"Vues de Florence", in "Le Paysage et ses grilles", Actes colloque de Cerisy 7-14 septembre 1992
Claudette Oriol-Boyer
Vues de Florence
Solutions spécifiquement littéraires aux problèmes
de la sélection et de la mise en ordre.
in Le Paysage et ses grilles, Actes colloque de Cerisy 7-14 septembre 1992, L'Harmattan, Paris, 1996.
A partir d'un texte de Sartre évoquant Florence, je voudrais mettre en lumière des modalités d’artialisation spécifiquement littéraires.
Pratique d'écriture
Pour commencer, je vous propose d’écrire sous la dictée le texte suivant :
« Florence est ville et fleur, et femme, elle est ville-fleur et ville-femme, et fille-fleur tout à la fois. Et l'étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l'or et, pour finir, s'abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l'affaiblissement continu de l'e muet son épanouissement plein de réserves. A cela s'ajoute l'effort insidieux de la biographie : pour moi, Florence est aussi une certaine femme (...) »
(Jean-Paul sartre, Qu'est-ce-que la littérature ? Idées, Gallimard)
Observons les différences entre le texte ci-dessus, dans sa version imprimée, et les textes manuscrits.
A propos de ces derniers, on peut observer que
1/ les trois mots (fleuve, or, décence) ne sont pas en italique;
2/ le mot réserve(s) figure au singulier alors qu’il est curieusement au pluriel dans le texte de Sartre.
3/ l'e muet est en minuscules.
Les italiques mises par Sartre imposent au lecteur attentif de relire le texte pour interpréter leur raison d’être et, ce faisant, accéder un peu au processus de production textuelle.
ARTIALISATION par CONNOTATION MÉTAPHORIQUE AUTORÉFÉRENTIELLE
(L’ORDRE DU MÉTATEXTUEL ET LA FONCTION POÉTIQUE)
L'écriture ne permet pas de tout dire à propos d'une réalité. Il faut effectuer un choix.
Le mensonge par omission étant la loi de toute écriture référentielle, certains éléments du réel doivent être passés sous silence.
Ainsi le compte-rendu le plus fidèle est-il obligatoirement une reconstruction partielle et partiale du réel, au nom de critères choisis consciemment ou inconsciemment par le sujet regardant.
Quels critères l’écrivain a-t-il adopté ici pour sélectionner les éléments de Florence ? et en particulier, au nom de quoi a-t-il retenu ceux qui sont mis en relief par les italiques dans la deuxième phrase.
La deuxième phrase
Observons les éléments de la ville présents dans la deuxième phrase : la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l'or, l'abandon avec décence, l'affaiblissement continu de l'E muet, l'épanouissement plein de réserves.
Les italiques
La présence de trois mots en italique intrigue le lecteur qui se demande la raison de cette mise en relief typographique.
Au niveau référentiel, les deux premiers éléments se comprennent : dans la ville de Florence, en effet, coule un fleuve l'Arno, vivent et travaillent des orfèvres.
Mais la décence ne caractérise pas la ville de manière aussi évidente.
Et l’on ne comprend toujours pas le pourquoi des italiques.
Il faut chercher une autre règle.
En mentionnant "l'affaiblissement du E muet", la phrase fournit enfin une piste, celle d’une attention à l’écriture du mot Florence..
On découvre alors que les mots en italique sont choisis avant tout parce qu’ils s'écrivent avec les lettres et les sonorités du signe verbal Florence.
C'est le signifiant de Florence qui a donc servi à sélectionner ces éléments du réel : fleuve, or, décence.
Si bien que "l'étrange objet qui paraît ainsi" désigne non seulement la ville (sens dénoté) mais également le signe linguistique Florence (sens connoté métatextuel)
Ainsi tout en ayant l'air d'entrer en rapport avec la ville, l'écrivain est en fait sensible à son nom en tant que signe linguistique ayant un signifiant graphique et phonique (Sa).
