Le clou des fêtes religieuses : le chant et la danse

Le chant
Dans les années soixante-dix, Roberto De Simone a passé des années à recueillir des chants religieux, en sillonnant la Campanie rurale et citadine en long en large, de village en village, de fête en fête, son magnétophone à la main. Il en a ensuite transcrit les paroles, puis les a passées au crible pour en dévoiler le sens profond. Ce chercheur infatigable a accompli une œuvre colossale. La Campanie lui doit un patrimoine inestimable qui sans lui aurait été balayé, peut-être à jamais, par la société mondialisée qui arrache chaque jour un peu plus ses propres racines. Le travail de cet homme est d’autant plus admirable que le sens exact des chants est devenu obscur pour les chanteurs mêmes qui improvisent à chaque occasion et qui, souvent, ne se souviennent même plus de ce qu’ils ont chanté. Pourtant il ressort de l’analyse attentive du Maestro - c’est ainsi qu’on appelle R. De Simone à Naples - que les auteurs suivent un modèle ritualisé, un modèle où l’on retrouve les mêmes symboles, les mêmes références aux croyances millénaires, les mêmes syncrétismes que je viens d’évoquer. 
Je résume succinctement et en grandes lignes ce que révèlent les recherches de R. De Simone.
La référence féminine est récurrente, ce qui s'oppose totalement au catholicisme : là un Pape avec des frères, ici une Mère avec des sœurs.
La sexualité en tant que source de vie a un rôle primordial, si bien que les mots « nennillu mio » (mon petit) ou « nennella mia » (ma petite) ont une consonance sexuelle explicite, à savoir le chanteur ou la chanteuse s’adressent à leur propre sexe.
Tout peut se retourner, le bas devient le haut, le blanc le noir, l’homme peut chanter comme une femme, une femme comme un homme. Les termes choisis sont toujours deux opposés qui tendent à s'unir, comme le soleil et la lune, Saint Michel et le diable, la sœur noire et laide qui est la plus belle.
La laideur et la beauté, le blanc et le noir, le bien et le mal, la vie et la mort, l'homme ou la femme, la lune et le soleil font partie d'une seule réalité. Dans une telle culture, contrairement aux sciences positivistes, la réalité est considérée dans sa totalité sans en exclure le « négatif ».
Ces chants s’adressent tous à la « Figliola » (ils s’appellent « canti a figliole »). La Figliola est vierge, mère, sœur, épouse. Elle est terre, arbre, parc, jardin, rose, fontaine, puits, montagne, château, palais, maison, église. Elle est Soleil et Lune, elle est bateau, fleuve, mer où se perdre, où se noyer ! Comme la sirène. Elle est grotte, elle est la caverne où l'on est né et où l'on voudrait toujours retourner. Le chant n’est jamais choral.
 
