la fonction poétique" in TEM, Texte en main n° 8/9, 1990.
[x] JAKOBSON Roman, Essais de linguistique générale. Tome 1, Minuit, Paris, 1963, pp.33 et 117.
[xi] lebrave jean-Louis, Le jeu de l'énonciation en allemand d'après les variantes manuscrites des brouillons de Heine, Thèse de Doctorat d'Etat, Paris Sorbonne, 1987, p. 49.
[xii] FABRE C., Les activités métalinguistiques dans les écrits scolaires , Thèse d'Etat dactylographiée, Université de Paris-Sorbonne, 1987, p.87.
[xiii] KERBRAT-ORECCHIONI C., L'énonciation, de la subjectivité dans le langage , Armand Colin, Paris, 1980, p.220.
[xiv] KERBRAT-ORECCHIONI C., L'implicite , Armand Colin, Paris, 1986, p.349.
[xv]  Pour plus de précisions, on pourra se reporter aux articles de la revue TEM  (en perticulier dans les numéros 8/9 et 10).
[xvi] Cf. La réécriture,  Actes de l'Université d'été de Chichilianne, août 1988, sous la direction de Claudette Oriol-Boyer, Ed. Ceditel, Grenoble, Diffusion L'atelier du texte,  Librairie de l'Université, 2, place Dr. Léon Martin, 38000 Grenoble.
[xvii] Pef, La belle lisse poire du prince de Motordu, Gallimard, Folio Benjamin, 1980.
[xviii] Toutes ces séquences sont exposées longuement dans la revue TEM n°5 et TEM n° 7  dans mes deux articles intitulés "Lire/écrire avec des enfants".
[xix] Oriol-Boyer Claudette, "Ceci n'est pas un texte pour enfants", revue TEM, Texte en main, n°5.
[xx] Wilson Baldridge et moi-même préparons actuellement, pour la revue TEM , un compte-rendu détaillé de ce travail en ses différentes étapes.