On voit ainsi la nécessité d’une lecture métatextuelle connotée.
Quant à la fin de la phrase, qui fait arriver explicitement la réflexion sur le langage (puisque Sartre parle nommément du “E muet”),elle suscite une lecture métatextuelle dénotée.
La mise en ordre des mots en italiques
Cette attention au signe est aussi, comme nous allons le voir, à l’origine de la disposition des mots dans le texte.
Le signe Florence organise en effet aussi l’ordre d’apparition des termes en italiques puisqu’ils permettent de parcourir dans l’ordre les lettres du mot “Florence” : fleuve, or, décence.
Maintenant que l’on a découvert le fonctionnement de la deuxième phrase, on peut se demander si une semblable attention au mot Florence est également perceptible dans la première phrase.
La première phrase
Le choix des mots
"Florence est ville et fleur, et femme..."
Si le lecteur comprend aisément qu'il va être question de la ville italienne (le mot ville, qui apparaît en première position, orientant la suite de sa lecture), il éprouve néanmoins quelques difficultés à établir un lien entre la ville, la fleur et la femme, ces deux derniers éléments n'étant certes pas ceux qui frappent le plus dans la ville.
Certains penseront qu'ils sont la trace de la subjectivité de l'auteur.
D'autres cependant verront que l'écrivain, toujours sensible aux mots, déploie ici les signifiés du nom de Florence plutôt que les éléments de la ville nommée Florence.
Tout se passe comme si Sartre énumérait ce que l'on pourrait trouver à propos du mot Florence dans un dictionnaire définitionnel (ville d'Italie, prénom féminin), ou étymologique (du latin flos, -floris- fleur).
L’ordre des mots
La phrase se poursuit en combinant deux par deux, systématiquement, les trois termes ville, fleur et femme : 1+2=ville-fleur, 1+3=ville-femme.
Quant à 2+3, cela devrait donner fleur-femme.
Mais on peut émettre l’hypothèse que Sartre s’aperçoit que cela ne convient pas sur le plan du sens, car la femme est l’équivalent du fruit et non de la fleur qui, elle, correspondrait plutôt à la jeune fille. (Sartre a d’ailleurs cité A l’ombre des jeunes filles en fleur de Proust, plus haut dans son texte) .
Sartre remplace donc “femme” par “fille”.
La phrase y gagne en cohérence.
Elle y gagne également en harmonie car cette transformation présente l’avantage de créer un parallélisme sonore entre les trois blocs “ville-fleur”, “ville-femme” et “fille-fleur”.
D’ailleurs dans le début de la phrase (“Florence est ville et fleur et femme...”), où tous les mots sauf un (ville) commençaient par la lettre F, il y avait comme un appel à la production du mot “fille”.
On le voit, pour le lecteur attentif, dès la première phrase, le texte donne à lire, sur le mode de la connotation, une intense réflexion métalinguistique. On parlera de “métatextuel connoté”.
La dimension littéraire du texte repose en fait sur ce mécanisme de la connotation métatextuelle produite par ce que nous percevons comme le retour non-aléatoire du même qui a pour effet d’attirer l’attention sur la facture du texte, ajoutant à la dénotation référentielle une connotation autoréférentielle.
Ainsi aperçoit-on, comme je l’ai montré ailleurs[i], que la fonction poétique, telle que la définit Jakobson (projection de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison) est une occurrence de la fonction métalinguistique.
En fait, chaque fois qu’une difficulté de décodage référentiel se présente, le lecteur est entraîné dans une réflexion métalinguistique et métatextuelle qui le conduit vers la perception du pluriel du texte (on parle aussi de sa complexité) qui est un des attributs de la littérarité.
L’effet de littérarité (nom donné à l’artialisation scripturale) se produit quand le lecteur perçoit l’effet de réel (l’illusion réaliste) comme un produit du matériau verbal.