Canto ‘a figliola
tammurriata (spectacle)
tammurriata
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A la campagne, là où la tradition du conte oral était bien vivante jusqu’à il y a une vingtaine d’année (et elle n’a sans doute pas encore totalement disparu), Roberto De Simone a mené une enquête sur l’origine des chants rituels dans différents endroits de la Campanie. Les réponses des conteurs interrogés sont pour le moins inattendues, étant donné le faible niveau d’instruction des personnes questionnées qui, connaissant très peu l’italien, ne s’expriment qu’en napolitain. En effet, la mythologie, les faits historiques et évangéliques, auxquels font référence leurs récits foisonnants de détails précis, ne sont familiers qu’à une minorité érudite. D’après ces détenteurs de la tradition orale, les auteurs originels des chants sont : Cupidon[1] (composante érotique), Virgile[2] (composante magique), Aniel[3], (personnage lié au mythe d’Orphée, qui a le pouvoir de communiquer avec les morts), la Sibylle[4] (caractère prophétique des chants).
Voici les quatre versions (traduites presque littéralement pour en conserver l’authenticité) :
Cupindo (déformation de Cupido, Cupidon) est l’auteur des chansons. C’était un poète qui chantait il y a des siècles et des siècles. Celui qui connaît l'histoire de toutes les chansons est excommunié. Il y a longtemps, il existait un livre avec tous les chants. Mais on les a appris presque tous en les écoutant chanter par d'autres. Cupindo était napolitain, et c'était un mauvais sujet. Il en a fait pleurer plus d'une sur les terrasses et dans les cours des immeubles! Alors, maintenant, à cause de ses chansons et de ses débauches, il est en enfer corps et âme. C'était un voyou qui faisait scandale. »
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C'est Verginio (Virgilio, Virgile) l'auteur des chansons. Il vivait sur la montagne de Montevergine. Il composait des chansons que lui dictait une tête de mort qu'il avait toujours près de lui : Virgile était un poète magicien. Cette tête de mort prédisait le futur. C'était le crâne d'une vieille femme qui lui avait bien recommandé de ne jamais partir sur la mer. Mais Verginio, tombé amoureux d'une Sicilienne, est parti sur un bateau et il est mort en chantant sa dernière chanson qu'on chante encore. Cette chanson et les autres sont dans un livre qui est tombé au fond de la mer. Mais certains les ont écoutées en collant un coquillage à leur oreille et ils ont pu les apprendre aux autres.
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L'auteur des chansons, c'est Anielllo (Aniel), un berger qui se désespérait parce que son amoureuse avait disparu. Elle avait été emmenée au fond de la mer où Mère Sirène la gardait prisonnière enchaînée par sept chaînes. Alors, le berger allait au bord de la mer avec ses moutons et inventait des chansons tellement belles que Mère Sirène tombait sous le charme et s'endormait. Ainsi, la belle prisonnière pouvait sortir un moment de la mer avec ses chaînes pour parler avec Aniello.
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C'est Sepilla (Sibilla, Sibylle), qui avait le livre des chansons. Sepilla était la plus belle femme du monde, et la plus vierge des vierges. Elle possédait le livre où étaient écrites toutes les choses du passé et de l’avenir. Elle pouvait donc tout prédire. Un jour elle avait même prédit la naissance du Christ, mais elle croyait que ce serait elle la vierge qui devait l'enfanter. Alors une nuit, lorsqu’elle entendit les anges qui annonçaient la naissance du Rédempteur, elle se rendit à Bethléem où elle vit la Vierge Marie avec L'Enfant dans ses bras. La Madone lui tendit la main, et quand Sepilla la belle fut touchée par la vraie Vierge, elle devint vieille et laide. Parce qu’elle avait commis un péché d’orgueil, le livre lui fut enlevé ; elle fut condamnée à ne jamais mourir et à toujours réciter par cœur les chansons du livre. Et cela jusqu'à la fin du monde. Mais, après avoir expié sa peine, elle redeviendra jeune et belle comme avant.
 
La danse
La danse rituelle a pour but d’exorciser les peurs et les angoisses, de rendre beau ce qui est laid, même la mort. Elle ne représente jamais le quotidien, mais tout ce qui s’en éloigne.
Les danses rituelles les plus répandues en Campanie sont la tammurriata et la tarentelle, même si parfois elles tendent à se confondre. La tammurriata a des scansions binaires, tandis que la tarentelle, au rythme plus soutenu, présente des figures rythmiques ternaires, ou binaires alternées avec les ternaires.
La tammurriata se danse, en règle générale, en couples indépendants qui peuvent être formés par un homme et une femme, par deux hommes ou par deux femmes.

Tammurriata (à noter les chaussures à gauche)
 
