Les principaux cultes païens dans la Campanie préchrétienne
 
Préambule
En Campanie, une région dont la structure sociale primitive était sans doute fondée sur le matriarcat, les déesses l’emportent largement sur les dieux. L’immense majorité des temples est dédié à Héra, à Déméter/Cérès, à Perséphone/Proserpine/Korè, à Cybèle, à Méphitis, à la Mater Matute, à la sirène Parthénope, à Isis... Les premières grandes fêtes populaires napolitaines sont d’ailleurs consacrées à Déméter. Cette particularité transparaît assez clairement des chants et des danses rituels encore bien vivants aujourd’hui. Ce sont aussi toujours des femmes, les protagonistes des cérémonies religieuses les plus populaires et les plus anciennes.
En Campanie, l’identité mystique des femmes était si forte que les prêtresses chargées de célébrer les mystères dans le temple de Cérès à Rome devaient être originaires de cette région. Aucune autre nationalité n’était admise.
A l’aube de l’ère chrétienne, ce mysticisme puissant amène un grand nombre de prêtresses à quitter les temples pour s’installer dans des monastères où elles importent les cultes païens en les intégrant dans la nouvelle religion.
Autre particularité de cette région est que la virginité est une valeur cultuelle incontournable chez les divinités vénérées, ce qui semble en apparence s’opposer au caractère « fécond » des déesses ci-dessus nommées, lesquelles incarnent pour la plupart la Grande Mère. Mais l’ambivalence est une constante chez de nombreux peuples, les Campaniens en tête. Les pères de l’Eglise n’ignoraient pas ce penchant bien ancré chez ce peuple pour les déesses mères et vierges, d’où l’instauration – assez tardive d’ailleurs -du culte de Marie qui, tout en étant vierge, donne la vie à l’enfant Jésus.
Les divinités solaires, elles, sont tout aussi omniprésentes dans la religiosité locale, mais le Soleil/Apollon prophétise par le biais de vieilles femmes, les Sibylles qui sont rigoureusement vierges.
Les couleurs de la ville de Naples sont le jaune et le rouge : le soleil et la lune rouge de septembre, mois qui correspond à la constellation de la vierge
 
La Sirène
La métahistoire de ce mythe virginal remonte à fondation de Naples.

              Le corps sans vie de la sirène Parthénope (du grec parthénos, la Vierge) échoue, d’après la légende, près de l’île de Megaride (où se trouve le Château de l’œuf). Parthénope et les deux autres sirènes s’étaient, en effet, jetées à l’eau après l’échec déshonorant que leur avait infligé Ulysse. C’est en ce lieu qu’au VIIIe s. av. J. C. les Rhodiens – déjà installés à Cumes - fondent une cité à laquelle ils donnent le nom de Parthénope. Le culte de la sirène devient prédominant au point qu’à Naples on lui consacre des jeux gymniques. Un cas unique dans le monde grec où l’on n’en trouve aucune trace, même à Rhodes.


Parthénope sous l’apparence d’une poule. Estampe du XVIIe s.
 
La mort de la sirène à laquelle est liée l’existence même de la cité, marque profondément la culture Napolitaine, où la mort n’est entourée d’aucun tabou, elle devient même une partie intégrante de la vie et une constante dans les rites religieux.
En effet, Perséphone envoie les sirènes sur terre pour ensorceler les passants, avant qu’elles ne les lui amènent dans les Enfers. Non seulement les marins donc, mais tous ceux qui sont sur le point de franchir le dernier pas. Les sirènes chantent : «  arrête ton navire pour écouter notre voix, personne n’est encore passé par ici avec son bateau noir, sans avoir écouté notre chant qui coule de nos lèvres comme le miel[1]… et nous savons tout ce qui se passe et dans chaque coin de cette terre… ». Ce chant contient des éléments clef de la religiosité campanienne, l’amour, la mort et la prophétie.

Les trois sirènes (ph. R. De Simone)
 
Il convient ici de rappeler que la représentation de la sirène sous l’apparence d’une femme poisson date de l’époque médiévale. Dans la mythologie grecque, les sirènes avaient un corps d’oiseau, or l’oiseau est étroitement lié à la prophétie. Cette vierge mi-femme mi-oiseau vit sur les rochers, près de la mer. Elle vit donc entre ciel, terre et mer et symboliquement elle renferme en elle ces trois éléments.
Certains auteurs ont avancé l’hypothèse que les prêtresses qui vaticinent au nom des sirènes s’exprimaient en chantant. Prêtresse ou sirène, Parthénope enchante en chantant, d’où l’essentialité du chant et de la musique dans les rites religieux anciens et modernes (voir plus bas). Au fil des siècles, le quotidien même des Napolitains a été envahi par le chant et la musique, d’où leur renommée de peuple musicien par excellence.