Autrement dit, l’effet de littérarité advient quand on perçoit que ce ne sont pas uniquement les paramètres du réel de référence qui régissent la sélection et l’ordre des mots.
Ce processus d’engendrement du texte par le signe peut être utilisé inconsciemment ou consciemment par un écrivain. Ici les italiques sont la preuve d’un travail conscient de la part de Sartre et la marque d’une préoccupation didactique orientée vers les lecteurs futurs.
On peut dire que les italiques permettent au lecteur de déduire du texte son processus de production et donc d’apprendre à écrire.
ARTIALISATION PAR CONNOTATION METAPHORIQUE RÉFÉRENTIELLE
La troisième phrase :
(La femme métaphore de la ville la ville métaphore de la femme/)
Nous l’avons vu, dès la première phrase, la métaphore de la femme est présente.
Mais le fonctionnement du métatextuel la fait un peu oublier dans la deuxième phrase.
Cependant lorsque le lecteur parvient à la troisième phrase (“Florence est aussi une certaine femme”), il prend conscience brusquement que la femme n’est peut-être pas une simple métaphore de la ville (comme il l’avait cru au début) et que, bien au contraire, la ville est peut-être la métaphore choisie par l’auteur pour évoquer une femme.
Connotation érotique de la deuxième phrase
Si l’on cherche dans la deuxième phrase ce qui, par connotation métaphorique, pourrait appartenir au champ symbolique de la femme, on découvre un abondant lexique évoquant une relation érotique avec une femme :
liquidité du fleuve,
douce ardeur fauve
s’abandonne avec décence
épanouissement plein de réserves.
L’s de réserves
Dans ce contexte, il est difficile d’expliquer l’s de réserves.
En effet, on pourrrait établir une synonymie entre épanouissement plein de réserve. et s'abandonne avec décence , l’épanouissement correspondant à l’abandon et la réserve à la décence.
Mais réserves (avec s) ne peut plus être synonyme de décence.
Comment interpréter ce pluriel incongru ? Qu’est-ce qui, dans ce texte, possède des réserves tout en étant susceptible de s’épanouir ?
C’est Florence - Florence, en tant que signe, dont au fil des phrases et des mots le texte explore les réserves, tant sur le plan du signifiant que sur celui du signifié.
Avec l’s de réserves, réapparaît une connotation métaphorique métatextuelle (allusion aux réserves du nom de Florence) à l’endroit même où l’on croyait avoir affaire à une connotation métaphorique simple (allusion à la réserve féminine).
L'ARTIALISATION SCRIPTURALE : SON PROCESSUS de production
Lire pour écrire : déduire du texte une fiction de processus de production
Si l’on voulait évoquer un paysage à la manière de Sartre, comment devrait-on procéder?
Autrement dit, quel processus de production peut-on déduire du texte que l’on vient d’analyser?
Ou encore, quelles consignes de travail Sartre aurait-il pu se donner pour écrire ce texte?
Il suffit de les imaginer.
Par exemple, cela pourrait se formuler ainsi :
Choisir un nom de ville.
Faire une liste des mots que l’on peut écrire avec les lettres qui composent ce nom.
Evoquer la ville en utilisant certains de ces mots.
L’important, on le comprend, est non pas de retrouver selon quel processus Sartre a vraiment travaillé mais de construire une fiction de processus opératoire pour une future démarche de production personnelle.
Ainsi la fiction de processus mise en place pour un texte déjà là deviendra-t-elle processus réel appliqué à la production d’un texte à venir.
Supposons donc une liste de mots trouvés à partir des lettres de Florence par homophonie et/ou homographie.Peuvent y figurer par exemple : fleuve, flots, or, flore, rance, sens etc...
Dans ce premier temps du travail, c'est le langage qui contrôle la sélection des éléments du réel Florence.
Mais certains mots issus du matériau verbal ne semblent pas convenir.