La tarentelle, elle, est dansée soit par une seule personne soit par un groupe en ronde. Dans certaines provinces de la Campanie (Avellino, par ex.) et, surtout à Naples, la tarentelle remplace la tammurriata et on voit donc des couples également.
Les variantes sont nombreuses et, souvent, elles dépendent du territoire et de la spécificité de la fête que l’on célèbre. Dans l’île d’Ischia, par exemple, on danse une variante de la tarentelle appelée ’ndrezzata, dont la connotation est typiquement guerrière.
Généralement, lorsque le couple est formé par un homme et une femme, celle-ci est âgée (représente la mère) et son partenaire est jeune. Si le couple est jeune, la danse prend une tournure érotique presque aussi violente qu’un combat et elle rappelle les rites orgiaques. On notera également le lien avec le mythe du soulier : les deux danseurs simulent la rencontre, l’homme courtise la femme, celle-ci fuit en courant et se débarrasse de ses chaussures pour terminer la danse pieds-nus.
A la Saint Jean, on se baignait de nuit et on dansait nu jusqu’aux aurores. Ces rites, après l’interdiction par les vice-rois espagnols (XVI e s.), se sont déroulés dans des lieux tenus secrets, et ceci jusqu’à l’après-guerre.
La tarentelle en ronde, elle, a un sens magique. Dansée par une seule personne, elle a un but thérapeutique contre les piqûres d’insectes dangereux dont la tarentule. On croyait qu’en s’agitant jusqu’à l’épuisement, on faisait sortir le mal. Le danseur ou la danseuse a les mouvements chancelants d’un possédé qu’on appelle « tarantato », piqué par la tarentule.
Dans le passé, les victimes des maladies estivales provoquées par les insectes, qu’on appelait malades de la possession estivale, étaient suspendues aux arbres et se balançaient au son de la musique et des chants, ce qui paraissait les soulager. Cette pratique mi-religieuse, mi-thérapeutique devait sans doute dériver d’un rituel célébré dans l’antiquité pour conjurer les épidémies estivales qui provoquaient des symptômes associés à la possession. Ce rite consistait à suspendre aux branches des arbres les symboles de la possession en les faisant osciller. Car, de l’arbre, expression de la Terre, surgit la puissance des esprits malins. Alors, en le suspendant à l’arbre, le mal va retourner dans la terre, à sa racine, soit là d’où il est parti.
 
 
A g., Arbre magique avec figures humaines suspensues aux branches. A noter la sirène à g.
A d., exorcisme par la danse et la musique. A noter l’insecte suspendu à l’arbre.
 

Dans plusieurs quartiers de Naples, des rues ou des églises rappellent les noms d’arbres magiques qui devaient faire l’objet de ces exorcismes. Près de l’église de San Gennariello dell’olmo (Saint Janvier de l’orme), dans une petite chapelle dédiée à Sainte Marie Stella Maris, on lit sur une pierre commémorative qu’en 1519, un certain Giovanni Mormando fait restaurer la dite chapelle en interdisant les chants et les danses.
La présence de Virgile ne pouvait pas manquer dans de telles pratiques rituelles. Ainsi, le mythe veut que ce soit lui qui suspend à un arbre, avec une chaînette, une cigale en cuivre qu’il forge lui-même. Il s’agît là d’éloigner de Naples toutes les cigales, considérées comme nuisibles. Ces insectes sont, en effet, porteurs de l’été et donc des maladies estivales.
 
tarentelle traditionnelle
Les instruments qui accompagnent ces chants et ces danses sont toujours les mêmes, parmi eux certains sont typiques de l’Italie du Sud (photos).
 
a. b.  c.  d.
e.  f.  g.
h.  i.
 
a) Putipù, Boite cyndrique en fer-blanc, recouverte d’une peau de chèvre et au centre une canne.
b) Triccaballacche
c) petit tambourin et grand tambourin dit tammorra
d) castagnette Ces trois instruments c – d) sont joués de la main gauche par les femmes et de la droite par les hommes, selon un principe quasi universel qui attribue la gauche à la femme et la droite aux hommes. Ces derniers jouent parfois de la main droite aussi pour symboliser l’androgynie
e) Musette napolitaine
f) sorte de fifre dit « ciaramella » La musette et le fifre se jouent toujours ensemble.
g) Guimbarde
h)flûte double
i) flûte droite dite sisco
 
  
A g., Musiciens ambulants jouant des castagnettes, tambourins et flûte double. Mosaïque I-II s. de la Villa di Cicéron à Pompéi. (Musée Archeologique de Naples)
A d., Danse dionysiaque. Relief du Ier s. d’Herculanum (Musée Archeologique de Naples)

[1] Version recueillie à Naples en 1916 par L. Molinaro del Chiaro cité par R. De Simone.
[2]
Lieu : Villa di Briano, près de Caserte.
[3]
Lieu : Boscoreale, près de Pompéi
[4]
Lieu : Amalfi et Pouzzoles