Les Îles des sirènes situées près de Sorrente dans le golfe de Salerne
 
Cybèle et Déméter/Cérès
Cybèle est une des divinités les plus proches du tempérament parthénopéen. Les rites sont fastueux, voire théâtraux : danses frénétiques, chants et pluie de fleurs. Dans le Naples grec, ces fêtes jouissent d’une grande popularité. Lors des cérémonies mystiques, on y célèbre un baptême avec le sang d’un taureau sacrifié, ce qui est également une caractéristique des mystères Mithriaques.
 

Cybèle (Ier s. av. JC - Formia)
 
Le poète napolitain Stace (Ier s.) parle du culte de Déméter et des mystères d’Eleusis au cours desquels les initiés courent en agitant des flambeaux. Ces rites, relate Stace, célèbrent des moments clé du mythe de cette déesse, lequel raconte le rapt de Perséphone par le dieu des Enfers, Hadès. Déméter, désespérée, cherche sa fille sans désemparer. Elle aboutit à Eleusis où Triptolème lui donne le premier grain de blé, ce qui révélera aux hommes la pratique de l’agriculture. Jupiter intervient enfin en faveur de Déméter pour lui rendre Perséphone, mais la jeune fille a déjà mangé la grenade sacrée qui la lie indissolublement au royaume de l’au-delà. Finalement, Déméter obtiendra d’Hadès que sa fille passe six mois de l’année avec elle, du printemps à l’automne. C’est donc en avril que l’on fêtera le réveil de la nature et la réapparition de Perséphone et, en septembre, que l'on célébrera son départ et la fin temporaire de l’activité de la Terre.

Déméter et Perséphone (Coré) remettant à Triptolème les grains pour apprendre l'agriculture à l'humanité, relief votif ou cultuel d'Éleusis, v. 440 av. J.-C. (Musée national archéologique d'Athènes)

 

Isis
A mesure que le paganisme décline, le culte de Déméter est assimilé par syncrétisme à celui d’Isis, religion à mystères qui contient tout ce que les nouvelles religions venues d’Orient ont de séduisant : la passion et la résurrection d’Osiris, la promesse d’une vie dans l’au-delà pour les justes.
Le succès d’Isis s’explique d’autant plus qu’à Naples, la diaspora égyptienne est considérable, notamment à la suite de l’assassinat d’Archimède et d’Hypatie d’Alexandrie. Isis est considérée comme un principe féminin universel. Plutarque en parle en ces termes : « sa robe est de couleurs très variées pour symboliser son pouvoir sur la matière…[c’est une divinité] pouvant devenir lumière et ombre, jour et nuit, eau et feu, vie et mort, début et fin. »
Les rites d’initiation se déroulent dans des boyaux souterrains, aussi obscurs et tortueux que les itinéraires de l’au-delà qui mènent à la mort, avant la résurrection qui prélude à une vie nouvelle.
Parmi les épreuves que l’initié devait affronter une semaine durant, il y a la maîtrise des instincts : les hommes doivent résister à la tentation incarnée par une très belle jeune fille en petite tenue.

Isis tenant la clé de la vie (Pompéi Ier s. – Musée archéologique de Naples)
 

Apollon et les Sibylles
À Naples, Apollon est adoré sous le nom de Hébon, un éphèbe au sexe non encore définissable, comme le soleil printanier qui, lui, correspond à la constellation du taureau. Ce taureau qui représente Apollon sur les monnaies napolitaines les plus anciennes. Ce taureau qui est un trait d’union entre Apollon/Hébon, Cybèle et Mithra.
 

   

A g. : monnaies grecques et romaines représentant Apollon et Diane (en haut) et le Taureau/Hébon. A d. : Apollon citharède (R. De Simone)
 
 

Les mythes et les symboles sont comme les fils d’une tapisserie multicolore : ils s’entrelacent pour former des motifs différents, mais ils restent identifiables par leur couleur. Ainsi Hébon, sous son aspect anthropomorphe porte une colombe sur son épaule, la colombe étant un oiseau, on voit se dessiner la figure de la sirène et de la divination, divination qui s’opère par la voix des Sibylles, les prêtresses vierges, vierges comme Virgile et la sirène...
Les Sibylles dont la littérature parle sont neuf[2]. Mais c’est la Sibylle cumée[3], la voyante errante, qui est l’auteur des livres sibyllins conservés dans le Capitole à Rome[4].
 
   
De gauche à droite : La Sibylle cumée ; la grotte de la Sibylle Cumée (VIe s. Av. J. C.) telle qu’on la voit aujourd’hui; le Lac d’Averne situé tout près de Cume.
 