Par exemple, étant donné le projet d'écriture annoncé dans la première phrase (ville, fleur, femme), il est évident que le mot rance trouvera difficilement sa place dans le texte.
L'écrivain est donc certainement tenté de l'éliminer.
Dans le deuxième temps, c'est le réel qui contrôle la sélection opérée à partir du verbal.
Le texte de Sartre permet ainsi de comprendre un mécanisme lié à l'usage poétique du langage : le contrôle de la fonction référentielle par la fonction auto-référentielle et inversement.
Langage et mémoire
On constate que le langage est ainsi pris dans la dynamique de notre rapport à la mémoire
Et cette sollicitation du réel par le langage peut cependant s'opérer d'une manière fort complexe.
Mémoires oubliées
Par exemple, avant d'éliminer le terme rance, un écrivain peut se demander si, par hasard, dans un recoin de sa mémoire, il ne trouverait pas le souvenir de quelque chose de rance à propos de la ville de Florence. Alors, tout doucement, va revenir en lui la perception des fragrances qui lui parvinrent autrefois dans les ruelles de Florence où l'on préparait une cuisine à base de fromages aux odeurs...rances.
L'écrivain fait ainsi une incursion du côté de ce que je nommerai des mémoires oubliées.
J'entends par ces termes la trace d'éléments (du réel) perçus de manière inconsciente, on pourrait dire subliminale, dans le temps d'une visite où l'on s'intéressait consciemment à autre chose.
Mémoires obligées
Ainsi le détour par le langage - qui auraient pu sembler éloigner artificiellement du réel - sert-il paradoxalement à accroître l'appréhension du réel et à découvrir ce qui a été perçu inconsciemment quand la conscience s'attachait à ce que les guides touristiques, en leur langage, imposaient comme mémoires obligées.
Grâce à cet appui sur le langage, l'écrivain à le moyen de combattre une perception culturelle stéréotypée (conditionnée par le langage des livres touristiques). Il se délivre de l'emprise antérieure du langage en prenant l'initiative de la manipulation.
Mémoires refoulées
Rien n'interdit de penser que cette démarche pourra également conduire l'écrivain, s'il demeure attentif au langage lors de ses relectures, jusqu'à la perception de mémoires refoulées[ii].
Chaque fois qu'un texte s'élabore ainsi d'un appui sur le langage, le procès d'artialisation est à l'oeuvre. Cela permet de distinguer entre un texte objet d'art et un texte fonctionnel à but informatif.
Observons, afin de vérifier cette hypothèse, le processus d'artialisation à l'oeuvre dans quelques textes évoquant des villes.
l'illusion poetique ou Fausse artialisation : le Guide bleu
Voici le début du texte consacré à Florence dans le Guide bleu :
« Au pied des contreforts des Apennins, dans un paysage élégant de collines, Florence, étalée sur les rives de l'Arno qui la sépare en deux d'une façon inégale, est une des plus belles villes d'Italie, sinon la plus belle. C'en est, en tout cas, une des plus riches en monuments et en œuvres d'art. Sa découverte, du haut des terrasses de Fiésole ou de Settignano, quand on la voit pour la première fois, dans la lumière ombrée du matin ou du soir comme dans l'éblouissement de midi, donne une impression bouleversante. Coupoles, campaniles, tours, murailles, toitures, tout se mêle sur un espace réduit comme pour offrir un résumé d'histoire de la cité et de la Renaissance qui y est née. On ne peut souhaiter plus belle image en raccourci que celle-là. » (Italie du nord et du centre, Les guides bleus, Hachette, 1983-85, p. 339.)
Ce passage repose sur ce que je nomme l'illusion poétique..
J'entends par là que s'il crée un effet d'artialisation c'est non pas grâce à un appui sur le langage mais grâce à l'emploi du lexique du beau. En effet, au lieu de fabriquer un beau texte (pris dans le travail du langage) l'écrivain se contente d'employer en abondance des termes appartenant au champ lexical de la beauté : paysage élégant, une des plus belles villes d'Italie, sinon la plus belle, une des plus riches, éblouissement, impression bouleversante, plus belle image.