Ces prophétesses dont la popularité s’estompe à l’époque d’Auguste, reviennent en force grâce à Virgile dont les vers de la IVe églogue vont les ceindre d’une auréole de sainteté, en leur ouvrant les portes du Christianisme (voir Chapelle Sixtine). La nouvelle religion, centrée plutôt sur une figure masculine, et donc opposée à la forte empreinte matriarcale de la religiosité campanienne, saura détourner les prophéties sibyllines à son avantage. Celles-ci, en effet, sont typiquement féminines : elles prédisent la fin du monde suite à laquelle la société matriarcale originelle sera rétablie grâce à une Vierge mère qui mettra au monde un enfant sauveur de l’humanité. Les Sibylles s’inscrivent dans le cadre d’un grand mythe très répandu dans les campagnes où vivent les oppressés qui aspirent au retour d’un monde sans guerres, et par conséquent, dirigé par une femme. La virginité même des Sibylles s’entend comme un refus des hommes, guerriers par nature, qui apportent la destruction et la mort.
 Les vaticinations sibyllines ont le caractère délirant de la transe, de la possession, un état atteint parfois au moyen d’hallucinogènes, en mâchant des feuilles de laurier, par exemple, ce laurier sacré porteur d’une kyrielle de symboles (voir plus haut).
A l’origine, les oracles dictés par l’état de transe ou par les rêves, deux conditions qui permettaient d’entrer en contact avec les défunts, étaient liés au culte de la Grande Mère. Plus tard, les prêtres d’Apollon s’approprient ce culte en détrônant la déesse et, par la même occasion, la religion matriarcale. Il n’en reste pas moins que dans la pratique, les rites et les prophéties conservent leur caractère originel.
Les Sibylles opéraient dans des grottes, dans des lieux volcaniques aux exhalaisons méphitiques, près des sources ou sur des montagnes. C’est dans ces mêmes lieux que l’on retrouve les temples de la Grande Mère, le nom de Virgile et les monastères dédiés à la Madone.
 
Mithra
Ce culte indo-iranien est importé par les militaires à la fin du IIIe s. Son succès est immédiat à l’instar des autres religions orientales.
Son analogie avec le Christianisme est flagrante : on se signe le front, on baptise l’initié, on participe à un banquet rituel semblable à l’eucharistie, on promet une vie après la mort, on prône la probité, on condamne les transgresseurs ... Le dieu meurt et ressuscite (mystère salvifique). Après la fin du monde, (millénarisme), Mithra redescendu sur terre, fera boire aux justes une boisson qui les rendra immortels, alors que les pécheurs seront consumés par un feu éternel. Les initiés doivent se purifier en jeunant et en surmontant des épreuves de courage.
La cérémonie, à l’instar des autres célébrations inhérentes aux mystères, est d’un grand dramatisme. Et aujourd’hui encore, en Campanie, les fêtes chrétiennes, contrairement à ce qu’on peut croire, ne sont pas des pures manifestations de réjouissance populaire, elles sont toujours teintées de dramatisme.
Mithra est fêté le 25 décembre, le jour où le soleil « ressuscite » après avoir été dans les ténèbres (les jours commencent à s’allonger).
A Naples, cependant, ville matriarcale par excellence, cette religion présente une grosse faille : l’exclusion des femmes. Mais les Napolitains vont se débrouiller pour assimiler Mithra à Apollon qui, lui, s’exprime par la voix des Sibylles.
A ce jour, il reste à Naples les traces de plusieurs temples mithriaques, dont un se trouvait dans la grotte près du tombeau de Virgile et un autre près de la Cathédrale de Saint Janvier, le Saint Patron de Naples dont le sang se liquéfie. La Cathédrale de Saint Janvier est elle-même bâtie sur les ruines du temple d’Hébon/Apollon dont le symbole est, je l’ai dit, le taureau. Saint Janvier, Hébon, le taureau, le sang. Et c’est avec le sang du taureau qu’on baptise les initiés aux mystères de Mithra.
 
Relief de Mithra(III- IV s.), jadis dans la Crypta Neapolitana (ou grotte de Virgile). Musée Archéologique de Naples.
 

[1] A noter le « chant qui coule comme le miel » dans le passage consacré à Virgile, j’ai fait remarquer que le miel est lié à la prophétie.
[2] Les neuf Sibylles sont : la Cumée, la Libyenne, l’Erythréenne, la Phrygienne, la Tiburtine, l’Hellespontique, la Persique, la Delphique, la Samienne

[3] Cumes est située à 12 km à l’ouest de Naples. On y visite toujours la grotte de la Sybille qui date du VI s. av. J. C. Le Lac d’Averne où Virgile situe le Royaume des morts, se trouve tout près de Cumes.

[4] Ces livres, vendus d’après la légende par la Sibylle même au roi Tarquin, furent détruits par un incendie en 83 av. J. C. Conscient du pouvoir que conféraient ces livres à celui qui les interprétait, Octave Auguste envoya des prêtres auprès des différentes Sibylles pour les réécrire. Ce qui fut fait en adaptant ces écrits aux souhaits de l’empereur.