Une telle thématique du beau produit une description à but esthétisant et non pas un texte-objet d'art...
Le texte n'est pas le résultat d'un travail poétique du langage, sauf dans sa dernière phrase (« On ne peut souhaiter plus belle image en raccourci que celle-là. ») où l'on retrouve la connotation métatextuelle étudiée dans le texte de Sartre et qui caractérise l'usage poétique du langage : en effet le signifiant image admet deuxsignifiés, le premier (dénoté référentiel) est la ville, le second (connoté métatextuel) est la figure de style, celle précisément que l'auteur a mise en place dans l'avant-dernière phrase.
Si l'on observe le Sé connoté, apparaît le personnage d'un scripteur très content de la comparaison qu'il vient de produire (Florence = un résumé d'histoire) car c'est cela qui lui fournit un point de vue, élément indispensable à la production textuelle.
artialisation par le langage chez PROUST
Comme nous allons le voir, Proust prend lui aussi appui sur le langage pour évoquer Parme et Florence :
« Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle come celles que l'on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l'exemple de ce qu'est un étali, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément, comme une de ces affiches entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l'église, les passants. Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller depuis que j'avais lu La Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les demeures d'aucune ville d'Italie, puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cete syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des Fleurs. » (Marcel proust,Du côté de chez Swann, 1913).
En ce qui concerne Florence, c'est le signifié qui est pris en compte pour produire ville, embaumée, corolle, lys, Sainte-Marie-des-Fleurs.
Parme est traitée à partir d'un travail sur le signifié et sur le signifiant.
Termes issus du Sé :
ville,
La Chartreuse,
mauve
douceur stendhalienne,
violettes.
Termes issus du Sa
cette syllabe lourde du nom de Parme où ne circule aucun air
Mais comment expliquer l'expression « où ne circule aucun air » à propos du mot Parme qui contient précisément la lettre R?
Proust serait-il donc si peu attentif aux mots?
Non, un lecteur avisé pourra découvrir que Parme étant l'anagramme de pâmer, il est en fait très normal de mentionner le manque d'air à son sujet...
artialisation par le langage : Michel Tournier et VENISE
Dans l'extrait suivant, de Michel Tournier, il est facile de s'apercevoir que c'est aussi l'attention au langage qui fonde la mise en écriture et la composition d'ensemble.
Le texte comprend deux parties : la première s'intéresse au côté spectaculaire de Venise, la seconde à son côté spéculaire (dans l'extrait ci-dessous, nous avons souligné les principaux termes supports de ces deux axes).
« Que faire à Venise, sinon visiter Venise ? (…) Soyons donc touriste parmi les touristes. Assis à la terrasse d'une osteria, j'observe, en lapant lentement un cappucino, les troupeaux de visiteurs agglomérés aux trousses d'un guide qui brandit en signe de ralliement un fanion, un parapluie ouvert, une énorme fleur artificielle ou un plumeau à poussière. Cette foule a son originalité. Elle ne ressemble pas à celle qui serpente l'été dans les ruelles du Mont-Saint-Michel – seul point de comparaison dont je dispose – ni, j'imagine, à celle des pyramides de Gizeh, des chutes du Niagara ou du temple d'Angkor. Trouver la caractéristique du touriste vénitien. Premier point : Venise n'est pas profanée par cette foule. C'est que les points chauds du tourisme sont hélas souvent des lieux voués originellement à la solitude, à la méditation ou à la prière ; ils sont placés à l'intersection d'un paysage grandiose ou désertique et d'une ligne spirituelle verticale. Dès lors, la foule cosmopolite et frivole réduit à néant cela même qui l'a attirée. Rien de semblable ici. Venise répond à son génie éternel en accueillant le flot joyeux, bariolé – riche de surcroît ! – des étrangers en vacances. Cette marée touristique fonctionne sur un rythme de douze heures, trop rapide au gré des hôteliers et des restaurateurs qui se lamentent de voir les visiteurs arrivés le matin repartir le soir, sans aucun profit pour la limonade, car ils trouvent moyen d'apporter leur casse-croûte. Mais cette foule ne dépare pas aune cité vouée de tout temps aux carnavals et aux échanges. Elle est partie intégrante d'un spectacle immémorial, comme en témoignent les deux petits lions de marbre rouge de la Basilique à l'échine profondément usée par cinquante générations d'enfants accourus des quatre coins du monde pour les chevaucher. C'est en somme la version puérile et facétieuse des pieds de saint Pierre usés par les baisers de mille ans de pèlerins.
Lorsque les touristes en ont assez de parcourir les ruelles, les églises et les musées, ils s'assoient à une terrasse de café et regardent… les touristes. L'une des occupations principales du touriste à Venise, c'est de se regarder lui-même sous mille avatars internationaux, le jeu consistant à deviner la nationalité des passants. Cela prouve que Venise n'est pas seulement une ville spectaculaire, mais « spéculaire ». Spéculaire – du latin speculum, miroir –, Venise l'est à plus d'un titre.Elle l'est parce qu'elle se reflète dans ses eaux et que ses maisons n'ont que leur propre reflet pour fondation. Elle l'est aussi par sa nature foncièrement « théâtrale » en vertu de laquelle Venise et l'image de Venise sont toujours données simultanément, inséparablement. En vérité, il y a là de quoi décourager les peintres. Comment peindre Venise qui est déjà une peinture ? Et certes, il y a eu Canaletto, mais il n'occupe pas la première place parmi les peintres italiens, tant s'en faut ! En revanche il ne doit pas y avoir de lieu au monde où l'on fait une pareille consommation de pellicule photographique. C'est que le touriste n'est pas créateur, c'est un consommateur-né. Les images lui étant données ici à chaque pas, il fait des copies à tour de bras. Au demeurant, c'est toujours lui-même qu'il photographie, devant le pont des Soupirs, sur les marches de San Stefano, au fond d'une gondole. Les « souvenirs » du touriste vénitien sont autant d'autoportraits. » (Michel tournier,Les Météores, Gallimard).
On repère facilement le coup d'écriture dans la phrase pivot : « Cela prouve que Venise n'est pas seulement une ville spectaculaire, mais « spéculaire ». Spéculaire – du latin speculum, miroir –, Venise l'est à plus d'un titre.»
CONCLUSION
Toute artialisation passe par une prise en compte du langage.
Toute description, parce qu'elle est choix et rejet à la fois, donne autant de renseignements sur le regardeur que sur ce qu'il regarde.
Le discours scientifique descriptif devrait s'interroger sur ses composantes subjectives et artialisantes.
Le travail sur le texte littéraire permet de comprendre que même dans le discours scientifique, il faut choisir sa subjectivité.
NOTES
[i]cf.Oriol-Boyer Claudette, “Fonctionnements métatextuels de la fonction poétique : le paradigme dans le syntagme”, in Revue TEM, Texte en main, n°8/9, 1990, Ed. L’atelier du texte, Librairie de l’Université, 2 place Docteur Léon martin, 38000 Grenoble.
cf.Oriol-Boyer Claudette, “Machinations métatextuelles de la fonction poétique : l’ambiguïté”, in Revue TEM, Texte en main, n°8/9, 1990, Ed. L’atelier du texte, Librairie de l’Université, 2 place Docteur Léon martin, 38000 Grenoble.
[ii]cf. Oriol-Boyer Claudette, dans "Ecrire en atelier "(1), in revue TEM, Texte en main n°1, Editions L'Atelier du texte, Grenoble 1983..